Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 238

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 297-299).


M Lovelace, au même.

samedi, à huit heures du matin. Je reviens de chez Madame Moore, où j’étais allé pour recevoir les ordres de ma charmante ; mais sa porte ne s’est pas ouverte pour moi. Elle a passé une fort mauvaise nuit. Il ne faut pas douter qu’elle ne regrette d’avoir poussé trop loin ses ressentimens, comme je dois regretter de n’avoir pas fait un meilleur usage de la nuit du mercredi. Faisons, Belford, une petite revue de ma situation, et des nouveaux soins de ma prudence. J’ai vu ce matin les femmes, et je les trouve moitié incertaines, moitié résolues. Le frère de Miss Rawlings lui reproche de n’avoir plus d’autre maison que celle de Madame Moore. Madame Moore ne peut faire un pas sans Miss Rawlings. Quoiqu’il ne me soit pas permis de loger dans cette chère maison, j’en ai loué tous les appartemens jusqu’aux greniers, pour un mois certain, au prix qu’on a voulu, table et logement pour ma femme et pour tout ce qui m’appartient. Mais j’ai mis, pour condition, qu’elle n’en serait pas informée dans ces circonstances. Ainsi, je crois avoir lié Madame Moore par l’intérêt. C’est proportionner, comme Lucifer, les tentations aux penchans. Miss Rawlings balance alternativement, lorsqu’elle entend notre histoire de la bouche de ma femme ou de la mienne. Cette Miss Rawlings n’a pas l’air crédule. Je ne me suis pas encore attaché à connaître son foible. La première fois que je la verrai, je veux étudier ses inclinations et ses défauts. Les conséquences et les applications suivront bientôt. La veuve Bévis, comme je te l’ai déjà dit, est entièrement à moi. Mon valet Will couche dans la maison. Mon autre coquin ne me quitte pas ; et par conséquent ne saurait être tout-à-fait stupide. Will est déjà passionnément amoureux d’une des servantes de Madame Moore. Il a senti le pouvoir de ses charmes, au premier moment qu’il a jeté les yeux sur elle. C’est une grosse paysanne d’assez bonne façon. Mais, depuis la duchesse jusqu’à la fille de cuisine, il n’y a point de femme qui ne soit contente d’elle-même, lorsqu’elle fait la conquête d’un homme à la première vue. La plus laide ne l’est jamais à ses propres yeux. Elle trouve vingt raisons pour justifier l’opinion d’un amant, soit avec le secours, soit en dépit de son miroir. Le coquin s’attribue cent cinquante livres sterling de ses épargnes. C’est cinquante de plus que je ne lui avois ordonné. Il pourrait les avoir sans doute, quoique je ne lui croie pas quatre sous à lui. Le meilleur des maîtres, c’est moi. Un peu d’emportement peut-être, mais qui s’appaise aussitôt. Cette fille le traite déjà fort humainement. La seconde servante est aussi fort civile pour lui. Il a dans la tête un mari qui lui convient. M André, dit-elle, (c’est le nom de mon autre laquais ; et les idées vagues ne plaisent pas à Jenny ) est un jeune homme qui lui paraît fort aimable. Mais ne crois pas que mes précautions se réduisent-là. Quel besoin, Belford, avec mes talens pour l’invention, quel besoin avois-je de la Sinclair ? Ma femme peut avoir de nouvelles occasions d’employer les messagers dont elle s’est servie pour Miss Howe et pour Wilson. Will est déjà lié parfaitement avec l’un. Il le sera bientôt avec l’autre, s’il ne l’est déjà. Boire ensemble, c’est jurer amitié entre les gens de cette espèce. Le laquais du capitaine a ses instructions et ses emplois. Il sert un maître très-humain et très-respectable. J’aime l’ordre et la subordination. La poste générale et particulière sera observée de près. J’ai donné diverses descriptions : celle du Collins de Miss Howe, celle des livrées, soit des Harlove, soit de Miss Howe et d’Hickman, etc. James Harlove et Singleton n’ont pas été oubliés. Je dois être averti de toutes les informations qu’on pourrait prendre sur la marche de ma femme, soit sous son nom de mariage, ou sous son nom de fille. Le prétexte est d’éviter toutes sortes de désastres. J’ai donné ordre à Mowbray, à Tourville, et même à Belton, si sa santé le permet, de prendre leur quartier pour huit jours à Hamstead, avec les plus fidèles de leurs gens. Tes affaires particulières me portent à t’épargner actuellement. Mais ne laisse pas de te tenir prêt à remplir ton devoir dans l’occasion. à l’égard de ma femme, n’a-t-elle pas lieu d’être très-contente de moi, qui lui ai permis de recevoir la lettre de Miss Howe des mains de Wilson ? Elle voit clairement que je ne suis pas dangereux, et que je ne pense qu’à faire ma paix avec elle, pour une légère offense qui n’est que l’effet du hasard. Miss Howe prétend, dans une de ses lettres, quoiqu’avec un hélas ! Que sa charmante amie a le cœur touché en ma faveur. Il faut, par conséquent, qu’elle devienne plus traitable après cette réconciliation. Si j’étais traité avec moins de rigueur et plus de politesse, si je recevais d’elle quelque témoignage de compassion, si je lui voyais un peu de penchant à m’épargner, et à juger favorablement de mes vues, je ne dis pas que j’eusse le cœur impitoyable. Mais se voir insulté, bravé par une rebelle dont on est le maître, qui serait capable de le supporter ? Je vais retourner à la scène de l’action. Il faut que je tienne les femmes en haleine. Je n’ai pas eu d’aujourd’hui occasion d’entretenir en particulier Madame Bévis. Que dire de ce misérable Tomlinson, qui n’est pas encore arrivé.