Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 312
Miss Howe, à Miss Clarisse Harlove.
mardi, 25 juillet.
Vos deux lettres, les plus touchantes que vous m’ayez jamais écrites, m’ont été remises (comme j’en avais laissé l’ordre pour tout ce qui viendrait de vous) dans une terre voisine de la nôtre, où j’étais en visite avec ma mère. Je n’ai pas eu la force d’en suspendre la lecture. Elles m’ont fait verser plus de larmes que je n’ai dessein de vous l’avouer, quoique je me sois efforcée de sécher mes yeux, pour déguiser, autant qu’il m’était possible, l’excès de ma douleur à ma mère, et à d’autres personnes qui devaient revenir avec nous. Comment puis-je soutenir l’idée de perdre une amie si chère ? Je ne veux pas même le supposer. Non, non, je ne le puis. Une ame telle que la vôtre n’a pas été revêtue d’une forme humaine, pour nous être si-tôt arrachée. Il vous reste beaucoup de bien à faire, pour l’avantage de tous ceux qui ont le bonheur de vous connaître. Dans votre lettre de jeudi dernier, vous me faites l’énumération de plusieurs points, sur lesquels vous croyez votre situation déjà meilleure : faites-moi voir, par des effets, que ce calcul est sérieux, et que vous avez réellement le courage de vous mettre au-dessus d’une disgrâce dont vous n’avez pu vous garantir. Je me fierai alors de votre parfaite guérison à la providence et à mes humbles prières ; et je me réjouirai au fond du cœur, de l’espérance que j’emporterai dans notre petit voyage, de vous trouver assez rétablie à mon retour, pour avoir déjà pris le petit logement que M Hickman est chargé de vous offrir.
Vous me grondez des libertés auxquelles je m’emporte quelquefois contre votre famille. Je suis vive, je le sais, et quelquefois trop vive : mais la chaleur en amitié ne sera jamais un crime ; sur-tout lorsqu’il est question d’une incomparable amie qui languit dans une injuste oppression, et qui souffre des maux qu’elle n’a pas mérités. Je n’ai aucune notion de la froideur en amitié, soit qu’on l’appelle prudence, ou qu’on veuille l’honorer d’un plus beau nom. Vous pouvez excuser vos parens ; c’est un service que vous leur avez toujours rendu : mais les autres, ma chère, doivent avoir la liberté d’en porter le jugement qui leur plaît. Je ne suis point leur fille, ni la soeur de James et d’Arabelle. Grâces au ciel, c’est ce que je ne suis point. Mais, si vous êtes fâchée des libertés auxquelles je me suis échappée depuis si long-temps, je crains que vos plaintes ne fussent beaucoup plus vives, si vous saviez ce qui s’est passé dans une entreprise que j’ai tentée depuis peu, pour vous procurer l’absolution que vous avez tant à cœur, c’est-à-dire, la rétractation du téméraire vœu de votre père. Ils ne sont pas en reste avec moi. Mais il ne faut pas que vous soyez informée de tout. Je veux me persuader, néanmoins, que tous ces esprits intraitables, sans en excepter ma mère, ont toujours été des enfans soumis, dociles, respectueux pour ceux auxquels ils doivent le jour. Encore une fois, pardon. J’ai poussé la chaleur assez loin : mais je n’ai pas d’autre exemple que le vôtre, pour m’inspirer le goût de la vertu opposée ; et les traitemens que vous avez reçus ne sont pas propres à me donner la force de l’imiter.
Vous me laissez le soin de déclarer votre refus à la noble famille dont la seule tache est d’avoir produit un homme si vil. Mais, hélas ! Ma chère, les conséquences de ce refus me causent tant d’alarmes !… je ne sais que vous dire ; cependant, permettez que je suspende ce refus jusqu’au retour de M Hickman. Les instances de milord et des dames font tant d’honneur à votre vertu ; ils ont pour vous une si juste admiration ; vous devez avoir triomphé si noblement de votre monstre ; il est lui-même si pressant ; le public a pénétré si loin dans cette malheureuse affaire ; vous pouvez faire encore tant de bien ; votre volonté s’est conservée si pure ; vos parens sont si implacables… ! Pensez-y, ma chère, et repensez-y. Ma mère, Miss Loyd, Miss Bidulphe, tous ceux, en un mot, que vous avez crus dignes d’une confiance distinguée, s’accordent à penser que vous devez prendre le parti du mariage. Vous m’expliquerez le fond de votre coeur par la bouche de M Hickman ; et, lorsqu’il m’aura communiqué votre résolution absolue, je vous ouvrirai le mien. En attendant, puisse-t-il m’apporter des nouvelles de votre santé, telles que je les désire, et que je les demande au ciel avec l’ardeur et l’inquiétude d’une inviolable amitié !