Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 239

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 299-300).


M Lovelace, au même.

de mes appartemens, chez Madame Moore. Miss Rawlings est chez son frère. Madame Moore s’occupe de son ménage. Madame Bévis est à s’habiller. Il ne me reste que ma plume pour ressource. Maudit Tomlinson, qui ne paraît point encore ! Que faire sans lui ? Je me figure qu’il va se plaindre, avec assez de hauteur, du traitement qu’il reçut hier. " que lui importent nos affaires ? Peut-il avoir d’autres vues que celle de nous servir " ? En effet, quelle cruauté de renvoyer sans audience un homme de cette considération, qui a tant d’affaires sur les bras ! Le capitaine Tomlinson ne remue pas le pied sans quelque motif d’importance. N’est-ce pas une chose insupportable, que le caprice d’une femme lui fasse perdre tant de momens précieux ? Après tout, Belford, j’ai besoin d’avoir l’esprit et le cœur agités par cette variété de scènes, pour goûter mieux, quelque jour, la douceur du repos, et réfléchir avec plus de satisfaction sur les dangers passés, et sur les peines que je me souviendrai d’avoir essuyées. J’ai l’esprit tourné à la réflexion, tu le sais ; mais supposer que le passé m’occupera seul, tandis que je serai capable de réfléchir, n’est-ce pas une véritable contradiction ? Dans quelle forêt d’épines et de ronces un malheureux ne se jette-t-il pas, au risque inévitable de se déchirer le visage et les habits, lorsque, entreprenant de s’ouvrir des routes nouvelles en amour, il abandonne un vieux sentier, battu de tout tems par ceux qui l’ont précédé ! Changement de scène. J’ai reçu, dans mon propre appartement, une visite de la veuve Bévis. Elle m’apprend que la nuit dernière, lorsque j’eus quitté la maison, ma femme fut tentée de l’abandonner aussi. En vérité, je regretterais volontiers qu’elle ne l’ait point entrepris. Il paraît que Miss Rawlings, dont elle a pris conseil, l’en a détournée. Madame Moore, sans lui faire connaître que Will couche dans la maison, lui a représenté, qu’entre les sujets de ses peines, il y en a plusieurs qu’elle doit souhaiter d’éclaircir ; et que, d’ailleurs, jusqu’à ce qu’elle ait fixé le lieu de sa retraite, elle ne peut être plus sûrement que chez elle. Ma belle s’est rappelée aussi qu’elle attend une lettre de Miss Howe, qui doit servir de direction à toutes ses démarches futures. Je ne doute pas qu’avec tous ces motifs, elle n’ait la curiosité de savoir ce que l’ami de son oncle est chargé de lui dire, quelque mépris qu’elle ait hier marqué pour un homme de cette importance ; et je ne puis croire qu’elle soit absolument déterminée à se mettre hors d’état de recevoir la visite de deux des principales dames de ma famille, et à rompre tout-à-fait avec moi. D’ailleurs, que deviendrait-elle ? J’ajoute que l’heureuse arrivée de la lettre de Miss Howe doit lui avoir donné un peu plus de confiance pour moi et pour tout ce qui l’environne, quoiqu’elle ait peine à l’avouer sitôt. La charité est une vertu si rare ! Les meilleures ames ne reviennent point aisément, lorsqu’elles sont une fois prévenues au désavantage d’autrui. Samedi, à une heure. Enfin ce Tomlinson est arrivé. Je ne manquerai point d’attribuer son retardement à ses grandes et importantes affaires ; mais il m’apprend que, pour cacher sa marche à deux ou trois misérables tels que lui, dont il n’a pu se défaire autrement, il s’est vu obligé de faire un tour de cinq ou six milles. Il me sert avec zèle. Je crois que, s’il continue de me plaire dans cette occasion, je le mettrai en état de vivre à son aise. J’ai fait annoncer aussitôt son arrivée. On a répondu qu’on ne peut recevoir sa visite avant quatre heures après midi. Hauteur insupportable ! Ce sexe est sans aucun égard, lorsque l’humeur s’en mêle. Mais le jour, ou plutôt l’heure de la vengeance arrivera. Le capitaine s’emporte. Qui peut le blâmer ? Les trois femmes conviennent elles-mêmes que c’est traiter durement un homme de cette considération, qui abandonne généreusement ses affaires pour les nôtres. Plût au ciel qu’elle eût tenté de s’évader cette nuit ! Toutes ces créatures n’étant pas mes ennemies, qui sait si, dans une si belle occasion d’exercer mon autorité de mari, je n’aurais pas trouvé assez de faveur pour la reconduire à son premier logement, ou pour me mettre en possession de tous les droits du mariage, en dépit des exclamations, des évanouissemens, des injures, et de tous les emportemens de son sexe ? De tout le jour, elle ne s’est encore montrée qu’à Madame Moore. " elle est extrêmement abattue, peu capable, dit-elle, de l’intéressante explication qu’elle a remise à l’après-midi. Son impatience est extrême de recevoir des nouvelles de sa chère Miss Howe, quoiqu’elle n’en puisse espérer que dans un jour ou deux ". Elle a mauvaise opinion de tout le genre humain… je ne m’en étonne point. L’excellente fille ! Avec un père, des oncles, un frère, tels qu’elle a le malheur d’en avoir ! Mais comment paraît-elle ? Mieux qu’on ne pouvait s’y attendre, après ses fatigues d’hier et le peu de repos qu’elle a pris cette nuit. Ces tendres colombes ne connaissent toutes leurs forces, que dans l’occasion de les employer, sur-tout dans les occasions d’amour, dont le propre est de les occuper entièrement. Elles aiment les scènes intriguées. La vie uniforme est leur aversion. Une femme créera plutôt un orage, que de voir toujours le tems serein. Pourvu qu’elles président à l’ouragan, et qu’elles aient le pouvoir de le diriger, il ne manque rien à leur satisfaction. Mais le malheur de ma charmante, c’est qu’elle est condamnée à vivre dans le trouble, sans l’avoir excité, et sans être capable d’y rien changer.