Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 296

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 415-416).


M Lovelace, à M Belford.

lundi, 17 juillet, à onze heures du soir. Au diable ton cœur de pierre ! Quel plaisir peux-tu prendre à me déchirer par tes interruptions affectées ? Il est impossible que les tourmens de Miss Harlove aient jamais égalé les miens. Ce sexe est fait pour souffrir. C’est une malédiction que la première femme a transmise à toutes les filles qui sont sorties d’elle. Aussi voyons-nous qu’hommes et enfans, ce sont ceux qui leur causent le plus de peine, qu’elles aiment toujours le mieux. Mais étendre sur la roue un esprit tel que le mien ! Cruel bourreau ! Il faut donc que j’attende le retour d’un nouveau courrier ? Que ton infernale malignité soit confondue ! Je voudrais te voir transformé en cheval de poste, et me trouver moi-même assis sur ton dos. Que de coups de fouets, que de coups d’éperons je ferais pleuvoir sur tes flancs épais ! Je t’écorcherais jusqu’au sang. Je te mettrais dans un état qui attirerait après toi tous les dogues du pays, la gueule ouverte, hurlant à la proie qu’ils croiraient destinée pour eux. Donne, donne à mon courrier la suite de ton cruel récit. Qu’il remonte à cheval aussi-tôt. Tu m’as promis que ta lettre serait prête à son arrivée. Tous les coussins ou les fauteuils sur lesquels je vais m’asseoir jusqu’à son retour, et mon lit, si je suis capable de m’y mettre, seront remplis d’alênes, de poinçons, d’épingles et d’aiguilles. Pour me tourmenter par le corps, autant que je le suis par l’esprit, il ne faudrait que m’enfermer nud dans un tonneau percé de clous, et me faire rouler du sommet d’une montagne, trois fois aussi haute que nos plus fameux clochers. Mais je perds du tems. Cependant, hélas ! Comment vais-je l’employer jusqu’à l’arrivée de tes accablantes informations ?