Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 297

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 416-419).


M Belford, à M Lovelace.

lundi au soir, 17 juillet. à mon retour chez Rowland, j’ai appris qu’elle avait fait appeler un chirurgien qui venait de monter avec les femmes de la maison ; et j’ai balancé d’autant moins à les suivre, que faire demander la permission, c’était demander qu’elle me fût refusée. D’ailleurs, j’espérais que les lettres dont je m’étais chargé me tiendraient lieu d’une très-bonne excuse. Miss Harlove était assise sur le bord du misérable lit, l’air extrêmement abattu. J’ai remarqué qu’elle n’écoutait pas le chirurgien, et je n’en ai pas été surpris : car, dans une profession qui se distingue assez depuis quelques années, je n’ai jamais rien vu de plus ignorant. Comme je suis en noir, je crois qu’à mon arrivée, il m’a pris pour un médecin. Il s’est retiré derrière moi, pour attendre apparemment mes ordres. La triste Clarisse a paru fâchée de voir tant d’importuns autour d’elle. Ce n’était pas, a-t-elle dit, la moindre de ses infortunes présentes, de ne pouvoir être un moment seule, et de n’avoir pas la liberté de fermer sa porte à ceux qu’il lui étoit difficile de voir avec plaisir. Cette plainte me regardait particulièrement. Je lui ai fait les plus humbles excuses ; et, priant le chirurgien de se retirer, je n’ai pas attendu qu’elle s’expliquât davantage, pour lui dire que je venais de son nouveau logement, où j’avais donné ordre que tout fût prêt pour la recevoir, dans l’idée qu’elle ne choisirait pas d’autre retraite ; que j’avais une chaise à la porte ; que M Smith et sa femme avoient été dans une mortelle inquiétude pour sa sûreté (je les ai nommés, pour éloigner toute idée de la Sinclair) ; enfin que je lui apportais deux lettres que son hôte avait reçues pour elle. La fin de ce discours a paru réveiller son attention. Sa charmante main s’est étendue pour les prendre. Elle les a portées à ses lèvres. C’est de la seule amie qui me reste au monde, a-t-elle dit, en les baisant une seconde fois. Elle a considéré le cachet, pour s’assurer apparemment, qu’elles n’avoient pas été ouvertes ; et, se plaignant de sa vue, qui n’était pas assez ferme pour entreprendre de les lire dans un lieu si sombre, elles les a mises dans son sein. J’ai commencé à la presser de quitter cet affreux séjour. Elle m’a demandé où je croyais qu’elle pût aller, pour achever tranquillement le peu de tems qui lui restait à vivre, et pour se garantir des insolentes créatures qui ne cessaient pas de l’insulter. Je lui ai promis solemnellement que, chez M Smith, elle ne serait exposée aux insultes de personne ; et j’ai offert d’engager mon honneur, que l’homme dont elle avait le plus à se plaindre n’en approcherait pas sans son consentement. Votre honneur, monsieur ! A-t-elle interrompu : n’êtes-vous pas son meilleur ami ? Oui, madame, ai-je répliqué ; mais je ne suis pas l’ami de ses injustices pour la plus excellente de toutes les femmes. J’ai pris, néanmoins, cette occasion pour te justifier de sa dernière disgrace ; et, passant condamnation sur tes autres infamies, j’ai protesté, par tout ce qu’il y a de saint et de respectable, que tu n’as pas eu de part à cette noire aventure. " quel sexe est le vôtre ! S’est-elle écriée. Avez-vous tous le même langage ? Par tout ce qu’il y a de saint et de respectable ! Ah monsieur ! Si vous pouvez trouver quelque serment dont mes oreilles n’aient pas été blessées vingt fois chaque jour ; c’est celui que vous devez employer ; et je recommencerai peut-être à me fier aux discours d’un homme. " mais vous m’assurez donc, a-t-elle ajouté, qu’il est innocent de cette dernière bassesse ? Il me semble que je voudrais pouvoir me le persuader. M’en assurez-vous de bonne foi ? Je n’ai pas fait difficulté d’attester le ciel. Elle s’est hâtée de m’interrompre. Si vous jurez, monsieur, vous me replongez dans tous mes doutes. Si vous croyez vous-même que votre parole ne suffit pas, quel fond puis-je faire sur vos sermens ? Cette expérience m’a coûté cher ! Mais, quand j’aurais mille ans à vivre, les sermens me seraient toujours suspects. Madame, lui ai-je dit, j’ai le respect qu’un homme d’honneur doit à sa parole, et si vous vous appercevez que j’y manque jamais… ne vous offensez pas, a-t-elle encore interrompu. Ces doutes m’affligent moi-même. Mais votre ami se donne pour homme d’honneur . Vous savez ce que j’ai souffert par la perfidie d’un homme d’honneur. Ses pleurs ont accompagné cette réflexion. Je lui ai dit que, si sa foiblesse et sa douleur ne me faisaient pas craindre de la fatiguer trop long-temps, j’étais en état de lever tous ses doutes, et de la convaincre, non-seulement que tu n’as pas eu de part à cette barbare action, mais que tu en es mortellement affligé. Hé bien, a-t-elle repris, vous lui direz, monsieur, que, malgré l’amertume de mon cœur, au milieu de mes justes plaintes, enfin dans mes mouvemens les plus passionnés, je suis capable de faire des vœux au ciel pour son repentir et sa conversion. Dites-lui que je souhaite d’être la dernière malheureuse dont il aura causé la ruine, et que je demande pour lui, au dieu des vengeances, la pitié qu’il n’a pas eue pour moi. Par ma foi ! La force m’a manqué. Je me suis tourné, pour cacher mes larmes, et pour retenir un sanglot qui m’a coupé la voix. Cette femme est-elle un ange ? Rowland, sa femme et leur servante, pleuraient sans se contraindre. Je t’aurais souhaité présent pour te jeter à ses pieds, et pour commencer, dans ce moment, à ressentir l’effet de ses souhaits généreux ; quoique tu ne mérites en vérité qu’une éternelle punition. Je suis revenu à la presser de quitter la caverne où elle étoit. Je lui ai représenté qu’il lui serait moins difficile, chez M Smith, de se garantir des visites qu’elle paroissait redouter ; et que, pour toi particulièrement, j’osais lui promettre encore que tu n’approcherais pas d’elle sans sa permission. Il me paroissait surprenant, lui ai-je dit, qu’elle refusât de quitter un lieu qui lui convenait si peu, lorsqu’il y avait beaucoup d’apparence que Miss Howe, et d’autres amis, n’apprendraient pas le triste état de sa santé, sans chercher les moyens de la voir. Elle m’a répondu que ce triste séjour lui avait causé d’abord beaucoup d’effroi ; mais que, s’étant sentie fort mal, et mortellement affoiblie par la douleur, elle avait compté de n’y pas vivre long-temps ; et que de-là venait son indifférence pour le lieu, parce qu’il était égal de mourir dans un palais ou dans une prison ; mais qu’enfin, puisqu’elle commençait à craindre de n’être pas sitôt quitte de la vie, puisqu’elle se voyait si peu maîtresse d’elle-même, et qu’en changeant de demeure, elle aurait plus de facilité à recevoir les lettres de sa chère amie, elle était portée à se persuader qu’elle pouvait prendre confiance à ma parole, et retourner à son dernier logement ; et que, malgré toutes les trahisons qu’elle avait éprouvées, il lui paroissait impossible que je pusse me prêter au dessein de la faire rentrer dans une maison qu’elle ne pouvait nommer sans horreur. Je l’ai assurée, dans les termes les plus forts, quoiqu’avec la précaution de n’y mêler aucun serment, que tu étais résolu de ne lui jamais causer de chagrin ; et, pour dissiper jusqu’à l’ombre du soupçon, je lui ai dit qu’à ta prière expresse, mon premier soin serait de faire porter ses habits et ses autres effets dans son nouveau logement. Cette proposition lui a fait plaisir. Elle m’a confié aussitôt ses clés, en me demandant, si Madame Smith ne pouvait pas m’accompagner, parce qu’elle avait là-dessus quelques instructions à lui donner. Je lui ai promis de respecter tous ses ordres. Eh bien, m’a-t-elle dit alors, j’accepte la chaise que vous m’offrez. Je suis descendu sur le champ, sous prétexte de faire appeler les porteurs, mais pour me ménager aussi l’occasion de faire quelques libéralités aux gens de la maison. Comme ils ne s’étoient pas mal conduits, on ne pouvait pas leur faire un crime de leur excessive pauvreté. J’ai fait venir aussi le chirurgien, qui ne m’a pas paru moins pauvre ; et je l’ai payé au-delà de ses espérances. Pendant que j’étais occupé de ce soin, Miss Harlove s’est efforcée de lire les lettres que je lui avois remises, et n’en a pas paru peu touchée. Elle a dit à la femme de Rowland, qu’elle ne tarderait point à reconnaître les civilités de son mari et les siennes, ni à payer le chirurgien, dont elle l’a priée de lui envoyer le compte. Elle a donné quelque chose à la servante, sans doute la seule demi-guinée qui lui restoit. Ensuite, osant se fier à ses jambes tremblantes, elle est descendue, en s’appuyant sur l’épaule de Madame Rowland. Je me suis avancé pour la recevoir. Elle n’a pas fait difficulté d’accepter l’offre de mon bras. Je me reproche, m’a-t-elle dit, en marchant vers la porte, de vous avoir traité un peu durement. Mais, si vous saviez tout, vous n’auriez pas de peine à me pardonner. Ah ! Madame, ai-je répondu, j’en sais assez pour vous regarder comme la première de toutes les femmes, et la plus barbarement offensée. J’avais donné ordre à mon laquais, qui n’a pas paru devant elle, et que son deuil rend moins remarquable, de ne pas perdre la chaise de vue, et de me venir rendre compte de ses observations aussitôt qu’il l’aurait vue rentrée chez Smith. Il ne s’est pas mal acquitté de cette commission. étant entré dans la boutique avant l’arrivée de la chaise, sous prétexte d’acheter du tabac, il m’a raconté qu’elle a été reçue avec des transports de joie par Madame Smith, qui ne faisait qu’arriver comme elle, et qui se disposait à la visiter chez Rowland. ô Madame Smith ! Lui a-t-elle dit en entrant, ne m’avez-vous pas crue morte ? Vous ne vous imagineriez pas tout ce que j’ai souffert depuis que je ne vous ai vue. Je sors d’une prison ; j’ai été arrêtée en pleine rue pour des dettes supposées. Mais, grâces au ciel ! Je me revais chez vous. Je vais me mettre au lit. Je n’ai pas quitté mes habits depuis jeudi dernier. Elle est montée aussitôt, en s’appuyant sur le bras d’une servante. Mais n’admires-tu pas cette noble ouverture de cœur qui règne dans tous ses discours et dans toutes ses actions ? elle sort d’une prison, dit-elle devant un étranger, devant une servante. Elle l’aurait dit de même devant trente personnes, s’il s’en étoit trouvé autant dans la boutique de Smith. Ce qu’elle ne peut cacher à ses propres yeux, comme je me souviens qu’elle te l’a dit à toi-même, elle s’embarrasse peu de le cacher au public. J’ai conclu qu’elle ne pense plus à garder aucune mesure avec toi. Cependant, être capable de faire des vœux pour ton changement, comme elle en a fait dans sa prison, (je te répéterai souvent le mot de prison, pour te mettre en furie,) n’est-ce pas marquer que la vengeance a peu de part aux mouvemens de son cœur, quoiqu’elle paroisse ferme dans ses ressentimens ? C’est une autre excellence dans le caractère de cette admirable femme. A-t-on jamais connu quelqu’un de son sexe ou du nôtre, qui ait su mettre une juste distinction entre le ressentiment et le désir de la vengeance ? Quel malheur, qu’une femme de ce mérite ait essuyé des traitemens si barbares ! Si le ciel t’avait fait naître sur le trône, je suis persuadé que tes cruelles injustices pour cet innocent chef-d’ œuvre de la nature, auraient été jugées comme un crime national, et que la guerre, la peste ou la famine en auraient été l’expiation. Mais, n’étant qu’un particulier, tu trouveras ta punition dans l’autre vie, comme elle est sûre d’y trouver sa récompense, sans compter les châtimens que tu dois craindre de la justice de ton pays et de la vengeance de sa famille. Ne ris point de cette menace. L’effet en est certain, s’il y a, comme je me le persuade de plus en plus, un état futur de discernement et de rétribution. Autrement, par quelle horrible injustice le malheur d’une créature innocente serait-il si peu proportionné à ses fautes ? Et pour toi, quand, par quelque accident dont je te crois digne, il t’arriverait d’être brûlé vif dans ton lit, quelle proportion entre des flammes passagères et les abominables bassesses dont tu t’es rendu coupable, au mépris de toutes les obligations divines et humaines ? J’étais résolu de ne pas perdre un moment, pour faire porter à cette divine femme tout ce qu’elle avait laissé dans son enfer. Je me suis fait amener chez elle en carrosse, après m’être informé de sa santé, qui s’altère de plus en plus, et l’avoir fait prier de donner ses ordres à la femme de Smith, qui devait m’accompagner. Nous nous sommes rendus chez ta Sinclair. Madame Smith, à qui j’ai donné les clés, a compté de ses propres mains tout le linge et les habits. J’ai fait tout enfermer dans les malles et les boëtes. Il s’est trouvé la charge de deux carrosses. Si je n’avais pas été présent, la Sinclair et ses nymphes auraient détourné une partie de ces précieuses dépouilles. Elles ont eu l’insolence de le déclarer ; et j’ai eu quelque peine à tirer des mains de Sally, une belle dentelle Malines, qu’elle voulait porter, disait-elle, en mémoire de Miss Harlove. Le ressentiment que j’en ai marqué, et mon entretien avec Madame Smith, m’ont bien établi dans l’estime de cette honnête femme. Nous sommes déjà si familiers, que je me flatte, avec son secours, de pouvoir t’informer quelquefois des évènemens ; et je te promets de ne pas négliger cette ouverture, pourvu que je puisse compter, de ta part, sur la confirmation des engagemens que j’ai pris, en ton nom comme au mien. Tu conçois que le principal regarde la tranquillité de Miss Harlove. à cette condition, je te rendrai volontiers le même office que j’ai reçu long-temps de tes lettres. J’ai donné ordre à ton abominable Sinclair de t’envoyer ses comptes. Elle m’a répondu que la vengeance y aurait bonne part. Toute cette race infernale ne respire en effet que vengeance. J’ai ri de leurs fureurs. Il n’est plus douteux, disent les nymphes, que tu ne prennes le parti du mariage. Tous nos amis suivront ton exemple. La vieille pleure déjà la ruine entière de sa maison.