Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 311

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 449-452).


M Belford, au même.

jeudi, 27 de juillet.

Je me suis rendu ce matin, à l’heure du déjeûné, dans l’appartement de Miss Harlove, où j’ai trouvé M Hickman avec elle. Quoiqu’il eût dans les yeux et sur le visage quelques marques d’embarras et de contrainte, il m’a reçu avec plus de considération qu’hier ; ce que j’ai cru devoir attribuer au favorable témoignage qu’on lui avait rendu de moi. Il a peu parlé ; mais je suppose qu’ils avoient eu le temps de s’expliquer hier au soir, et ce matin, avant mon arrivée. Quelques mots échappés m’ont fait juger que Miss Howe, dans sa lettre, a représenté vivement à son amie les désirs de votre famille, votre propre impatience, et l’opinion où elle est elle-même que l’unique voie qui lui reste pour réparer sa disgrâce est d’accepter votre main. M Hickman, autant que j’ai pu le recueillir, l’a pressée, au nom de Miss Howe, de se retirer, pendant son absence, dans une ferme voisine de sa maison, où l’ordre est déjà donné de lui préparer un logement commode. Elle a demandé combien le voyage devait durer ; et, paroissant charmée qu’on ne se propose pas d’y employer plus de quinze jours, elle a répondu que peut-être accepterait-elle l’offre de son amie avant son retour. Il lui a présenté une somme d’argent de la même part ; mais rien n’a pu l’engager à la prendre. Il n’est pas surprenant qu’elle ait refusé mes offres. Elle a dit seulement que, si sa situation la réduisait à la nécessité d’emprunter, elle n’aurait jamais cette espèce d’obligation qu’à Miss Howe. En la quittant, je suis entré avec M Hickman dans un café voisin. Il m’a fait le récit de votre entrevue ; et je vous assure qu’il me l’a représentée plus favorablement pour vous, que vous ne l’avez fait vous-même. Cependant il m’a dit fort librement ce qu’il pensait de vous ; mais avec la politesse d’un galant homme. Il ne m’a pas déguisé la ferme résolution où il a trouvé Miss Harlove de ne jamais être à vous. Il devait la revoir à midi pour se charger de sa réponse à Miss Howe, qui était presque finie dès le matin ; et, n’attendant que ses ordres, il se propose de partir à trois heures. Madame Howe et sa fille, qu’il doit accompagner dans leur voyage, comptent de se mettre en chemin pour l’ île de Wight, lundi prochain. Il s’efforcera, dit-il, de donner la meilleure couleur qu’il lui sera possible à la situation de Miss Harlove ; sans quoi, leur éloignement serait pour elles un supplice insupportable. Comme je l’ai trouvé dans la résolution de donner un tour favorable à ce qu’il a vu, et que Miss Harlove a refusé l’argent qu’il étoit chargé de lui offrir, je ne lui ai point appris qu’elle ait commencé à se défaire de ses robes ; il m’a paru que cette nouvelle n’était propre qu’à chagriner inutilement son amie. C’est une circonstance si choquante et si odieuse, qu’une jeune personne de son rang et de sa fortune soit réduite à cette nécessité, que je n’y puis penser moi-même sans impatience ; et je ne connais qu’un homme au monde qui le puisse. Ce M Hickman a quelque chose d’un peu trop manièré dans l’air et dans le langage ; mais il m’a paru d’ailleurs fort sensé, fort aimable, et je ne trouve pas qu’il mérite le ton dont vous le traitez, ni le portrait que vous faites de lui. Tu es réellement un étrange mortel. Parce que tu renfermes, dans la figure, dans les manières et dans l’esprit, plus d’avantages que je n’en ai jamais vu rassembler, avec un visage qui en imposerait à l’enfer même, tu ne trouves aucun autre homme qui te paroisse supportable. C’est sur un principe si modeste que tu ris de quelques-uns d’entre nous, qui, n’ayant pas ta confiance pour leur dehors, emploient le secours d’un tailleur et d’un perruquier pour cacher leurs défauts, et que tu nous reproches de ne faire qu’annoncer, par l’enseigne de notre parure, ce que nous portons dans le magasin de notre ame. Tu crois nous humilier beaucoup. Mais, je te prie, Lovelace, dis-moi, si tu le peux, quelle sorte d’enseigne tu choisirais, si tu étais obligé d’en prendre une qui servît à nous donner une idée claire des richesses de ton ame. M Hickman m’a dit que Miss Howe consentait, depuis quelques semaines, à le rendre heureux, et que tous les articles sont même signés ; mais qu’elle est déterminée à différer son mariage aussi long-temps que sa chère amie sera dans l’infortune. N’est-ce pas un charmant exemple de la force de l’amitié dans les femmes ; quoique toi, moi, et tous nos associés, nous l’ayons souvent tournée en ridicule, comme une chimère du premier ordre, entre des femmes du même âge, du même rang, et d’égales perfections ? Mais, de bonne foi, Lovelace, je vois de plus en plus qu’avec notre arrogance et notre vanité, il n’y a pas d’ames plus étroites que celles des libertins. Je veux t’expliquer comment ce malheur nous arrive. Notre premier goût pour le libertinage nous rend généralement sourds à toutes sortes d’instructions. Ainsi, nous ne pouvons jamais être que des demi-savans dans les connaissances auxquelles on nous applique ; et, parce que nous ne voulons rien apprendre de plus, nous nous croyons au sommet du savoir. Cependant, avec une vanité sans bornes, une imagination mal réglée, et très-peu de jugement, nous commençons bientôt à faire les beaux-esprits. De-là, nous passons à croire que nous avons toutes les lumières en partage, et à mépriser ceux qui sont plus sérieux que nous, et qui apportent plus de travail à s’instruire, comme des personnages flegmatiques ou stupides, qui ne connaissent pas les plaisirs les plus piquans de la vie. Cette opinion de nous-mêmes ne manque pas de nous rendre insupportables aux personnes qui joignent quelque mérite à la modestie, et nous oblige de nous resserrer dans les sociétés de notre espèce. Nous perdons ainsi toute occasion de voir ou d’entendre ceux qui auraient le pouvoir et la volonté de nous faire connaître ce que nous sommes ; et, concluant que nous sommes en effet les plus jolis hommes du monde, les seuls qui méritent le nom de gens d’esprit, nous regardons avec dédain ceux qui ne prennent pas les mêmes libertés, et nous nous imaginons que le monde n’est fait que pour nous. à l’égard des connaissances utiles, comme nous ne nous arrêtons qu’à des surfaces, tandis que les autres se donnent la peine d’approfondir, nous sommes méprisés avec raison de toutes les personnes sensées, qui ont de véritables notions de l’honneur, et qui possèdent des talens distingués. Ainsi, fermant les yeux sur notre misère, tous nos mouvemens sont en rond, comme ceux d’un cheval aveugle, auquel on fait tourner la roue d’un moulin ; et nous roulons dans un cercle fort étroit, lorsque nous croyons ranger le monde entier sous nos loix.

Jeudi, après-midi.

Je me suis jeté dans le chemin de Monsieur Hickman, lorsqu’il a quitté Miss Harlove, et je l’ai engagé à prendre un léger repas avec moi. Il avait été fort attendri en prenant congé d’elle ; dans la pensée, m’a-t-il dit, quoiqu’il ne lui en ait rien témoigné, qu’il la voyait peut-être pour la dernière fois. Elle l’a chargé de faire, à Miss Howe, la plus favorable peinture de sa situation que la vérité lui permettra. Il m’a raconté une circonstance fort tendre de leur séparation. Après avoir pris la liberté de l’embrasser à la porte de son cabinet, il n’a pu s’empêcher de lui demander encore une fois la même grâce à la porte de l’antichambre, jusqu’où elle voulut absolument le conduire, toujours dans l’idée qu’il ne la reverrait jamais ; et, l’ayant pressée assez fortement sur sa poitrine par un mouvement de coeur auquel il n’a pu résister, il lui a fait quelques excuses de cet excès de familiarité. Des excuses, lui a-t-elle dit ! Ah ! M Hickman, vous n’en avez pas besoin. Vous êtes mon frère, vous êtes mon ami ; et, pour vous marquer combien l’honnête-homme, qui doit être heureux avec ma chère Miss Howe, est précieux à mon cœur, vous porterez à cette fidèle amie un gage volontaire de mon affection. Elle n’a pas fait difficulté alors de lui présenter son charmant visage, et de prendre sa main, qu’elle a serrée entre les siennes. Peut-être, a-t-elle repris, l’amitié qu’elle a pour moi lui fera-t-elle accepter plus agréablement cet échange, que sa délicatesse ne le lui permettrait autrement. Dites-lui, a-t-elle ajouté, en fléchissant un genou, et levant les mains et les yeux, que vous m’avez vue dans cette posture au moment que vous m’avez quittée, demandant au ciel ses bénédictions pour elle et pour vous, et le suppliant de vous rendre long-temps heureux l’un par l’autre. Je n’ai pu retenir mes larmes, m’a dit Monsieur Hickman ; il m’est même échappé quelques sanglots, avec un serrement de coeur qui venait d’un mêlange égal de douleur et de joie. Elle s’est retirée, aussi-tôt que je lui ai donné la main pour se relever ; et je suis descendu, me reprochant de partir, n’ayant pas néanmoins la force de demeurer, et les yeux tournés du côté contraire au mouvement de mes pieds, aussi long-temps qu’ils ont pu suivre le bord de sa robe. " je suis entré dans la boutique de Smith, a continué le digne Hickman ; j’ai recommandé cette personne angélique aux soins les plus prudens de sa femme ; et, lorsque j’ai mis le pied dans la rue, je n’ai pu me défendre de jeter les yeux vers sa fenêtre. Elle y était : c’est là que je l’ai vue sans doute pour la dernière fois. Elle m’a fait un signe de sa charmante main, avec un regard, un sourire mêlé de tendresse et d’inquiétude, qu’il m’est impossible de décrire, mais qui me sera présent toute ma vie ". Dis-moi, Lovelace, dis-moi, je te prie, si cette description, toute sèche qu’elle est dans mes termes, ne te fait pas penser comme moi qu’il y a des plaisirs plus relevés, des charmes plus touchans dans le sentiment d’une pure et vive affection, que dans toutes les sensualités grossières où tu fais consister ton unique bien. Dis-moi s’il n’est pas possible, que, quelque jour du moins, tu lui donnes la préférence qu’elle mérite infiniment sans doute, et que pour moi j’espère désormais lui donner toute ma vie. Je t’abandonne à cette réflexion, qui te vient de ton véritable ami.