Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 223

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 212-214).


M Lovelace, à M Belford.

jeudi, à huit heures du matin. Sa chambre n’est point encore ouverte. Je ne dois pas m’attendre qu’elle déjeûne avec moi, ni même apparemment qu’elle y dîne. Petite capricieuse ! Combien de peine elle se cause par ses excès de délicatesse ? Toute autre femme n’aurait fait que rire de ce qui s’est passé entr’elle et moi. L’idée qu’elle s’en forme ne sert qu’à nous tourmenter tous deux. Qu’en penses-tu, Belford ? S’il est vrai qu’elle soit fâchée, ne ferait-elle pas mieux, dans ses propres principes, de ne pas marquer tout le chagrin qu’elle affecte ? Mais qui sait si mes craintes ne vont pas trop loin ? Je le croirais volontiers. Elles viennent plutôt de son excessive délicatesse, que d’aucun juste sujet de ressentiment. La première fois peut-être elle s’estimera fort heureuse s’il ne lui arrive rien de pis. La chère personne a été si fatiguée, si effrayée cette nuit, qu’il n’est pas surprenant qu’elle demeure un peu plus long-temps au lit. Je souhaite qu’elle y ait trouvé plus de repos que moi, et qu’un sommeil doux et paisible l’ait disposée à me recevoir un peu plus tranquillement. Je la vois d’avance ; une douce rougeur, un air de confusion. Mais pourquoi de la confusion dans celle qui souffre, tandis que l’offenseur en ressent si peu ? Effet prodigieux de l’habitude ! On apprend aux femmes que la rougeur relève leurs grâces. Elles se forment à rougir. C’est un art qui leur devient aussi facile que celui des larmes. Oui, l’explication me plaît assez ; tandis que nous autres hommes prenant la rougeur, entre nous, pour une marque de mauvaise conscience ou de timidité, nous n’apportons pas moins d’étude à nous en défendre. Par ma foi, Belford, je suis presqu’aussi confus de reparoître aux yeux des femmes de cette maison, que ma Clarisse peut l’être de se présenter aux miens. Je n’ai point encore ouvert ma porte, dans la crainte qu’elles ne viennent fondre sur moi. De quel degré de corruption ce sexe n’est-il pas capable ? Et quelle doit être celle de deux filles qui, ayant eu pour un homme autant de passion que Polly et Sally en ont eu pour moi, ont pu devenir assez insensibles aux tourmens de la jalousie, à la mortification de partager ce qu’on aime avec de nouveaux objets, pour souhaiter qu’il leur donne une rivale, et pour faire leur plaisir suprême de voir d’autres femmes réduites à leur niveau ? Tu ne saurais te représenter combien Sally même se réjouissait, cette nuit, de la seule pensée que l’heure de Clarisse approchoit. à dix heures. De ma vie je n’ai rien désiré avec tant d’impatience que de voir ma charmante. On croit avoir entendu quelque mouvement dans sa chambre. Dorcas vient de frapper à sa porte pour lui demander ses ordres. La réponse, c’est qu’on n’a pas d’ordre à lui donner. Elle a demandé à quelle heure le déjeûner doit être prêt. La proposition est refusée d’une voix basse et chagrine. J’y vais moi-même. J’ai frappé trois fois à la porte, sans avoir obtenu la moindre réponse. Très-chère Clarisse, ai-je dit enfin, permettez que je m’informe de votre santé. On ne vous a pas vue d’aujourd’hui. Je suis impatient de savoir comment vous vous portez. Pas un mot. Mais j’ai cru entendre un profond soupir. Je vous demande en grâce, madame, de monter avec moi au second étage. Vous verrez avec joie de quel danger nous sommes heureusement échappés. Très-heureusement, en effet, Belford ; car le feu a laissé des traces effrayantes. Vous ne me répondez pas, madame ! Suis-je indigne d’une parole ? Est-ce ainsi que vous tenez votre promesse ? Ne m’accorderez-vous pas, pendant quelques minutes, l’honneur de votre compagnie dans la salle à manger ? Elle a toussé, elle a poussé un soupir ; c’est toute sa réponse. Apprenez-moi du moins l’état de votre santé. Dites-moi que vous vous portez bien. Est-ce là ce pardon qui devait être le prix de mon obéissance ? Alors, d’une voix foible, mais irritée, elle m’a pressé de quitter sa porte ; et sa chaleur croissant à chaque mot, elle m’a donné les noms de misérable, d’inhumain, de barbare et de tout ce qu’il y a de lâche et de perfide au monde. Quittez ma porte, a-t-elle répété, et n’insultez pas une malheureuse personne à qui vous deviez de la protection plutôt que des outrages. Voilà donc, madame, ai-je répondu, sans me plaindre de ses injures, le fond que j’ai à faire sur vos promesses ! Si les mouvemens imprévus, si les effets du hasard ne peuvent être pardonnés… ici, elle s’est écriée : ô terrible malédiction d’un père ! Je suis donc menacée de te voir accomplir à la lettre ! Sa voix se perdant alors dans un murmure qui ne paroissait point articulé, j’ai eu la curiosité de regarder par le trou de la serrure : je l’ai vue à genoux, le visage et les bras levés vers le ciel, les mains étendues, implorant sans doute le secours d’en-haut. Je n’ai pu me défendre de quelque émotion. Ma très-chère vie, ai-je repris d’un ton plus tendre, accordez-moi quelques momens d’entretien ; confirmez le pardon que vous m’avez promis ; et puisse la foudre m’écraser à l’instant, si je vous laisse quelque doute sur la sincérité de mon repentir. Je vous quitterai ensuite pour tout le jour, et demain je ne me présenterai à vous qu’avec les articles prêts à signer, et la permission obtenue ; ou, si je ne l’obtiens point, avec un ministre qui nous en tiendra lieu. Daignez me croire une fois. Lorsque vous aurez vu la réalité du danger qui est devenu la malheureuse occasion de votre ressentiment, vous jugerez moins mal de moi. Enfin je vous conjure d’exécuter votre promesse, à laquelle vous me permettrez de dire que je me suis fié assez généreusement. Je ne puis vous voir, m’a-t-on répondu ; et plût au ciel que je ne vous eusse jamais vu ! Si je vous écris, c’est tout ce que je suis capable de prendre sur moi. Que votre lettre, ma chère vie, soit donc une confirmation de votre promesse. Je me retire dans cette espérance. Elle vient de sonner pour Dorcas. Elle n’a fait qu’entr’ouvrir sa porte ; et, la tenant d’une main, elle a passé le bras pour donner sa lettre à Dorcas. J’ai demandé à cette fille dans quel état elle l’avait trouvée ? Vêtue, m’a-t-elle dit, détournant le visage, et ne pouvant retenir ses soupirs. Adorable créature ! J’ai baisé le pain à cacheter de sa lettre, qui était encore humide. Voici ce qu’elle contient, mais sans adresse, sans monsieur , ou M Lovelace. " je ne puis vous voir, et je ne vous verrai pas, si je n’y suis forcée. Il n’y a point de termes qui puissent exprimer la douleur que je ressens de votre bassesse et de votre ingratitude. Malheureusement pour moi les circonstances ne me permettent d’espérer que par vous le moyen de me réconcilier avec ceux qui auraient été mes protecteurs naturels contre de tels outrages ; ce motif est le seul qui puisse me retenir un moment de plus dans cette maison. Mais si j’ai quelque relation avec vous, ce ne sera plus que par écrit. Vous êtes le plus vil et le plus détestable de tous les hommes. Par où ai-je mérité vos indignes traitemens ? N’en parlons plus ; mais, pour votre propre intérêt, ne souhaitez pas de me voir d’une semaine entière. " ainsi, Belford, tu comprends que j’ai beaucoup d’obligation à l’histoire de Tomlinson et de l’oncle. Dans quel joli embarras je me suis jeté moi-même. Si César eût été aussi fou, il n’aurait jamais passé le rubicon . Mais, après l’avoir passé, s’il eût pris le parti de la retraite, intimidé par un édit du sénat, la belle figure qu’il aurait faite dans l’histoire ! Je ne devais pas ignorer que l’entreprise d’un vol mérite d’être punie comme le vol même. Mais ne la pas voir d’une semaine entière ! Cette petite personne ! N’admires-tu pas comme elle me prévient sur chaque article ? Le contrat est achevé, prêt à signer demain, ou le jour d’après au plus tard. La permission avec le ministre, ou le ministre sans la permission, ne sont pas moins sûrs dans l’espace de vingt-quatre heures. Les arrangemens de Pritchard ne se feront point attendre. Tomlinson ne demande qu’à paraître, avec une réponse favorable de M Jules Harlove. Cependant ne la pas voir d’une semaine entière ! Ce cher amour ! Son bon ange l’aurait-il quittée pour une semaine ? C’est ce qu’elle craint peut-être. Mais que servent les craintes ? Apprends, ma charmante, qu’avant la fin de ta semaine, je suis bien trompé si je n’achève mon triomphe. Ce qui me chagrine le plus, c’est qu’une si excellente fille s’expose à manquer de parole. Fi, fi. Mais je considère que personne n’est absolument parfait. L’erreur est une foiblesse humaine, pourvu qu’on n’y persévère pas ; et je me flatte que ma charmante ne peut rien avoir d’ inhumain .