Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 295

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 411-415).


M Belford, à M Lovelace.

lundi, 17 juillet. J’étais chez l’archer dès six heures du matin. La Sinclair avait ordre de s’y rendre pour lever la procédure, mais de ne pas se montrer aux yeux de Miss Harlove. L’archer, qui se nomme Rowland, m’a dit que cette malheureuse beauté lui paroissait dangereusement malade, et qu’elle souhaitait de ne voir près d’elle que sa femme et sa servante. Je lui ai répondu que rien ne pouvait me dispenser de la voir ; qu’il savait ma commission, et qu’il me fallait un moment d’entretien. Sa femme est montée : mais, étant revenue presque aussi-tôt, elle nous a dit, qu’elle n’avait pu tirer d’elle un seul mot de réponse ; qu’elle avait remarqué néanmoins du mouvement dans ses paupières, et qu’apparemment la force ou la volonté lui avoient manqué pour les ouvrir. Comment ! Ai-je interrompu. C’est peut-être une foiblesse. Qui vous a dit qu’elle n’est pas mourante ? Je veux monter. Apprenez-moi le chemin. La maison est dans un cul-de-sac fort obscur, où le soleil n’a peut-être jamais pénétré. On m’a conduit au second, par un escalier à demi rompu, et si étroit qu’à peine y pouvais-je passer de front, dans une espèce de caverne, où l’on n’entre qu’en descendant deux degrés. Les murs ont été revêtus de papier, comme j’en ai jugé par une multitude de clous, et par quelque reste de cette riche tapisserie, qui paroissent encore autour des têtes rouillées. Le plancher est assez propre, mais le plafond, qui est fort bas, paraît noirci de fumée, et présente une variété de figures ou de lettres qui sont apparemment l’ouvrage lugubre d’un grand nombre de malheureux, à qui leur captivité n’a pas fourni d’occupation plus amusante. Le lit, qui se présente dans un coin, est environné d’une espèce de rideaux, dont il serait difficile de distinguer la couleur, et qui sont attachés au ciel, parce que tous les anneaux en sont rompus. Une couverture assez nette en impose d’abord aux yeux par ses coins, qui sont repliés en nœud ; mais on découvre à la seconde vue qu’elle est en pièces, et qu’on ne l’a nouée que pour les rassembler. La fenêtre est doublement obscure, et par son enfoncement dans un mur fort épais, et par une grille de fer qui la bouche en-dehors. Au-dessus d’une vieille table, pend un vieux miroir, fendu par mille rayons, au centre desquels on remarque aisément l’impression d’un coup de poing ; ouvrage apparemment de quelque malheureux qui n’a pu modérer sa fureur à la représentation de ses infortunes, qu’il a lues trop fidèlement sur son visage. Quatre chaises vermoulues font le reste de l’ameublement. Telle est, barbare Lovelace, la chambre de lit où j’ai trouvé la divine Clarisse ! J’ai eu le temps de faire ces observations ; car, étant monté si doucement qu’elle n’a pu m’entendre, je suis entré sans qu’elle y ait fait attention, et je ne lui ai vu tourner la tête qu’après diverses marques d’admiration que la force du spectacle m’a comme arrachées. Elle était à genoux, près de l’affreuse fenêtre, sur un mauvais coussin, qui était apparemment l’oreiller de son lit, les deux bras croisés sur le coin de la table, et le dos tourné vers la porte. Elle avait près d’elle un livre, du papier, de l’encre et des plumes. Peut-être s’était-elle assoupie, après avoir employé la première partie du jour à la prière. Sa robe était d’un damas blanc ; mais j’ai cru m’appercevoir que son corset n’était pas lacé. On m’a dit ensuite, que, s’étant évanouie à l’entrée de sa chambre, on avait été obligé de couper ses lacets, et qu’elle ne s’était pas assez occupée de sa parure pour en faire acheter d’autres. Sa coëffure se sentait du même désordre. Cette chevelure charmante, que tu t’es plu si souvent à décrire, tombait, en boucles irrégulières, sur une partie du plus beau cou du monde ; et son fichu n’avait pas un air moins négligé. Elle avait un côté du visage appuyé sur ses deux bras croisés, de manière qu’on découvrait aisément l’autre. Qu’il était différent de ce que je l’ai vu ! Mais qu’il offrait de charmes, malgré les traces de la maladie et de la douleur ! Après avoir rassasié mes yeux d’un spectacle si touchant, je me suis senti presque étouffé de mille sentimens d’inquiétude et de compassion, qui s’étoient comme accumulés dans mon cœur. à peine ai-je retrouvé la force de parler. Enfin, l’indignation prenant la première place, que le ciel vous confonde ! Ai-je dit à l’archer, qui m’avait conduit avec sa femme. Est-ce ici l’appartement où vous avez osé placer… un regard furieux dont je n’ai pas manqué d’accompagner ce reproche, a paru le pénétrer de crainte. Nous n’en avons pas de plus commode, s’est-il hâté d’interrompre. Nous avons offert à madame notre propre chambre, qu’elle a refusée. Notre fortune ne nous permet pas d’être mieux, et nous supposons qu’on n’a jamais un long séjour à faire ici. Je ne doute pas, ai-je repris, que votre maison n’ait été choisie à dessein, par la détestable femme qui vous emploie. Mais si le traitement que vous avez fait à cette jeune dame ressemble le moins du monde au logement, tremblez pour la vengeance dont vous êtes menacé. Ici la charmante infortunée a levé son aimable visage ; mais avec des témoignages si sensibles de tristesse et de langueur, que je n’ai pu me défendre du plus vif attendrissement. Elle a fait deux ou trois signes de la main vers la porte, pour m’ordonner apparemment de sortir, et fâchée, sans doute, de me voir si près d’elle ; mais sans prononcer un seul mot. Souffrez, madame, lui ai-je dit aussi-tôt, ah ! Souffrez que je vous parle un moment. Je n’approcherai pas de vous sans votre permission. Non, non. Retirez-vous, homme ! M’a-t-elle répondu avec une espèce d’emphase. Elle aurait voulu continuer ; mais, paroissant manquer de force, ses paroles sont demeurées sur ses lèvres ; sa tête est retombée sur son bras gauche, avec un profond soupir, et l’autre bras, engourdi peut-être par la situation dont il sortait, s’est allongé, comme de lui-même, et sans autre mouvement, sur sa robe. ô Lovelace ! Que n’étais-tu témoin de ce spectacle ? Mais ce qui s’est passé alors dans mon ame m’a convaincu que la sensibilité pour les malheurs d’autrui ne déshonore point un homme de courage. Avec quel plaisir, dans ce moment, n’aurais-je pas exposé ma propre vie pour la venger… oui, pour la venger de son destructeur, comme elle a raison de te nommer, quoique je n’aie pas de meilleur ami sur la terre ? Dans le même tems néanmoins, je me sentais le cœur et les yeux si attendris, que, tout éloigné que je suis d’être aussi dur que toi, je ne me souviens pas d’avoir jamais éprouvé le même sentiment. Je me garderai bien, lui ai-je dit du ton le plus humble et le plus affectueux, de m’approcher de vous sans votre consentement. Mais je vous demande à genoux la permission de vous délivrer d’un misérable état, et du pouvoir d’une femme détestable qui vous a plongée dans cette nouvelle disgrace. Elle a levé la tête ; et me voyant à genoux : n’êtes-vous pas M Belford ? Il me semble, monsieur, que votre nom est Belford. Oui, madame, et j’ai toujours adoré vos vertus. J’ai toujours soutenu votre cause. Je viens vous arracher des mains où vous êtes. Et pour me livrer à qui ? Laissez-moi, laissez-moi. Je ne pense plus à quitter jamais ce lieu. Jamais, jamais, je ne prendrai confiance aux discours d’un homme. à l’instant, madame, à ce moment, vous pouvez choisir votre retraite. Vous êtes libre, et maîtresse de vos résolutions. Tout lieu m’est égal au monde. Je puis mourir ici. Mais je n’aurai jamais d’obligation à l’ami de l’homme avec qui vous m’avez vue. Sortez, monsieur ; de grâce, sortez. Se tournant ensuite vers l’archer : M Rowland, (il me semble que c’est votre nom) je me trouve moins mal chez vous que je ne me le suis figuré. Si vous pouviez seulement m’assurer que je n’y verrai que votre épouse, sur-tout aucun homme, ni aucune des femmes qui se sont fait un jeu de mes malheurs, j’attendrai volontiers la mort dans cette chambre obscure ; et vous serez récompensé quelque jour de l’embarras que je vous ai causé. Il me reste de quoi payer vos soins. J’ai un diamant d’assez grand prix, et des amis qui le rachéteront lorsque j’aurai quitté cette vie. Pour vous, monsieur (en s’adressant à moi) je vous supplie de vous retirer. Si vos intentions sont honorables, je prie le ciel de ne les pas laisser sans récompense. Mais je ne veux avoir aucune obligation à l’ami de mon destructeur. Je lui ai protesté qu’elle n’en aurait à personne ; qu’étant arrêtée pour une somme qu’elle ne devait pas, elle ne tiendrait sa liberté que des loix et de la justice ; que l’action était levée ; que je n’étais conduit que par les principes communs de la politesse et de l’humanité ; que je lui offrais seulement la main, pour la faire monter dans un carrosse, qui l’attendait aussi près que j’avais pu le faire avancer ; que je disparaîtrais aussi-tôt, à moins qu’elle ne m’accordât la liberté de l’accompagner, pour la conduire en sûreté jusqu’au lieu qu’il lui plairait de nommer. Elle m’a regardé ici avec plus d’attention, et me voyant encore à genoux ; ah ! Monsieur, pourquoi cette humble posture ? Levez-vous si vous souhaitez que je m’explique. Je me suis levé. Vous voulez donc, a-t-elle repris, que je sois redevable de quelque chose à votre humanité ? Eh bien, prenez cette bague. J’ai une sœur qui l’achètera volontiers au prix qui lui sera proposé, par considération pour la main de qui je l’ai reçue. De la somme, que M Rowland soit honnêtement payé ; et que le reste, joint à celle qu’on pourra faire de mes habits, de mon linge et de quelques autres effets précieux, qui sont encore dans mon premier logement, soit employé à m’acquitter de la dette pour laquelle on m’a fait arrêter, en réservant le peu qui sera nécessaire pour les frais de ma sépulture. Dites à votre ami, que, si cet argent ne suffit pas, il doit y suppléer ; à moins qu’il ne lui convienne mieux de s’adresser à Miss Howe, qui ne se fera pas presser pour me rendre ce bon office. C’est sur ce point, monsieur, que j’accepte l’offre de vos services. Prenez la bague, et faites-moi la grâce de vous retirer. Vous paroissez capable de pitié. Si j’ai quelque chose de plus à vous communiquer, je ne ferai pas difficulté de vous faire avertir. J’ai voulu répondre. Elle m’a conjuré de ne pas ajouter un mot ; et, sur le refus que j’ai fait de prendre son diamant, elle l’a mis sur la table. Vous me refusez, m’a-t-elle dit, un service que je ne vous aurais pas demandé, s’il me restait quelqu’un de qui je pusse l’espérer. Mais, quelque parti que vous preniez là-dessus, retirez-vous. Je suis fort mal. J’ai besoin d’un peu de repos. Je crois même sentir que mes forces m’abandonnent. Elle a fait un effort pour se lever ; mais sa foiblesse augmentant tout d’un coup, elle est tombée à mes pieds, sans connaissance. Lovelace, Lovelace ! Que n’étais-tu présent ? Pourquoi t’es-tu rendu si coupable, que tu craigne de te montrer au jour ? Et pourquoi charges-tu néanmoins, de ton rôle, un cœur et une tête bien plus foibles ? La femme de Rowland a fait monter sa servante. Elles l’ont portée ensemble sur le misérable lit ; et je suis descendu avec l’archer, qui, pleurant comme un enfant, m’a confessé qu’il n’avait jamais été si touché. Pendant qu’on s’employait à la secourir, je me suis soulagé, en accablant ta Sinclair de malédictions. Elle était venue lever la procédure. Il n’a tenu à rien que je n’aie prévenu la justice du ciel, en l’étranglant de mes propres mains. Observe qu’il ne m’est pas échappé, avec Miss Harlove, un seul mot qui ait rapport à toi. J’ai remarqué trop clairement qu’elle n’aurait pu supporter ton nom. Cependant je regrette de ne t’avoir pas justifié, du moins sur cette dernière infamie. Aussi-tôt qu’elle s’est trouvée mieux, je l’ai fait presser par la femme de Rowland, d’abandonner une demeure indigne d’elle ; et cette femme lui a répété plusieurs fois qu’elle était libre de retourner à son logement. Mais elle s’est comme obstinée à ne lui faire aucune réponse ; et je doute si la force de parler ne lui manque pas autant que l’inclination. Il m’est venu à l’esprit de faire appeler le docteur Hobbs, qui est fort de mes amis. Cependant quel moyen de l’introduire dans une maison de cet ordre, et pour une femme de cette apparence, sans lui expliquer une partie de la vérité, que ton intérêt assurément ne sera jamais de faire éclater. Il n’a pas été possible de la faire consentir à passer dans la chambre de Rowland, qui est plus propre et mieux éclairée. Ces misérables m’ont dit que celle où je l’ai vue se serait trouvée plus en ordre, si le jour même de son arrivée il n’en étoit sorti un malheureux débiteur, qui n’est devenu libre, autant que j’ai pu le comprendre, que pour être porté à son dernier gîte. Apprenant qu’elle souhaitait d’être seule, et qu’elle paroissait disposée à s’assoupir, j’ai pris ce tems pour me rendre à son logement, dont j’avais demandé l’adresse à Dorcas. Son hôte, qui se nomme Smith, est un marchand gantier, qui joint d’autres petits commerces à cette profession, et qui m’a paru fort honnête-homme. Mon dessein était de prendre sa femme avec moi, pour retourner chez Rowland ; mais, ne l’ayant pas trouvée au logis, je n’ai pas fait difficulté de raconter au mari ce qui s’était passé depuis trois jours, par un mal-entendu, qui n’avait produit que du trouble et des regrets ; j’ai rendu à Miss Harlove le témoignage qu’elle mérite, et j’ai prié Smith de lui envoyer sa femme au moment de son retour, dans l’espérance que cette visite servira beaucoup à la consoler. Il m’a dit qu’il était venu deux lettres pour elle ; l’une, samedi par la poste ; l’autre, une heure avant mon arrivée, par un exprès, qui, apprenant son absence, et ce qu’on avait pu découvrir de sa disgrace, était parti avec autant d’inquiétude que de diligence, après avoir répété plusieurs fois, que cette nouvelle étoit capable de faire mourir de chagrin la personne qui l’avait envoyé. J’ai jugé à propos d’emporter ces deux lettres ; et, renvoyant mon carrosse, j’ai pris une chaise à porteurs, comme une voiture plus commode pour ta Clarisse, si l’ami de son destructeur peut l’engager à quitter la maison de Rowland. Une affaire indispensable, qui va m’occuper quelques momens, m’oblige de laisser partir ton courrier avec cette lettre et celle d’hier, sans lui proposer d’attendre d’autres éclaircissemens qui le retarderaient peut-être jusqu’au soir. à la vérité, je ne suis pas fâché de te faire un peu sentir, à ton tour, les tourmens du doute et de l’impatience. Je sais que ceux qui les détestent le plus, sont ordinairement ceux qui craignent le moins d’y exposer les autres. Tu m’as donné cent preuves de la vérité de cette observation. Mais je m’embarrasse peu de tes fureurs. Cependant, avec quelque diligence que tu puisses renvoyer le courrier, ma première lettre sera prête pour son arrivée. Tu conviendras que celles-ci sont assez longues pour te convaincre de l’ardeur que j’ai à t’obliger.