Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 314

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 455-457).


Miss Howe, à Miss Clarisse Harlove.

vendredi, 28 juillet.

C’est à présent, ma chère, que je veux vous ouvrir entièrement mon ame sur la résolution inébranlable où vous êtes de ne pas prendre pour votre mari le plus vil de tous les hommes. Vous m’en aviez apporté des raisons si dignes de ma chère Clarisse, que l’intérêt de mon amour-propre, et la crainte de perdre une si parfaite amie, ont pu me faire souhaiter seul de vous voir changer de disposition.

à la vérité, ma chère, je m’étais figuré que l’effort nécessaire pour vaincre une passion telle que l’amour, lorsque tant de raisons s’accordent à la favoriser, était au-dessus de notre sexe ; et j’ai voulu vous presser encore une fois de surmonter votre juste indignation, avant qu’elle vous fît porter le ressentiment plus loin, dans la crainte qu’il ne vous fût plus difficile et moins honorable de vous rendre alors, que dans les circonstances présentes. Mais puisque je vous vois ferme dans votre noble résolution, et qu’il est impossible à votre ame pure et vertueuse de s’unir avec un vil et misérable parjure, je vous en félicite du fond du cœur ; et je vous demande pardon d’avoir paru douter, dans cette occasion, de vos sentimens et de vos principes. Il ne me reste qu’un sujet de tristesse ; c’est le mauvais état de votre santé, tel que M Hickman n’a pu nous le déguiser. Quoique vous observiez si bien la doctrine à laquelle je vous ai vue toujours attachée, sur le rang que l’opinion du monde doit tenir dans votre estime, et sur la nécessité d’être justes à nos propres yeux avant que de chercher à le paraître aux yeux d’autrui, cependant, ma chère, souffrez qu’en vous pressant de ne rien négliger pour rétablir vos forces, je fasse entrer dans vos motifs, que cet heureux dénouement couronnerait votre triomphe, et ferait connaître avec éclat que vous êtes supérieure en effet au vil auteur de toutes vos infortunes. On vous aurait vue, pendant quelques instans, hors du chemin qui vous est si naturel ; mais on verrait avec édification que vous avez été capable de le reprendre, et que vous continuez par vos exemples et par vos instructions de faire le bonheur de tous ceux que vous connaissez. Au nom du ciel, pour l’amour du genre humain, pour l’honneur particulier de notre sexe, pour moi qui vous aime si parfaitement, efforcez-vous de vaincre tout ce qui s’oppose à votre santé. Si vous remportez cette glorieuse victoire sur vous-même, je suis heureuse ; j’obtiens tout ce que je désire au monde, car d’un grand, d’un très-grand nombre d’années, il m’est impossible, ma chère, de soutenir la pensée de nous séparer. Vos raisons sont si convaincantes pour ne pas accepter le logement que je vous ai fait offrir, que je sens la nécessité de m’y rendre à présent. Mais lorsque vous aurez l’esprit aussi tranquille qu’il le sera bientôt, après la résolution que vous avez formée, je vous attends près de nous, et peut-être avec nous, pour y trouver la fin de toutes vos peines dans les douceurs d’une solide amitié. Vous réglerez tous mes pas, et je serai sûre de marcher droit avec un si bon guide. Vous souhaiteriez que je n’eusse pas employé ma médiation auprès de votre famille. Je le souhaiterais aussi, parce qu’elle n’a produit aucun effet, parce qu’elle peut donner lieu à de nouvelles persécutions, parce que vous en êtes fâchée. Mais comment pouvais-je demeurer indifférente à la vue de vos peines ? Je veux m’arracher cette idée ; car toute ma chaleur renaît, et je crains de vous déplaire. Il n’y a rien au monde que je voulusse faire, rien qui pût m’être agréable, si je croyais vous désobliger ; et rien aussi que je ne fusse capable d’entreprendre pour vous faire plaisir. Comptez, ma chère et rigoureuse amie, que je m’efforcerai d’éviter également le reproche et la faute.

La même raison m’empêchera de vous expliquer mon sentiment sur la lettre que vous écrivez à votre soeur. Elle est bien, parce qu’elle vous paraît telle ; et si la réponse vous apprend qu’elle ait été reçue comme elle doit l’être, vous serez confirmée dans l’opinion que vous en avez. Mais s’il arrive, comme il n’y a que trop d’apparence, qu’elle ne vous attire que des injures et des outrages, il me semble que votre intention n’est pas de m’en informer.

Vous avez toujours été trop prompte à vous accuser des fautes d’autrui, trop disposée à soupçonner votre propre conduite, lorsqu’elle ne s’est point accordée avec le jugement de votre famille. Si c’est une vertu, je vous ai dit bien des fois que je ne suis pas capable de l’imiter. Je ne connais rien qui m’oblige à croire que la sagesse consiste dans les années, ni que l’imprudence et la folie soient le partage nécessaire de la jeunesse. C’est peut-être le cas le plus commun, qui se trouve vérifié, je le veux, dans l’exemple de ma mère et dans le mien : mais je soutiens hardiment qu’il ne l’a point encore été entre les chefs des Harlove et leur seconde fille. Pourquoi chercher d’avance des excuses pour leur cruauté, en supposant qu’ils ignorent ce que vous avez souffert, et le mauvais état de votre santé ? Ils sont informés de vos souffrances, et je sais qu’ils n’en sont pas affligés : on ne les a pas moins instruits de votre maladie, et j’ai de fortes raisons de juger comment ils ont pris cette nouvelle. Mais je n’éviterai ni la faute ni le reproche, si je m’arrête plus long-temps sur cet odieux sujet. Ce que j’en conclurai seulement, c’est qu’à leur égard votre vertu est poussée jusqu’à l’excellence ; et que, par rapport à vous, leur dureté va… de grâce, ma chère, permettez que je leur rende un peu de justice. Mais vous me le défendez, je le sais, et je vous obéis malgré moi. Cependant, si vous devinez le mot que j’aurais employé, ne doutez pas qu’il ne soit d’une justice extrême.

Vous me faites entendre que, si j’étais mariée, et si M Hickman était dans la même disposition que moi, non-seulement vous seriez portée à me rendre une visite, mais qu’il vous serait difficile de quitter le lieu où nous aurions eu la satisfaction de nous embrasser. Quelle force, ma chère, vous donnez aux instances de M Hickman ! Ne doutez pas qu’il ne fût tel que vous le supposez, et qu’il ne désirât sur toute chose de vous voir près de nous, ou plutôt avec nous, si vous nous accordiez cette faveur. S’il n’est pas un insensé, la politique lui ferait naître ce désir, quand il n’y serait pas aussi porté qu’il l’est par la vénération qu’il a pour vous. Mais je ne vous dissimulerai pas, ma chère, qu’il dépend de vous, plus que vous ne le pensez, de hâter le jour que ma mère presse avec tant d’impatience, et pour lequel vous faites vous-même tant de voeux. Du moment où vous pourrez m’assurer que votre santé se rétablit, et que vous êtes assez bien pour avoir congédié votre médecin avec son propre aveu, je vous donne ma parole que ce jour ne sera pas reculé plus d’un mois. Ainsi, ma chère, ce que vous désirez est entre vos mains. Hâtez-vous de vous bien porter, et cette affaire sera bientôt terminée avec plus de douceur et de joie que je ne puis jamais l’espérer autrement. Je fais partir un exprès, pour informer milord M et les dames, de votre juste refus. Vous ne trouverez pas mauvais que j’aie transcrit, dans ma lettre, quelques fragmens des vôtres, comme vous m’avez témoigné d’abord que vous le désiriez vous-même. Nous apprenons de M Hickman que votre plume vous occupe sans cesse, et que votre santé ne s’en trouve pas mieux. Auriez-vous entrepris d’écrire quelque partie de votre malheureuse histoire ? Ma mère me conseille de vous y exhorter, dans l’idée qu’un ouvrage de cette nature, publié sous des noms feints, ferait quelque jour un honneur extrême à notre sexe. Elle ne cesse point d’admirer, dans votre refus, la justice et la noblesse de votre ressentiment. Elle serait bien aise aussi de savoir ce que vous pensez de la proposition que je vous fais de sa part. Votre conduite, dit-elle, et l’élévation de vos sentimens dans un si grand nombre d’épreuves, seraient non-seulement un puissant exemple, mais un motif de précaution pour toutes les jeunes personnes de notre âge.

Le jour de notre départ est fixé à lundi. J’espère que cet incommode voyage ne sera que de quinze jours. à mon retour, je presserai ma mère de me faire passer par Londres ; et si le prétexte doit être d’acheter quelques habits, mon véritable motif sera l’espérance d’embrasser encore une fois ma chère Clarisse, avant que les soins de M Hickman aient pris une autre face, et tandis que je puis me dire encore à moi-même, c’est-à-dire, à elle, sans ménagement et sans partage.