Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 310

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 447-449).


M Belford à M Lovelace.

mercredi, 26 de juillet.

Je ne suis à la ville que de ce matin. Mes premiers pas m’ont conduit chez Smith. Le compte qu’on m’a rendu de la santé de Miss Harlove, ne me rassure pas pour l’avenir. Je lui ai fait présenter mes respects ; elle m’a fait prier de remettre ma visite à l’après-midi. Madame Lovick m’a dit que samedi, après mon départ, elle avait pris le parti de se défaire d’une de ses plus belles robes ; et que, dans la crainte que l’argent ne vînt ou de vous ou de moi, elle avait voulu voir la personne qui s’est présentée pour l’acheter. C’est une dame à qui Madame Lovick a quelques obligations, et qui l’achète pour sa propre fille, qu’elle est prête à marier. Quoiqu’elle soit capable de profiter de l’infortune d’autrui en prenant cette robe fort au-dessous de ce qu’elle vaut, on la peint comme une fort honnête femme, qui a marqué beaucoup d’admiration pour Miss Harlove, et qui s’est même attendrie jusqu’aux larmes sur quelques circonstances qu’on lui a racontées de son histoire. C’est un démon bien odieux que celui de l’amour-propre, puisqu’il a le pouvoir d’engager jusqu’aux gens de bien dans les plus cruelles et les plus infames actions : car je mets peu de différence entre un voleur qui saisit l’occasion d’un incendie pour enlever la bourse de son voisin, et celui qui prend avantage de la misère d’un autre pour faire un profit illégitime sur les restes de son bien, lorsqu’un simple mouvement d’humanité devrait le porter à le secourir. Vers trois heures, je suis retourné chez Smith. Miss Harlove avait la plume à la main ; cependant elle a consenti à recevoir ma visite. J’ai remarqué une fâcheuse altération sur son visage. Madame Lovick, qui est entrée avec moi, en accuse son assiduité continuelle à écrire, et l’excès d’application qu’elle apporta hier à ses exercices de piété. J’ai pris la liberté de lui dire que je ne la croyais pas exempte de reproche, et que le désespoir de la santé augmentait les difficultés de la guérison. Elle m’a répondu qu’elle était également éloignée du désespoir et de l’espérance. Ensuite, s’approchant de son miroir : mon visage, a-t-elle dit, est une honnête peinture de mon cœur. L’ame est prête à suivre, aussi-tôt que le corps aura fini ses fonctions. L’écriture, a-t-elle continué, est mon seul amusement ; et j’ai plusieurs sujets qui me paroissent indispensables. à l’égard du matin que j’y emploie, je n’ai jamais aimé à le donner au sommeil ; mais à présent j’en ai moins le pouvoir que jamais. Il a fait divorce avec moi depuis long-temps ; et je ne puis faire ma paix avec lui, quoique j’aie fait quelquefois les avances. Elle est passée alors dans son cabinet, d’où elle est revenue avec un paquet de papiers, fermé de trois sceaux. Ayez la bonté, m’a-t-elle dit, de remettre ces écrits à votre ami. C’est un présent qu’il doit recevoir avec joie ; car ce paquet contient toutes les lettres qu’il m’a écrites. Comparées avec ses actions, elles ne feraient point honneur à son sexe, si quelque hasard les faisait tomber dans d’autres mains. à l’égard des miennes, elles ne sont point en grand nombre, et je lui laisse la liberté de les garder ou de les jeter au feu. J’ai cru devoir saisir l’occasion de plaider pour vous ; et, le paquet de lettres à la main, j’ai représenté vivement tout ce qui m’est venu à l’esprit en votre faveur. Elle m’a écouté avec plus d’attention que je n’avais osé m’en promettre après ses déclarations. Je n’ai pas voulu vous interrompre, m’a-t-elle dit, quoique le sujet de votre discours soit fort éloigné de me faire plaisir. Vos motifs sont généreux ; j’aime les effets d’une généreuse amitié dans l’un et l’autre sexe. Mais j’ai achevé d’expliquer mes sentimens à Miss Howe, qui ne manquera point de les communiquer à la famille de M Lovelace. Ainsi, c’en est assez sur une matière qui peut conduire à des récriminations désagréables. Son médecin qui est arrivé, lui a conseillé de prendre l’air, et l’a blâmée de s’appliquer trop. Il ne doutait pas, lui a-t-il dit, qu’elle ne pût se rétablir, pourvu qu’elle en prît les moyens. Mais, quoiqu’ils reconnaissent tous beaucoup de noblesse dans ses sentimens, ils n’en découvrent pas la moitié, ni combien sa blessure est profonde. Ils font trop de fond sur sa jeunesse, dont je n’espère pas, dans cette occasion, les effets ordinaires, et sur le tems, qui n’aura pas sur une ame de cette trempe le pouvoir qu’on lui attribue. Toutes ses vues et ses efforts s’étoient tournés à rappeler au bien un libertin qu’elle avait pris en affection. Elle se voit trompée dans une si chère espérance ; je crains qu’elle ne soit jamais capable de se regarder elle-même avec assez de complaisance, pour trouver la vie aimable ; car ce qu’elle y cherche n’est pas le frivole amusement de la table, de la parure, des visites et des spectacles, qui borne les idées de la plupart des femmes, sur-tout de celles qui se croient les plus propres à briller dans le grand monde. Sa douleur, en un mot, me paroît d’une nature que le tems, ce médecin général de toutes sortes d’afflictions, ne fera qu’augmenter plutôt que de l’affoiblir. Toi, Lovelace, tu peux avoir découvert, dans le cours de sa malheureuse histoire et de la tienne, toute l’étendue d’un mérite si supérieur. Mais tes maudites inventions et ton caractère intrigant t’ont emporté ; il est juste que l’objet de ta criminelle vanité, et d’un si grand nombre de talens mal employés, devienne aujourd’hui ton tourment et ta punition. Le médecin est sorti, et j’allais le suivre, lorsqu’on est venu avertir cette divine fille qu’un homme de fort bonne apparence, après s’être informé très-curieusement de sa santé, demandait à la voir : on a nommé M Hickman. Elle a paru transportée de joie ; et, sans autre explication, elle a donné ordre qu’on le fît monter. Je voulais me retirer ; mais supposant sans doute que je ne manquerais pas de le rencontrer sur l’escalier, elle m’a prié de ne pas quitter sa chambre. Aussi-tôt elle est allée au-devant de lui ; elle l’a pris par la main, et lui ayant fait une douzaine de questions sur la santé de Miss Howe, sans lui laisser le temps de répondre, elle s’est félicitée de l’obligeante attention de son amie qui lui procurait cette visite, avant que de s’engager dans son petit voyage. M Hickman lui a remis une lettre de Miss Howe, qu’elle a déposée dans son sein, en disant qu’elle la lirait à loisir. Il a remarqué avec inquiétude toutes les apparences d’une fort mauvaise santé sur son visage. Vous paroissez étonné, lui a-t-elle dit, de me trouver un peu changée. ô Monsieur Hickman ! Quel changement en effet depuis la dernière fois que je vous ai vu chez ma chère Miss Howe ! Que j’étais gaie alors ! J’avais le cœur tranquille ; l’avenir ne m’offrait qu’une perspective charmante ! J’étais chérie de tout le monde ! Mais je ne veux pas vous attrister. Il n’a pas dissimulé qu’il était touché jusqu’au fond de l’ame ; et tournant le visage, il s’est efforcé de cacher les marques de sa douleur. Elle n’a pu retenir quelques larmes : mais, s’adressant à tous deux, elle nous a présentés l’un à l’autre ; lui, comme un honnête homme qui méritait véritablement ce nom ; moi, comme votre ami à la vérité (que j’avais honte de moi-même à cet instant !), mais comme un homme néanmoins qui ne manquait pas d’humanité ; et qui, détestant les vils procédés de son ami, cherchait à les réparer par toutes sortes de bons offices. M Hickman a reçu mes civilités avec une froideur que j’ai mise sur votre compte plus que sur le mien ; elle nous a priés tous deux à déjeûner demain avec elle, parce qu’il doit partir le même jour. J’ai pris ce moment pour leur laisser la liberté de s’entretenir, sous le prétexte de quelques affaires dont je suis chargé réellement pour le pauvre Belton. Ensuite, après avoir rempli ce devoir, je me suis retiré chez moi, où j’ai voulu te préparer, par ce récit, à ce qui peut arriver dans la visite à laquelle je suis engagé pour demain.