Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 240

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 300-312).


M Lovelace, au même.

samedi au soir, 20 de juin. Je me donne au diable, si je devine quelle sera la conclusion de tous mes complots et de toutes mes ruses. à quatre heures, qui était le temps assigné, j’ai fait demander, pour le capitaine et pour moi, la permission de monter : on a répondu qu’on était prête à recevoir le capitaine (sans parler de moi le moins du monde) ; mais dans une salle d’en bas, s’il y en avait quelqu’une de libre. L’anti-chambre d’en haut étant à moi, peut-être n’a-t-on pas eu d’autre raison pour nommer une salle d’en bas. Nouvelle délicatesse, si ma conjecture est vraie. Cet air de rigueur, ai-je pensé aussi-tôt, n’est pas d’un excellent présage. Madame Moore, Miss Rawlings et Madame Bévis, qui étoient dans la salle avec le capitaine et moi, ont proposé de se retirer lorsque madame serait descendue. Non, mesdames, leur ai-je dit, à moins que ma femme ne le désire elle-même. Une cause aussi juste que la mienne ne demande pas d’être traitée en secret. D’ailleurs, nous n’avons point d’affaire, à présent, dont vous ne soyez parfaitement informées. Le capitaine m’a prié d’observer qu’il se proposait d’avoir, avec ma femme, quelques explications pour lesquelles elle ne souhaiterait peut-être la présence de personne, sans excepter la mienne ; parce que je n’étais pas aussi bien avec la famille, qu’il serait à désirer pour l’avantage commun. Eh bien, eh bien, capitaine, je me soumets à tout. Vous nous ferez signe de sortir, et nous sortirons. (j’ai pensé qu’effectivement l’exclusion des femmes serait plus naturelle de sa part que de la mienne). Il m’a promis de nous avertir par une inclination de tête et par un signe de main, lorsqu’il souhaiterait de demeurer seul avec madame. " son oncle, nous a-t-il dit, avait pour elle une tendresse incroyable. Il espérait que je n’abuserais pas de l’ardeur avec laquelle son cher ami se portait à la réconciliation, pour la rendre plus lente ou plus difficile. Mais il craignait, comme il me l’a dit plusieurs fois, qu’en lui expliquant la cause de notre mésintelligence, je ne l’eusse beaucoup plus adoucie que je ne l’aurais dû ". Je me flatte, capitaine, que vous ne vous défiez pas de ma bonne foi. Non, monsieur, a-t-il répliqué d’un air inquiet ; mais cent choses qui nous paroissent légères, à nous autres hommes, prennent une autre couleur aux yeux d’une femme délicate. D’ailleurs, si vous êtes lié par un serment, ne devez-vous pas… ? Il s’est arrêté. Miss Rawlings a marqué, par un sourire d’approbation, qu’elle applaudissait à la délicatesse du capitaine. Madame Moore, sans donner si clairement son suffrage, n’a pas laissé de confirmer celui de l’autre par un mouvement de tête. Pour moi, je sais ce que je sais, a dit la jolie veuve en ouvrant de fort grands yeux ; mais on est homme et femme, ou on ne l’est pas. J’ai peine à concevoir les délicatesses de cette nature. Elle vient ! Elle descend ! S’est écriée l’une des trois femmes, au bruit de la porte d’en haut, qui s’ouvroit. Oui, c’est elle-même ! A dit une autre, entendant la porte qui se fermait après elle. En effet, la divine fille est entrée aussitôt dans la salle. Nous l’avons reçue tous avec une profonde révérence ; et de l’air majestueux dont elle s’est présentée, ce mouvement n’était pas libre. Cependant le capitaine a pris une contenance fort grave. Ici, Belford, la nécessité m’oblige de revenir à la méthode du dialogue. Clar. que je ne dérange personne. Ne sortez pas, mesdames, je vous le demande en grâce. (elles paroissaient disposées à sortir ; mais, s’il avait fallu se retirer, Miss Rawlings en serait morte de regret). Vous avez eu le temps d’être informées de mon histoire, et je ne doute pas que vous ne le soyez parfaitement, ou du moins de celle de M Lovelace. Demeurez, je vous prie. (un petit exorde, ai-je pensé, assez bizarre, et même assez impertinent). M Tomlinson, (en s’adressant à lui avec son air inimitable de dignité) je suis votre servante. Vous ne vous serez pas offensé du refus que je fis hier de vous voir. J’étais réellement hors d’état de vous parler avec un peu d’attention. Le Cap. je suis charmé, madame, de vous voir aujourd’hui beaucoup mieux. C’est le jugement que je porte de votre santé. Clar. non, je ne suis pas trop bien. Je ne me serais pas excusée de vous recevoir il y a quelques heures, si je n’avais eu l’espérance de me trouver mieux. Pardon, monsieur, de la peine que je vous ai causée. Vous serez d’autant plus disposé à me la pardonner, qu’elle finira, j’espère, aujourd’hui. (si résolue ! Si déterminée ! Ai-je dit en moi-même. Cependant une nuit entière qui s’est passée sur ses ressentimens ! Mais comme ces quatre mots pouvaient recevoir une explication favorable, je n’ai pas voulu les prendre dans le mauvais sens). Lovel. le capitaine s’est repenti, ma chère, de n’avoir pas demandé hier à vous voir au premier moment de son arrivée. Il a craint que vous ne l’ayez pris en mauvaise part. Clar. peut-être devais-je m’attendre que l’ami de mon oncle eût souhaité de me voir en arrivant. (t’attendais-tu, Belford, à cette réponse ?) mais vous avez eu, monsieur, (en s’adressant à moi) vos raisons pour le retenir. (diable ! Ai-je pensé. Il y avait donc du ressentiment avec le mal de tête, comme ma bonne Bévis l’observa fort bien, dans le refus qu’on fit hier de voir cet honnête ami de M Jules). Le Capit. c’est votre faute, M Lovelace. Je voulais rendre mes devoirs à madame, au moment que je suis arrivé… Clar. c’est assez, monsieur ; en l’interrompant, pour abréger les réponses ; je ne veux pas que vous me croyez choquée d’une bagatelle. S’il ne vous a pas été trop incommode de revenir, je suis fort satisfaite. Le Capit. (un peu déconcerté). Je ne vous dirai pas, madame, que mes affaires…, qui sont en fort grand nombre…, n’aient pas un peu souffert… mais le désir que j’ai de vous servir, vous et M Lovelace, et celui d’obliger M Harlove, votre cher oncle et mon cher ami, me font juger les plus grandes incommodités, dignes d’un meilleur nom. Clar. rien de si obligeant, monsieur. Vous voyez les circonstances fort changées, depuis la dernière fois que j’ai eu l’honneur de vous voir. Le Capit. extrêmement changées, madame. J’en fus très-surpris, jeudi au soir, lorsque M Lovelace me conduisit à votre logement, où nous espérions de vous trouver. Clar. avez-vous quelque chose à me dire qui demande un entretien particulier ? (les trois femmes ont fait alors un mouvement pour se retirer.) ne sortez pas, mesdames. Si M Lovelace demeure, assurément rien ne vous oblige de sortir. (j’ai ridé le front. Je me suis mordu la lèvre. J’ai regardé les femmes, et j’ai secoué la tête.) Le Capit. je ne suis chargé de rien qui ne regarde en partie M Lovelace, et, par conséquent, de rien qu’il ne puisse entendre, à l’exception d’un mot ou deux, qui peuvent être remis à la fin. Clar. je vous prie, mesdames, ne pensez point à sortir. Tout est changé, monsieur, depuis la derniere fois que je vous ai vu. Dans tout ce qui me concerne à présent, il n’y a plus rien à quoi M Lovelace puisse prendre part. Le Capit. vous me surprenez, madame. Je suis affligé de ce que j’entends : affligé pour l’intérêt de votre oncle, affligé pour le vôtre et pour celui de M Lovelace. Il faut qu’il vous ait donné d’autres sujets de plainte que ceux dont il m’a fait l’aveu ; sans quoi… Lovel. en vérité, capitaine, en vérité mesdames, je vous ai raconté une grande partie de mon histoire ; et ce que je vous ai dit de l’offense n’a pas reçu le moindre déguisement dans ma bouche. Si j’ai supprimé quelque chose, c’est uniquement ce que vous ne pouviez entendre sans accuser cette chère personne d’un excès de rigueur. Clar. fort bien, fort bien, monsieur. Vous pouvez me noircir et vous justifier à votre aise. Je ne suis plus en votre pouvoir. Cette pensée me console de tout. Le Capit. le ciel me préserve de prendre la défense d’un crime qu’une personne de vertu et d’honneur ne peut pardonner ! Mais sûrement, sûrement, madame, c’est aller trop loin. Clar. ne me blâmez pas, M Tomlinson. J’ai bonne opinion de vous, comme d’un ami de mon oncle. Mais si vous êtes celui de M Lovelace, mes idées changent ; car ses intérêts et les miens ne doivent plus rien avoir de commun. Le Capit. de grâce, madame, que j’aie l’honneur de vous dire un mot en particulier. Clar. rien ne vous empêche, monsieur, de vous expliquer librement devant ces dames. M Lovelace peut avoir des secrets ; je n’en ai aucun. Il semble que vous me jugiez coupable ; je serais charmée que tout le monde connût le fond de mon cœur. Que mes ennemis paroissent ; qu’ils m’interrogent ; je suis prête à leur révéler mes plus secretes pensées. Le Capit. ame noble ! Quelle femme au monde pourrait tenir ce langage ? (chacune des trois femmes a levé les mains et les yeux, comme pour dire : ce n’est pas moi.) il n’y a rien ici qui sente le désordre, a dit Miss Rawlings : mais, en jugeant par son propre cœur, elle y a dû trouver peu de vraisemblance. Langage admirable ! A dit Madame Bévis, en serrant les épaules. Madame Moore a soupiré. Moi, j’ai dit en moi-même : l’ami Belford connaît mon cœur. à cet égard, au moins, je suis plus ingénu qu’aucune de ces trois créatures, et seul comparable ici à cette divine fille. Clar. je ne m’informe pas comment M Lovelace a pu découvrir mes traces. Mais tant de méprisables inventions, tant de ruses et de vils déguisemens pour s’introduire dans cette maison, tant de mensonges hardis et choquans… Le Capit. un mot seulement en particulier… Clar. pour soutenir des droits qui n’ont aucun fondement ! Ah ! Monsieur ! Ah ! Capitaine Tomlinson ! Que de raisons n’ai-je pas de dire, que cet homme est capable de toutes sortes de bassesses ? (les femmes ont jeté les yeux l’une sur l’autre, et de-là sur moi, pour voir apparemment comment je soutiendrais l’attaque. Je t’avouerai, Belford, que j’ai senti à ce moment, dans ma tête un bouleversement qui m’a fait craindre de devenir fou. Mon cerveau me semblait tout en feu. Que n’aurais-je pas donné pour me trouver sur le champ seul avec elle ? J’ai traversé la chambre, en tenant le poing serré sur mon front. Oh ! Que n’ai-je à présent quelqu’un, ai-je pensé en moi-même, que je puisse déchirer et mettre en pieces ! Le Capit. chère madame ! Ne voyez-vous pas combien le pauvre M Lovelace… bon dieu ! Que j’ai trompé votre oncle, à ce compte ! Quelle peinture ne lui ai-je pas fait de votre bonheur ? Combien de fois lui ai-je répété que vous seriez heureux l’un et l’autre ? Clar. ah ! Monsieur, vous ne savez pas combien d’offenses préméditées j’avais eu à pardonner la dernière fois que je vous ai vu, pour être capable de paroître devant vous, telle que je souhaitais alors de pouvoir être à l’avenir. Mais à présent, vous pouvez dire à mon oncle que je ne puis plus espérer sa médiation. Dites-lui que la faute dont je me suis rendue coupable, en donnant à M Lovelace l’occasion de m’arracher à mes vrais amis, à mes amis éprouvés, mes amis naturels, avec quelque rigueur qu’ils m’aient traitée, se présente sans cesse à moi, avec d’autant plus de force pour m’effrayer, que mon sort semble toucher à sa crise, suivant la malédiction d’un père offensé. (ici elle a versé un ruisseau de larmes, qui ont produit leur effet jusques sur mon honnête suppôt, et qui en ont fait pendant quelques momens un Belford . Les trois femmes, accoutumées à pleurer sans douleur, comme à rire sans raison, par la seule force de l’exemple, n’ont pu manquer de tirer leur mouchoir : ce qui devait, au fond, me surprendre d’autant moins que, partagé moi-même entre la surprise, la confusion et l’attendrissement, je n’ai pas eu peu de peine à résister. Qu’un cœur tendre est un mauvais présent du ciel ! Quel moyen d’être heureux avec un cœur sensible ? Cependant tu oses soutenir qu’un cœur dur est un cœur de tigre). Le Capit. quoi, madame ! Je n’obtiendrai pas un moment d’entretien particulier ? Je vous le demande par rapport à moi seul. Les femmes ont voulu se retirer. Elle s’est obstinée à ne pas permettre qu’elles sortissent sans moi. Le capitaine m’a prié d’y consentir. Il me semble, ai-je pensé, que je puis me fier quelques momens à un coquin que j’ai si bien instruit. Elle ne le soupçonne de rien. Je ne lui laisserai que le tems dont elle a besoin pour jeter son premier feu. Cette réflexion m’a fait prendre le parti de sortir avec les femmes. En me retirant, d’un air soumis, j’ai fait à ma déesse une révérence qui m’a gagné tous les cœurs, à l’exception de celui qu’il m’importait de toucher ; car cette fille hautaine n’a pas plié le genou pour me répondre. La disposition de la porte m’a permis de me placer assez favorablement pour ne pas perdre un mot de sa conversation avec le capitaine : mais j’ai pris soin qu’aucun autre que moi ne pût les entendre. Ils ont parlé tous deux assez haut ; elle, par le mouvement de sa colère ; lui, dans le dessein de m’obliger. Et pour diminuer l’admiration que pourrait te causer ma mémoire, je t’apprens que j’avais à la main mes tablettes et mon crayon. Si la belle furieuse s’en était défiée, peut-être m’aurait-elle épargné quelques notes ; et peut-être aussi n’aurait-elle fait qu’en grossir le nombre. Le capitaine s’est d’abord excusé, par diverses raisons, d’avoir donné devant les femmes une sorte de confirmation au rapport de notre mariage. Elle n’ignorait pas, lui a-t-il dit, que, pour entrer dans les vues de son oncle, il en avait déjà semé le bruit ; et que cette nouvelle ayant été jusqu’à Milord M et Miladi Lawrance, il avait été obligé de la soutenir par un nouveau témoignage. Son frère étant résolu de la voir à toutes sortes de prix, pouvait découvrir sa retraite, et s’adresser aux femmes de la maison, pour se faire expliquer la vérité de mes engagemens. Elle voyait parfaitement qu’il n’avait pu se dispenser de tenir ici le même langage. Son embarras n’avait pas été médiocre, parce qu’il n’aurait pas voulu, pour tout l’or du monde, qu’on le crût capable de duplicité ou de mauvaise foi : et c’était le motif qui lui avait fait souhaiter si vivement une conversation particulière avec elle. Il était vrai, a-t-elle répondu, qu’elle avait consenti à cet expédient, dans l’opinion qu’il venait de son oncle, et, s’imaginant peu qu’il dût l’engager dans un si grand nombre d’erreurs. Cependant elle aurait dû ne pas ignorer qu’une erreur en amène toujours d’autres à sa suite. M Lovelace lui avait fait vérifier cette maxime, dans plus d’une occasion ; et c’était une remarque du capitaine même, dans une des lettres qu’on lui avait fait lire hier. Il se flattait, a-t-il répliqué, qu’elle n’avait aucune défiance de lui, aucun doute de son honneur. Si je vous suis suspect, madame, si vous me croyez capable… quelle idée ! Dieu tout-puissant ! Quelle idée vous auriez de moi ! Non, monsieur. Dans une occasion de cette nature, il n’y a pas d’homme au monde que je puisse soupçonner. Vous ne m’êtes pas suspect. S’il était possible qu’il y eût un tel homme au monde, ce ne serait pas M Tomlinson, le père de plusieurs enfans, un homme d’ âge, de sens et d’expérience. (le coquin m’a confessé qu’en recevant cet injuste éloge, il s’était senti comme percé jusqu’au fond du cœur, par un trait des yeux de ma déesse, et qu’il n’avait pu se défendre de trembler. Le remords d’une conscience foible, Belford, et rien de plus. J’ai fait plus d’une fois la même expérience, dans quelques-uns de mes entretiens avec cette pénétrante fille). Son oncle, a-t-elle continué, n’était pas accoutumé à ces malheureux expédiens ; mais elle avait attribué sa conduite à la singularité de l’occasion, et à ses égards forcés pour l’honneur d’une nièce. Cette explication a mis le capitaine à l’aise, et lui a rendu le courage. Elle lui a demandé s’il croyait que Miladi Lawrance et Miss Montaigu pensassent à lui rendre une visite. Il a protesté qu’il n’en doutait pas. Et M Lovelace peut-il s’imaginer, a-t-elle repris, que je me laisse engager à confirmer devant ces dames le bruit que vous avez répandu ? (mon espérance, Belford, avait été de l’y engager en effet, sans quoi je ne lui aurais pas fait voir leurs lettres : cependant j’avais dit au capitaine que je croyais devoir abandonner ce point). Il a répondu qu’il me croyait fort éloigné de cette pensée, et que mon dessein, comme il le savait de moi-même, était de leur déclarer en confidence le fond de la vérité. Ensuite, revenant sans affectation à M Jules, il lui a dit que ce digne oncle et ce cher ami avoient déjà fait quelques démarches pour une réconciliation générale. Aussitôt, madame, qu’il sera informé de votre mariage réel, il se hâtera d’entrer en conférence avec votre père ; car il n’a pas attendu jusqu’ aujourd’hui à verser les tendres sentimens de son cœur dans le sein de votre mère. Et qu’a dit ma mère ? Qu’a dit ma chère mère ? A-t-elle interrompu avec une vive émotion, le visage levé, l’oreille ouverte, comme pour abréger le chemin que la réponse avait à faire jusqu’à elle. Votre mère, madame, s’est noyée dans ses larmes ; et votre oncle, pénétré de sa tendresse, n’a pu continuer le discours qu’il avait commencé. Mais il se propose de le reprendre dans les formes, lorsqu’il sera sûr de la célébration. Le son de sa voix m’a fait juger qu’elle pleuroit. Cette chère personne, ai-je dit en moi-même, commence à se ralentir. Mais j’ai porté envie à l’éloquence du maraud. Je ne pouvais supporter l’idée qu’aucun homme eût le pouvoir que je n’avais pas eu, de persuader cette ame hautaine, quoiqu’en ma faveur ; et, ce que tu auras peine à croire, j’en ai ressenti plus de peine, que son ralentissement ne me causait de plaisir. Tout ce qu’elle dit, tout ce qu’elle fait a des charmes. Il y a de la beauté dans sa colère, de la beauté dans ses pleurs. Si le capitaine était un jeune homme, et s’il était un peu plus relevé par son rang ou sa fortune, il n’aurait pas été en sûreté contre ma jalousie, et je n’aurais pas jugé trop avantageusement d’elle-même. Ah ! Monsieur, lui a-t-elle dit, vous ne savez pas tout ce que j’ai souffert des étranges procédés de M Lovelace. C’est par une vile trahison qu’il m’a fait tomber d’abord entre ses mains ; et, depuis qu’il m’a tenue dans son pouvoir… elle s’est arrêtée un moment ; et, reprenant aussi-tôt : ah ! Monsieur, vous ne savez pas quelle conduite il a tenue avec moi, quelle est sa dureté, son impolitesse, à la honte de sa naissance, de son éducation et de ses lumières. (la première femme qui ait jamais fait cette plainte de moi. C’est ma consolation, ai-je pensé. Mais ce langage tenu dans mon absence, à l’ami de son oncle, comble une mesure déjà trop pleine, ma très-chère ame. écrivons, écrivons). Clar. mercredi dernier… (elle s’est encore arrêtée, et je suppose qu’elle a détourné le visage. Il me paraît bien surprenant qu’elle ait voulu toucher à ce qui lui paraît si bas et si honteux, sur-tout devant un homme, et tête à tête avec lui). Le Capit. je me garderai bien, madame, de vous demander des explications sur un sujet si délicat. Il reconnaît la justice de votre colère. Mais il proteste solemnellement que l’offense n’était pas préméditée. Cl. rien n’est capable de le justifier, M Tomlinson. Les gens de la maison doivent être aussi méprisables que lui. Je suis convaincue qu’il y avait entr’eux une ligue détestable… mais éloignons cette odieuse idée. Le Capit. je n’ajoute qu’un mot, madame. Il m’assure qu’il vous a marqué l’empire qu’il a sur lui-même, par une soumission sans exemple, et que vous avez promis de lui faire grâce. Cl. il ne m’aurait pas arraché cette promesse, s’il n’avait su qu’il ne la méritait pas ; et je ne l’ai faite que pour me garantir du dernier outrage. Le Cap. tout inexcusable qu’il est, je souhaiterais, madame, puisqu’il peut alléguer du moins en sa faveur la confiance qu’il a eue dans votre promesse, que, pour sauver les apparences aux yeux du monde, et pour éviter les malheurs qui peuvent arriver si vous êtes absolument résolue de rompre avec lui, vous vous fissiez de nouveaux droits sur sa reconnaissance, en excitant votre générosité naturelle à lui pardonner. Elle est demeurée en silence. Le Capit. votre père et votre mère, madame, déplorent la perte d’une fille que votre générosité peut leur rendre. Ne les exposez pas au double malheur qu’ils ont à redouter ; celui de perdre, avec leur fille, un fils qui est capable de leur causer ce nouveau sujet d’affliction par sa propre violence. Elle a paru méditer. Elle a pleuré. Elle est convenue qu’elle sentait la force de cet argument. (ce maraud-là sera mon sauveur, ai-je dit en moi-même). Le Capit. permettez-moi, madame, de vous faire remarquer qu’il ne me serait pas difficile, si vous l’exigiez absolument, d’engager votre oncle à se rendre secrétement à Londres, pour vous donner à M Lovelace de sa propre main. Je suppose cependant que ce fâcheux démêlé n’ait point été jusqu’à lui. Clar. mais qu’ai-je tant à redouter de mon frère ? Je me plains de ses injures : peut-il se plaindre des miennes ? Implorerai-je la protection de M Lovelace contre mon frère ? Et qui me protègera contre M Lovelace ? Le cruel ! L’ingrat ! D’insulter une malheureuse fille qu’il a privée lui-même de tous ses protecteurs et de tous ses amis ! Non, non, il ne m’est plus possible de le voir du même œil ; il n’aura plus rien à démêler avec moi. Qu’il me quitte. Que mon frère me découvre. Je n’ai pas le cœur assez foible pour craindre la vue d’un frère qui n’a pas cessé de m’injurier. Le Capit. si votre frère ne paroissait que pour conférer avec vous, pour vous faire des reproches, pour éclaircir des difficultés, j’en jugerais fort différemment. Mais quel succès devez-vous attendre d’une entrevue (M Solmes présent) dans laquelle votre frère apprendra que vous n’êtes pas mariée, et que vous êtes résolue de ne jamais prendre M Lovelace ? Encore faut-il supposer que M Lovelace ne troublera pas votre conférence ; ce que vous ne sauriez vous promettre. Clar. ce que je puis dire, ce que je vois de plus clair, c’est que je suis très-malheureuse. Je dois me soumettre aux dispositions de la providence, et supporter patiemment des maux que je ne puis éviter. Mais j’ai pris mes mesures : M Lovelace ne peut jamais faire mon bonheur, ni espérer de moi le sien. Je n’attends ici qu’une lettre de Miss Howe, qui achèvera de me déterminer. De vous déterminer à l’égard de M Lovelace ? A interrompu le capitaine. Clar. je suis déterminée par rapport à lui. Le Capit. si ce n’est pas en sa faveur, madame, j’ai fini mon rôle. Envain chercherais-je des raisons plus puissantes que celles dont je viens de vous entretenir ; il y aurait de l’indiscrétion à les répéter. Si vous ne vous sentez pas disposée à pardonner, il faut que l’offense ait été plus grave que M Lovelace ne le reconnaît. Mais, dans cette supposition, madame, ayez la bonté de me dicter la réponse que je dois faire à votre oncle. Vous avez eu celle de me dire que ce jour finirait ce que vous nommez mes peines : je les aurais crues dignes d’un meilleur nom, si j’avais pu servir à réconcilier des personnes que j’honore du fond du cœur. (ici, mon cher Belford, je suis entré d’un air grave.) Lovel. capitaine, je viens d’entendre une partie de vos explications avec cette adorable personne, dont l’unique défaut est d’avoir un cœur implacable ; je suis pénétré de son obstination. Non, je n’aurais pas cru possible qu’avec des vues aussi proches, aussi clairement avouées, elle m’eût accordé si peu de part à son estime. Cependant je me dois quelque justice par rapport à l’offense dont j’ai eu le malheur de me rendre coupable, lorsque je vous vois tant de penchant à la croire beaucoup plus grave que je ne vous l’ai déclaré. Clar. monsieur, je n’écoute pas vos récapitulations ; je suis et je dois être seule juge des insultes qui me regardent personnellement. Je ne veux aucune discussion avec vous, et je ne vous écoute pas sur un sujet si choquant. Elle s’est mise en mouvement pour sortir. Je me suis placé entr’elle et la porte. Vous pouvez m’entendre, madame ; ma faute n’est pas d’une nature qui s’y oppose : je m’accuserai moi-même avec justice, mais sans blesser vos oreilles. J’ai protesté alors que le feu de mercredi avait été réel (il l’était en effet) : j’ai désavoué (avec un peu moins de bonne foi), que l’aventure fût préméditée : j’ai reconnu que je m’étais laissé emporter par la violence de ma passion, et par un transport soudain, que peu de jeunes gens, dans la même situation, eussent été capables de réprimer ; mais j’étais sorti sur ses ordres, sur ses instances, sur la promesse du pardon, sans m’être échappé à d’autres libertés, à d’autres indécences que celles dont les personnes les plus délicates, surprises dans une attitude si charmante, auraient fait moins un sujet d’offense que de badinage et de raillerie, sur-tout lorsque ses alarmes pour le feu m’excitaient à la rassurer par toutes les expressions de la tendresse, et qu’étant si proche de l’heureux jour, je pouvais me regarder comme un amant reconnu. Cette excuse ai-je ajouté, justifiait aussi les femmes de la maison, qui, nous croyant actuellement mariés, pouvaient supposer leur intervention moins nécessaire dans une si tendre occasion. Sens-tu, Belford, la hardiesse de cette insinuation en faveur des femmes ? (ses yeux se sont remplis de la plus haute indignation ; elle en a lancé contre moi traits sur traits : son ame s’est montrée toute entière dans chaque ligne de son visage. Cependant elle n’a pas dit un seul mot. Peut-être a-t-elle cru trouver dans cette apologie pour les femmes, l’explication du parti auquel je m’étais attaché malgré elle de nous faire passer pour mariés en arrivant dans cette maison.) Le Capit. en vérité, monsieur, je ne puis approuver que vous ayez augmenté l’effroi de madame, lorsque la crainte du feu l’avait déjà trop alarmée. (elle a voulu forcer ici le passage pour sortir ; je me suis mis le dos contre la porte, et je l’ai conjurée de m’accorder un moment.) ce n’est pas mon intérêt seul, très-chère Clarisse, qui me fait souhaiter que le capitaine Tomlinson ne me croie pas plus coupable. Je n’ajouterai pas un mot sur ce malheureux sujet, lorsque j’en aurai appelé à votre propre cœur, lorsque je vous aurai demandé si cette explication n’était pas nécessaire devant le capitaine. Il aurait emporté de moi une trop mauvaise opinion, s’il n’avait jugé de ma faute que par la violence de votre ressentiment. Le Capit. oui, j’en conviens, et je suis très-satisfait, M Lovelace, que vous en puissiez dire tant pour votre défense. Clar. admirable jugement que celui d’une cause où l’offenseur est assis entre les juges ! Je ne soumets pas la mienne à la décision des hommes, pas même à la vôtre, M Tomlinson. Vous me permettrez de le dire, quoique je veuille conserver la bonne opinion que j’ai de vous ; si M Lovelace ne s’était pas cru sûr de vous avoir fait entrer dans ses intérêts, il ne vous aurait point engagé à faire le voyage de Hamstead. Le Capit. si je me suis laissé engager à quelque chose, madame, je le dis hardiment devant M Lovelace, c’est pour l’intérêt de votre oncle et pour le vôtre, beaucoup plus que pour le sien. Je l’ai blâmé dans le premier moment, et je le blâme encore d’avoir ajouté chagrin sur chagrin, terreur sur terreur… dans le tems, monsieur, (me regardant d’un œil fier) que madame était prête à s’évanouir devant vous. Lovel. je ne disconviens pas, capitaine, qu’il n’y ait beaucoup de fautes, beaucoup de légèretés à me reprocher, et que si cette chère personne m’a jamais honoré de quelque affection, je ne sois même un ingrat ; mais je n’ai que trop de raison d’en douter. N’ai-je pas une preuve actuelle que jamais elle n’a eu pour moi l’estime dont ma fierté me rendait jaloux, dans la facilité avec laquelle je la vois renoncer à moi pour une offense légère, renoncer à l’espérance d’une réconciliation dont son oncle se fait le médiateur, et risquer les plus funestes suites ? Dans quelles circonstances encore ? à la vue du terme, lorsque les articles sont dressés et prêts à signer, lorsque je sollicite une médiation que nulle autre considération que la sienne n’a pu me faire désirer. Par ma foi ! Capitaine, cette chère personne ne doit avoir eu que de la haine pour moi, pendant le temps même qu’elle a voulu m’honorer de sa main ; et j’imagine qu’à présent qu’elle est résolue de m’abandonner, c’est une préférence décidée dans son cœur pour le plus odieux de tous les hommes, pour ce Solmes, qui doit, dites-vous, accompagner son frère : et dans quelles espérances, dans quelles vues l’accompagner ? Ciel ! Comment suis-je capable de soutenir cette idée ? Clar. vous jugeriez mieux de l’estime que j’ai eue pour vous, si vous vouliez vous souvenir que vous ne l’avez jamais méritée… elle a fait ici quelques pas vers la fenêtre ; et retournant vers nous : M Tomlinson, a-t-elle dit au capitaine, je veux bien vous avouer qu’en donnant ma main, je n’étais pas capable de me borner à ce don. Ne l’ai-je pas assez prouvé aux meilleurs de tous les parens ? Et n’est-ce pas ce qui m’a jetée dans un abîme dont l’homme que vous voyez n’a fait qu’augmenter la profondeur, lorsque l’honneur et la reconnaissance l’obligeaient également de me soutenir dans ma chûte. Je n’ai pas même été sans inclination pour lui ; ma peine n’est pas à l’avouer. J’ai supporté long-temps les variétés inexplicables de sa conduite : j’attribuais ses erreurs soit à la légèreté de son âge, soit au défaut de cette pure et généreuse délicatesse qui intéresse le cœur aux disgraces d’autrui. Aujourd’hui, ce ne peut être qu’une véritable méchanceté qui lui fait soutenir que sa dernière et cruelle insulte n’a pas été préméditée. Mais quel besoin d’en parler davantage, puisqu’elle est d’une nature qui a tout-à-fait changé cette inclination que j’avais en sa faveur, et qu’elle m’a fait renoncer à toutes mes espérances, pour me délivrer absolument de son pouvoir ? Lovel. ô ma très-chère Clarisse ! Que nous serions heureux l’un et l’autre si j’avais pu découvrir cette inclination, comme vous daignez l’appeler, au travers d’une froideur dont jamais amant n’a fait une si cruelle expérience ! Clar. comptez, capitaine, qu’il avait su la découvrir : il a su me conduire plus d’une fois à lui en faire l’aveu ; assez inutilement, je puis le dire, parce que sa vanité lui apprenait seule à n’en pas douter, et parce que mon seul motif, dans la lenteur que j’apportais à m’expliquer, était la juste crainte de ne pas lui trouver un retour de générosité. En un mot, capitaine Tomlinson, je n’aurais eu que du mépris pour moi-même, si je m’étais trouvée capable de tyrannie ou d’affectation pour l’homme dont je me proposais de faire mon mari. J’ai toujours blâmé la plus chère amie que j’aie au monde, pour une faute de cette nature. En un mot,… Lovel. quoi ! Mon ange aurait eu pour moi ce favorable penchant ? Très-chère Clarisse ! Faites grâce à mes remords ; rendez-moi votre estime : mon crime n’est pas au delà de toute rémission. Je vous ai arraché, dites-vous, la promesse du pardon : mais cette promesse, je n’en aurais pas fait la condition de mon obéissance, si je n’avais eu l’espérance d’être pardonné : laissez reparoître à mes yeux, je vous en conjure, cette agréable perspective qui commençait si heureusement à s’ouvrir devant nous. J’irai à la ville ; j’en apporterai les permissions. Tous les obstacles sont surmontés. M Tomlinson nous servira de témoin ; il sera présent à la cérémonie, au nom de votre oncle. Que dis-je ? Il m’a fait espérer que votre oncle même… Le Capit. je le répète, monsieur, et je ne vous dissimulerai pas le fondement de cette espérance. J’ai proposé, à mon cher ami (votre oncle, madame,) de publier qu’il pensait à faire un petit voyage avec moi dans la terre qui me reste près de Northampton. Ce cher M Jules ! Il y a long-temps qu’il ne s’est pas écarté de chez lui. Sa santé décline visiblement : on pourrait répandre que le changement d’air est utile à sa santé… mais je m’aperçois, madame, que je touche un sujet trop tendre. La chère Clarisse a pleuré. Elle a cru comprendre, suivant l’intention du capitaine, à quelle occasion la santé de son oncle allait en décadence. Le Capit. nous pourrions fort bien, lui ai-je dit, feindre de partir pour Northampton, mais prendre tout-d’un-coup vers Londres. Il pourrait voir de ses propres yeux la célébration, être tout-à-la-fois le père qu’on désire, et l’oncle qu’on aime. Ma charmante s’est tournée pour s’essuyer les yeux. Le Capit. au fond, comme M Jules n’a pas rejetté ce projet, je ne vois à présent que deux objections ; l’une est votre fâcheuse mésintelligence, dont je serais au désespoir qu’il fût instruit, parce qu’elle pourrait le faire entrer dans les injustes soupçons de M James Harlove : l’autre, que ce serait encore une occasion de délai pour la cérémonie, qu’il me semble qu’on pourrait terminer dans un jour ou deux, si… (il a fait ici une profonde révérence à ma déesse. Charmant personnage ! Mais combien de fois n’ai-je pas maudit mon étoile, qui me fait avoir tant d’obligation à son adresse ?) elle allait parler ; son air ne m’a pas plu, quoique sa rigueur et son indignation parussent un peu diminuées : je l’ai prévenue ; mais il m’en a coûté cher. Voici l’expédient qui me vient, ai-je dit… Clar. gardez vos expédiens, monsieur ; j’abhorre vos expédiens et vos inventions ; je ne les connais que trop. Lovel. voyez, capitaine ; voyez, M Tomlinson ! Il ne manque rien à la confiance avec laquelle nous nous ouvrons devant vous. Vous ne pensiez guère, j’ose le dire, que nous eussions vécu jusqu’aujourd’hui avec si peu d’intelligence ; mais votre amitié saura couvrir tout d’un voile : nous pouvons encore être heureux. Ah ! Si j’avais pu me flatter que ce cher objet de mes transports eût pour moi la centième partie de l’amour que j’ai pour elle ! Nos défiances ont été mutuelles : cette divine personne pousse la délicatesse à l’excès. Peut-être en ai-je manqué. Delà toutes nos peines. Mais, cher capitaine, je trouve dans mon cœur l’espérance d’obtenir son amour, parce que j’y trouve la résolution de le mériter. Clar. la mienne est de suivre mes mesures. Le Capit. quoi, madame ! Rien ne peut changer… Clar. non, monsieur. Le Capit. que vais-je dire à M Jules Harlove ? Malheureux oncle ! Quelle surprise pour lui ! Et se tournant vers moi : vous voyez, M Lovelace. Mais c’est à vous-même que vous en avez l’obligation. (il a raison, sur ma foi, ai-je pensé. J’ai traversé la chambre, en mordant successivement de dépit mes deux lèvres, qui avoient perdu le pouvoir de persuader.) le capitaine a fait une révérence à la belle, et s’avançant vers la fenêtre, où étoient son fouet et son chapeau, il les a pris. Il a ouvert la porte : mon enfant, a-t-il dit à quelqu’un qui s’est présenté, ordonnez, je vous prie, à mon laquais d’amener mon cheval à la porte. Lovel. vous ne partirez pas, monsieur ; j’espère de votre bonté que vous ne partirez pas. Je suis le plus malheureux de tous les hommes ! Demeurez de grâce… cependant, hélas !… mais demeurez, monsieur. On peut espérer encore que Miladi Lawrance fera plus d’impression. Le Capit. cher Monsieur Lovelace ! Eh ! Ne devais-je pas espérer que mon digne ami, un oncle affectionné en ferait un peu plus sur sa chère nièce ? Mais pardon. Une lettre me trouvera toujours disposé à servir madame, autant par considération pour elle-même que pour mon cher ami. Elle s’était jetée dans un fauteuil, où, les yeux baissés, et comme immobile, elle paroissait méditer profondément. Le capitaine lui a fait une seconde révérence. Elle n’y a pas répondu. Monsieur, m’a-t-il dit avec un air d’égalité et d’indépendance, je suis votre serviteur. La chère inexplicable a continué de demeurer sans mouvement. Je n’ai jamais vu d’image d’une si profonde rêverie, sur le visage néanmoins d’une personne éveillée. Il a passé devant elle avec une nouvelle révérence. Elle ne s’est pas remuée. Je ne veux pas troubler madame dans ses méditations, m’a-t-il dit d’une voix plus haute. Adieu, monsieur. Vous ne me conduirez pas plus loin, je vous en supplie. Elle a paru se réveiller en soupirant : partez-vous, monsieur ? Le Capit. oui, madame. J’aurais fait mon bonheur de pouvoir vous être utile ; mais je vois que cette entreprise surpasse mes forces. Elle s’est levée avec un air inimitable de dignité et de douceur : je suis fâchée de vous voir partir, monsieur ; mais je ne puis vous arrêter. Vous me voyez sans un seul ami de qui je puisse prendre conseil. M Lovelace a l’art ou le bonheur de s’en faire un grand nombre. Si vous partez, monsieur, je ne vous arrête point. Le Capit. je pars à la vérité, madame ; mais si je pouvais vous servir ou vous plaire en suspendant mon départ… eh bien, monsieur, en se tournant vers moi, quel était donc votre expédient ? Peut-être, madame, a-t-il quelque chose… (elle a soupiré, sans faire aucune réponse. Vengeance ! Ai-je dit en moi-même, garde tes droits dans mon cœur : si l’amour te chasse encore une fois, tu n’y rentreras jamais.) Lovel. voici ce que j’ai pensé, ce que j’aurais voulu proposer (et j’ai poussé moi-même un soupir) ; que si cette chère personne me refuse le pardon qu’elle m’a promis, elle eût du moins la bonté de suspendre ses ressentimens jusqu’à l’arrivée de Miladi Lawrance ; que cette dame se rendît notre médiatrice ; que la chère personne se mît sous sa protection, et se retirât avec elle dans son château d’Oxfordshire. Une des vues qui amènent ma tante, est de proposer à madame de faire ce petit voyage avec elle. On peut laisser tout le monde, excepté Miladi Lawrance, vous, capitaine, et votre ami M Jules, comme il le désire, dans l’opinion que nous sommes mariés. Lorsque ma chère Clarisse se trouvera dans le sein de ma famille, il n’en pourra rester le moindre doute à son frère ; et notre mariage étant bientôt célébré secrètement, votre rapport, capitaine, deviendra une heureuse vérité. Le Capit. sur mon honneur, madame, (en portant la main sur sa poitrine) l’expédient me charme ; il répond à toutes les difficultés. Elle est retombée dans ses méditations. Son embarras m’a paru extrême. Enfin, levant les yeux au ciel, comme pour implorer ses lumières, je ne sais ce que je dois faire, a-t-elle dit… une jeune fille sans amis… de qui puis-je attendre des conseils ? Je souhaiterais de me retirer un moment, si j’en ai la liberté. Elle est sortie d’un pas tremblant, et nous l’avons entendue monter à sa chambre. Au nom de dieu ! M’a dit aussitôt le coquin de Tomlinson, les mains levées dans un transport d’admiration et de pitié, prenez compassion de cette admirable fille : je ne puis, je ne puis soutenir plus long-temps mon rôle ; elle mérite les adorations de toute la terre. Parle bas, ai-je répondu. Le diable t’emporte ! N’entends-tu pas les femmes qui reviennent ? En effet, elles sont rentrées toutes trois, la curieuse Rawlings à leur tête. Je leur ai dit que ma femme avait demandé quelques momens pour ses réflexions ; que nous étions remplis d’espérance ; et je leur ai représenté une partie de la scène avec des couleurs qui leur ont fait trouver dans le caractère de cette jeune dame un excès de dureté et de délicatesse. La veuve Bévis a témoigné particulièrement, par ses gestes et par quelques mots lâchés au hasard, qu’elle lui croyait un grand fond de bizarrerie et d’affectation ; et j’ai observé dans ses regards que ses idées de censure se changeaient quelquefois en compassion pour moi. L’indulgence, a-t-elle dit, était louable. L’amour l’était aussi. Mais trop était trop. Miss Rawlings, après avoir reproché, d’un air prude à Madame Bévis de parler toujours un peu trop librement, a dit qu’après tout il y avait dans notre histoire des obscurités qu’elle ne pouvait pénétrer ; et là-dessus elle est allée s’asseoir dans un coin de la chambre, comme fâchée d’avoir la vue si courte.