Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 222

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 205-212).


M Lovelace, à M Belford.

jeudi, 8 de juin, à cinq heures du matin. C’est à présent que ma réformation est assurée. Jamais, jamais, je n’aimerai d’autre femme. Laisse-moi respirer. Ne me presse pas de mettre sous tes yeux ce qui demande de l’ordre dans les événemens, de la force dans les peintures, et une admiration éternelle pour chaque trait, c’est-à-dire, pour les moindres circonstances. N’as-tu pas remarqué la consternation où j’étais hier au soir en finissant ma dernière lettre, lorsque j’eus quitté la plume pour relire la tienne, dans la vue de me détourner moi-même du dessein de troubler ma belle par un réveil terrible ? De quoi crois-tu qu’il fût question ? Je vais te l’apprendre. Un peu après deux heures, lorsque toute la maison était endormie, ou qu’elle feignait de l’être ; ma Clarisse dans son lit, entre les bras du sommeil ; moi-même, en robe de chambre depuis plus d’une heure, quoiqu’à la vérité la plume à la main pour t’obliger ; j’ai été alarmé par le bruit de plusieurs personnes qui marchaient au-dessus de ma tête, et par celui d’un mêlange de voix, les unes plus hautes, les autres plus basses, mais qui semblaient se faire des reproches entr’elles, et s’entredemander du secours. Tandis que j’en cherchais la cause avec étonnement, Dorcas, se précipitant pour descendre, est venue crier à ma porte, d’une voix sourde, et plus horrible par cet accent sépulcral qu’elle ne l’aurait été par l’éclat : au feu ! Au feu ! Au feu ! Mon alarme en est devenue d’autant plus vive, que cette fille paroissait vouloir crier plus haut, sans le pouvoir. La plume m’est tombée des mains ; j’ai failli de renverser ma table, pour me lever ; et ne faisant que trois pas jusqu’à la porte, j’ai ouvert, j’ai crié : où ? Où ? Où ? Presque aussi effrayé que Dorcas. Elle était à demi déshabillée, son corset dans une main, et sans avoir la force d’articuler ses mots ; de l’autre, elle m’a montré le second étage. J’y ai volé aussitôt ; et j’ai trouvé que tout le mal venait de la négligence de notre cuisinière, qui, ayant passé une partie de la nuit à lire un conte des fées, avait mis le feu, en se couchant, à une vieille paire de rideaux de toile des indes. Dans sa frayeur, elle avait eu la présence d’esprit de les arracher ; et tout enflammés comme ils étoient, elle venait de les jeter dans la cheminée lorsque je suis entré dans sa chambre ; de sorte que j’ai eu la satisfaction d’arriver après le danger. En même tems, Dorcas, après m’avoir montré le siège de l’incendie, ne sachant point que le péril fût passé, et s’attendant à voir la maison réduite en cendres, par un tendre mouvement d’affection pour sa maîtresse (ce zèle me la fera aimer toute sa vie), a couru vers sa porte. Elle a frappé rudement. Elle s’est écriée, d’une voix renaissante et aussi vive que son affection. Au feu ! Au feu ! La maison est en feu. Levez-vous, madame, levez-vous promptement, si vous ne voulez pas être brûlée dans votre lit. à peine avait-elle proféré ces terribles cris, que j’ai entendu tirer les verroux et les barres, tourner la clé, ouvrir la porte de sa maîtresse ; et je n’ai pas distingué moins clairement la voix de ma charmante, dont le son paroissait celui d’une personne prête à s’évanouir. Vous pouvez juger combien j’ai été touché. J’ai frémi d’inquiétude pour elle. J’ai volé plus légérement que je n’avais fait à la première nouvelle du feu, pour l’assurer qu’il ne restait rien à craindre. En arrivant à la porte de la chambre j’y ai trouvé la plus charmante de toutes les femmes, appuyée sur le bras de Dorcas, soupirant, tremblant, prête à tomber sans connaissance ; n’ayant sur elle qu’un petit jupon, le sein à demi découvert, et les pieds nuds dans ses mules. Aussitôt qu’elle m’a vu, elle s’est efforcée de parler ; mais elle n’a pu prononcer que mon nom… ô M Lovelace ! Et je l’ai crue menacée de tomber à mes pieds. Je l’ai prise dans mes bras, avec une ardeur que je ne lui avais point encore fait sentir. Ma très-chère vie ! Lui ai-je dit, soyez sans crainte : je suis monté ; le danger n’est plus rien ; le feu est presque éteint. Imprudente Dorcas, comment avez-vous été capable d’effrayer mon ange jusqu’à ce point, par vos hideuses exclamations ? Ah ! Belford, quels charmes dans le mouvement de son sein, tandis que je la tenais serrée contre le mien ! Je distinguais jusqu’au battement de son cœur ; et pendant quelques minutes, j’ai continué d’appréhender pour elle une attaque de convulsions. Dans la crainte qu’elle ne s’enrhumât, nue comme elle étoit, je l’ai portée sur son lit, et je me suis assis près d’elle, m’efforçant, par la tendresse de mes expressions et par mes caresses passionnées, de dissiper ses terreurs. Mais, qu’a produit le généreux soin que j’avais pris d’elle, et le bonheur de lui avoir fait rappeler ses esprits ? Rien, rien de la part d’une ingrate, excepté de la colère et des emportemens. Nous avions déjà perdu tous deux le souvenir du terrible danger qui l’avait jetée entre mes bras ; moi, par le transport de ma joie ; elle, par celui de sa frayeur, en sentant un de mes bras passé autour d’elle, et me voyant assis sur le bord de son lit. Ici, Belford, rappelle-toi un peu la distance où ma vigilante déesse m’avait toujours tenu d’elle. Rappelle-toi mon amour et mes souffrances. Rappelle-toi toutes ses réserves, et depuis combien de temps j’observais l’occasion de la surprendre. Songe au respect que sa froide vertu et ses excès de modestie m’avoient inspiré. Songe enfin que jamais je n’avais été si heureux avec elle ; et figure-toi, là-dessus, quelle a dû être l’impétuosité de mes désirs dans ce fortuné moment. Cependant, j’ai eu la force d’être décent, d’être généreux, du moins à mon propre compte ; et je me suis tenu à de vagues expressions d’amour, dictées, à la vérité, par la plus tendre et la plus ardente passion dont le cœur d’un mortel ait jamais brûlé. Mais loin d’en être touchée, quoiqu’elle se vît avec l’homme dont elle avait reconnu depuis si peu de temps que les soins ne lui déplaisaient pas, et qu’elle avait quitté avec tant de satisfaction une heure ou deux auparavant, je n’ai jamais vu de douleur plus amère et plus touchante que la sienne, lorsqu’elle est revenue tout-à-fait à elle-même. Elle a invoqué le secours du ciel contre ma trahison ; c’est le nom qu’elle a donné à mon amour : tandis que moi, avec les sermens les plus solemnels, j’ai protesté que ma frayeur avait égalé la sienne, et que la cause de nos alarmes communes avait été réelle. Elle m’a conjuré, dans les termes les plus forts et les plus attendrissans, avec un mêlange de soupirs et de menaces, de quitter sa chambre, et de lui permettre de se cacher à la lumière et à tous les regards humains. Je lui ai demandé pardon ; mais je n’ai pu me défendre de l’offenser ; et je lui ai juré plusieurs fois que le jour suivant serait celui de notre mariage. Elle a regardé apparemment ce langage comme une marque que je pensais à ne plus garder de ménagement. Elle n’a voulu rien entendre ; et redoublant ses efforts pour s’arracher de mes bras, avec des reproches interrompus et les plus violentes exclamations, elle a protesté qu’elle ne survivrait pas à ce qu’elle a nommé un traitement si lâche et si infame. Jetant même ses yeux égarés autour d’elle, comme pour chercher quelque secours à son désespoir, elle a découvert une paire de ciseaux fort pointus, sur une chaise peu éloignée de son lit ; elle a fait ses efforts pour les prendre, dans le dessein d’exécuter sur le champ sa funeste résolution. La vue d’une si furieuse agitation m’a contenu. Je l’ai suppliée de se rassurer, et de m’écouter un moment, en lui déclarant que je ne pensais point à blesser son honneur. Je me suis saisi des ciseaux, et je les ai jetés dans la cheminée. Enfin, comme elle me conjurait ardemment de m’éloigner, j’ai consenti à lui laisser prendre une chaise. Mais quel spectacle cette nouvelle situation m’a-t-elle offert ? Ses bras et ses épaules nues ! Ses mains croisées sur sa poitrine, sans en pouvoir cacher la moitié ! Un court manteau de lit qui ne me dérobait presque rien, ses jambes et ses pieds ouvertement en proie à mes regards ! à la vérité, les siens semblaient ne respirer que la vengeance ; et ses lèvres répondant à peine aux mouvemens de son indignation, elle faisait des sermens entrecoupés de ne me pardonner jamais. Mais crois-tu, Belford, qu’animé par cette vue, et piqué à mon tour par ses menaces, il m’ait été possible de me modérer long-temps ? Je l’ai prise encore une fois dans mes bras. Je l’ai serrée avec un nouveau transport. Quand je considère sa délicatesse, j’admire d’où lui est venu tant de force. Elle s’est débattue si furieusement, que je n’ai pas eu besoin d’autre preuve pour m’assurer que sa colère était sérieuse. J’ai eu plus de peine à la retenir que je ne puis te le représenter, et je n’ai pu l’empêcher à la fin de glisser d’entre mes bras, pour tomber à genoux. Là, dans l’amertume de son cœur, les yeux attachés sur les miens, les mains levées, les cheveux épars (car sa coëffure de nuit étant tombée, dans le débat, sa charmante chevelure s’était déployée en boucles naturelles, comme pour cacher officieusement les beautés de son cou et de ses épaules), le sein agité par la violence de ses soupirs et de ses sanglots, comme pour aider ses lèvres tremblantes à plaider pour elle ; là, dans cette humble posture, après avoir fait un effort sur sa douleur pour recouvrer le pouvoir de parler, elle a imploré ma compassion et mon honneur avec cette force d’expression qui distingue cette admirable fille, dans son langage, de toutes les femmes que j’aie jamais entendues. Regardez-moi, cher Lovelace (ce sont ses propres termes), je vous supplie à genoux de me regarder comme une malheureuse créature, qui n’a que vous pour protecteur, qui n’a que votre honneur pour défense ! Par cet honneur, par votre humanité, par tous les sermens que vous m’avez faits, je vous conjure de ne me pas rendre un objet d’horreur à moi-même, et pour jamais méprisable à mes propres yeux. Je lui ai parlé de demain, comme du plus heureux jour de ma vie. Ah ! Demain. Non, non, a-t-elle repris ; si vos vues sont honorables, c’est à présent, c’est à l’instant, qu’il faut le prouver en sortant d’ici. Jamais, jamais, dans la plus longue vie, vous ne pouvez réparer ce que vous me faites souffrir. Insolent ! Misérable ! Infame !… s’est-elle écriée tout d’un coup. Oui, elle a eu l’audace de m’appeler infame, quoique livrée actuellement à mon pouvoir. Et pourquoi ? Parce que ne pouvant résister au charmant spectacle que j’avais devant les yeux, j’ai saisi sa tête de mes deux mains, et, dans le même transport, j’ai baisé successivement son cou, ses lèvres, ses joues, son front et ses yeux baignés de larmes, à mesure que cet assemblage de beautés s’offrait à ma vue. Si je suis un infame, lui ai-je dit en même tems, si je suis un infame… et, ma main devenant plus hardie… je me flatte néanmoins de ne l’avoir pas portée trop rudement sur un sein si délicat… si je suis un infame… elle a déchiré ma manchette ; elle s’est arrachée de mon heureuse main, avec une force et une agilité surprenante, dans le moment que je voulais passer l’autre bras autour d’elle… oui, un infame, a-t-elle répété, et le plus infame de tous les hommes. Au secours ! Au secours ! S’est-elle mise à crier d’une voix lamentable ; anges du ciel ! Charitables gens de la maison. N’y a-t-il pas de secours à espérer pour une malheureuse ? Cette résistance ne faisait qu’irriter mes transports. Je suis donc un infame, miss ? Suis-je un infame, dites-vous ? Et passant les deux bras autour d’elle, je l’ai soulevée jusqu’à mon cœur, dont je ne pouvais contenir l’agitation. Ah ! Non, non ; vous êtes… et se reprenant ; mais n’êtes-vous pas… cependant, elle est revenue à me nommer son cher Lovelace. Ses deux mains étoient moins occupées à se défendre qu’à couvrir son sein. Tuez-moi, m’a-t-elle dit d’un air égaré, tuez-moi, si je suis assez odieuse à vos yeux pour mériter ce traitement : j’aurai des grâces à vous rendre. Depuis trop long-temps la vie n’est qu’un fardeau pour moi : ou (jetant un regard farouche autour d’elle) donnez-moi seulement les moyens, et je vais vous convaincre sur le champ que mon honneur m’est plus cher que la vie. Ensuite, les mains toujours croisées sur sa poitrine, et ses larmes coulant comme deux ruisseaux, elle m’a nommé encore une fois son cher Lovelace ; elle m’a promis de me remercier jusqu’à son dernier soupir, si je voulais lui accorder ce qu’elle me demandait, ou lui épargner de nouvelles indignités. Je me suis assis ; je suis demeuré quelques momens suspendu. Ce n’est point une femme, me suis-je dit à moi-même, c’est un ange que je tiens et que je presse dans mes bras ; car je la tenais encore dans l’état où je l’avais relevée. Mais elle m’est encore échappée, pour retomber aussi-tôt à genoux. Voyez, M Lovelace… grand dieu ! Faut-il que je vive pour éprouver ce barbare traitement ? Voyez à vos pieds une infortunée qui implore votre pitié, et qui, pour l’amour de vous, est abandonnée de tout le monde ! Ah ! N’accomplissez pas l’horrible malédiction de mon père ! N’en soyez pas l’instrument comme vous en avez été la cause ! épargnez-moi, épargnez-moi, je vous en conjure ! Comment ai-je mérité que vous me traitiez avec cette barbarie ? Pour vous-même, pour votre propre intérêt, si ce n’est pas pour celui de mon honneur et de ma vie, comme vous souhaitez que le tout-puissant ait pitié de vous à votre dernière heure ! Laissez-vous toucher par mes invocations et par mes larmes. Un cœur d’acier aurait été pénétré. J’ai voulu aider plus doucement cette chère suppliante à se lever. Elle n’a pas voulu quitter sa posture, si je ne l’assurais, m’a-t-elle dit, que je me rendais à sa prière, et qu’elle pouvait se lever pour vivre innocente. La dureté m’a manqué pour résister plus long-temps. Levez-vous, fille divine, lui ai-je répondu d’une voix altérée par ma propre émotion ; soyez ce que vous êtes, et tout ce que vous souhaitez d’être. Mais assurez-moi vous-même que vous me pardonnez tout ce qui s’est passé, et dites-moi que vous continuerez de me regarder du même air de faveur et de satisfaction qui a fait mon bonheur depuis quelques jours. à cette condition, je me soumets à mon cher tyran, dont l’empire n’a jamais eu tant de force sur moi que dans cet instant ; et je vous laisse libre aussitôt. Puisse dieu tout puissant, m’a-t-elle dit d’un ton passionné, en levant les yeux au ciel avec un regard attendri, écouter vos prières dans vos plus fâcheux momens, comme vous avez écouté les miennes ! Laissez-moi donc à présent. Retirez-vous. Laissez-moi à mes propres réflexions. Ce sera me laisser assez de tourment, et plus que vous n’en devez souhaiter à vos plus cruels ennemis. Ne me soupçonnez pas d’un dessein prémédité, ma très-chère Clarisse. Tout est arrivé sans avoir été prévu. Ah ! M Lovelace ; en poussant un profond soupir. En vérité, madame, le feu était réel. (il l’était en effet, Belford). Toute la maison étoit menacée d’être réduite en cendre, comme vous en serez convaincue ce matin par vos propres yeux. Ah ! M Lovelace. Que l’excès de ma passion, madame, et le bonheur que j’ai eu de vous rencontrer à la porte de votre chambre dans une attitude si charmante… laissezmoi, laissez-moi sur le champ ! Je vous conjure de me laisser ; jetant un œil distrait et confus, tantôt autour d’elle, tantôt sur elle-même. Pardonnez-moi, très-chère Clarisse, d’innocentes libertés, que l’excès de votre délicatesse vous fait trouver offensantes. Ah ! Laissez-moi, laissez-moi ; se regardant encore, et regardant autour d’elle avec une douce confusion. Sortez, sortez : et se remettant à pleurer, elle a fait tous ses efforts pour retirer ses mains, que je n’avais pas cessé de tenir dans les miennes. Que de nouveaux charmes, à présent que je me les retrace, cette agitation donnait à chaque partie, à chaque trait du plus beau corps du monde ! Je ne puis sortir, lui ai-je répondu, je ne sortirai point, si vous ne prononcez mon pardon. Dites seulement que vous me pardonnez. Dites, ma très-chère vie ! Au nom du ciel, sortez. Laissez-moi le tems de penser à ce que je puis, à ce que je dois. Ce n’est point assez, mon cher amour. Il faut me dire que je suis pardonné ; que vous me verrez demain, comme s’il n’était question de rien. Alors je l’ai reprise dans mes bras, espérant, au fond, qu’elle s’obstinerait à me refuser. Mais elle s’est hâtée de répondre : eh bien, je vous pardonne, misérable que vous êtes ! Quoi, chère Clarisse ! C’est avec cette répugnance, avec un mêlange de reproche, que vous m’accordez la grâce que je vous demande, lorsque je serais le maître… et j’ai recommencé à la serrer contre mon sein. Eh bien ! Je vous pardonne. Du fond du cœur ? Oui, du fond du cœur. Et librement ? Librement. Et me regarderez-vous demain comme s’il n’était rien arrivé ? Oui, oui. Ce ton, chère Clarisse, me rend l’intention suspecte. Dites-moi que vous me le promettez sur votre honneur. Eh bien ! Sur mon honneur. Sortez donc à présent ; sortez, et que jamais… que veut dire ce jamais , ma chère vie ? Est-ce là pardonner ? Que jamais, a-t-elle repris, cette cruelle scène ne soit rappelée. J’ai insisté sur un baiser, pour sceller mon pardon ; je me suis retiré comme une véritable dupe, ou, si tu veux, comme le jouet d’une femme. Je me suis retiré d’assez mauvaise humeur. T’attendais-tu à cette conclusion ? Mais, je ne me suis pas plutôt vu dans mon appartement, que, réfléchissant à l’occasion que je venais de perdre, considérant que je n’avais fait qu’augmenter mes propres difficultés, et m’exposer à la raillerie des femmes de la maison, qui me reprocheraient une foiblesse si éloignée de mon caractère, je me suis repenti de ma folle pitié, et je suis retourné promptement sur mes pas, dans l’espérance que le trouble où je l’avais laissée ne lui aurait pas permis de fermer sitôt sa porte, et résolu d’exécuter tous mes projets, quelles qu’en pussent être les suites. J’ai poussé l’offense assez loin, disais-je en moi-même, pour douter qu’elle m’ait pardonné de bonne foi ; et de quelque excès qu’elle soit capable dans son désespoir, ma dernière ressource sera le mariage, pour l’appaiser. Le ciel m’a puni. J’ai trouvé sa porte fermée. Cependant, comme je l’entendais pousser des soupirs et des sanglots fort violens : chère Clarisse, lui ai-je dit en frappant doucement à sa porte, j’ai deux mots à vous dire, les plus agréables que vous ayez jamais entendus de moi. Permettez que je vous parle un instant. Elle s’est mise en mouvement pour venir à la porte. Je me suis flatté qu’elle allait ouvrir ; et mon cœur a sauté de joie dans cette espérance. Mais elle n’a fait que pousser un autre verrou, pour rendre la barrière plus sûre ; et, soit qu’elle n’ait pas eu la force ou la volonté de répondre, elle s’est retirée au fond de son appartement. J’ai repris le chemin du mien, aussi mécontent de moi-même que tu peux te l’imaginer. Telle était ma mine. Tel était mon complot. Et tel est malheureusement tout le fruit que j’en ai tiré. Je l’aime plus éperdument que jamais. Eh ! Comment pourrais-je m’en défendre ? Cette aventure m’a fait découvrir mille nouveaux sujets d’extravagance et d’idolâtrie. Ah ! Belford, Clarisse est un composé de toutes les perfections. Je la crois mortellement offensée ; mais ne vois-tu pas que j’ai, pour obtenir grâce, un titre que tout le monde m’a refusé jusqu’aujourd’hui ? Je veux dire, un fond réel de sensibilité pour les prières et pour les larmes. Où étoit, dans cette occasion, le calus , la cuirasse d’acier, dont on prétend que j’ai le cœur armé ? C’est, à la vérité, le premier exemple de cette nature, qu’on puisse nommer dans l’histoire de ma vie. M’en demandes-tu la raison ? C’est que je n’ai jamais trouvé de résistance si sérieuse, ni d’obstacles qui méritent si bien le nom d’invincibles. Quel triomphe son sexe obtient, dans mes idées, par une si belle défense ! à présent, Belford, si ma charmante peut me pardonner… que dis-je, si elle le peut ? Elle le doit. Ne l’a-t-elle pas déjà fait sur son honneur ? Mon embarras est de savoir comment la chère petite personne remplira cette partie de sa promesse qui l’oblige de me voir demain, comme s’il n’était rien arrivé pendant la nuit. Je me figure qu’elle donnerait le monde entier pour être quitte de notre première entrevue. Le meilleur parti pour elle n’est pas d’en venir aux reproches. Cependant, pourquoi lui donnerais-je ce conseil ? La charmante occasion qu’elle m’offrirait ! Qu’elle manque à sa parole ! Je lui en souhaiterais l’audace. Il lui est impossible de fuir. La voie de l’appel est fermée hors de mon tribunal. Quels amis lui reste-t-il dans le monde, si ma compassion ne se déclare point en sa faveur ? D’ailleurs, le digne capitaine Tomlinson et l’oncle Jules sauront tout réparer, de quelque nouvelle offense que je puisse me rendre coupable. à l’égard de tes craintes sur quelque emportement qui pourrait lui faire tourner sa fureur contr’elle-même, j’ignore de quoi elle aurait été capable, si les ciseaux ou quelqu’autre instrument s’étoient trouvés sous sa main ; mais j’ose dire que, de sang froid, il n’y a rien de cette nature à craindre d’elle. Un galant homme n’a que trop de peine avec ces vertueuses filles ; car je commence à croire qu’il s’en trouve au monde. Il faut bien qu’il ait quelque chose sur quoi il puisse se reposer ; c’est l’attachement même qu’elles ont pour leurs principes. En un mot, je n’appréhende pour celle-ci que la force de sa douleur. Mais c’est un mal, comme tu sais, dont l’action est assez lente, et qui laisse place à de petits accès de joie dans les intervalles.