Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 221

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 204-205).


M Lovelace, à M Belford.

mercredi à 11 heures du soir. Ma foi, Belford, tu m’a presque abattu par tes impertinentes réflexions. Quoique je n’aie pas voulu te l’avouer dans ma lettre d’hier, ma conscience était encore de ton parti. Mais je me flatte d’être redevenu homme. Comment as-tu trouvé le secret de m’ébranler ? Si proche du succès de mes complots ! à la veille de faire jouer ma mine ! Tout étoit arrangé ici entre les femmes et moi ; sans quoi je crois que tu aurais triomphé de mes résolutions. J’ai le temps de t’écrire quelques lignes, pour te préparer à ce qui doit arriver dans une heure ou deux. Nous avons été extrêmement heureux. Combien d’agréables jours nous avons passés ensemble ! Mais qui peut deviner ce que deux heures de temps vont produire ? Lorsque j’ai quitté ma charmante, il y a une demi-heure, et toujours avec une violence extrême, c’est après lui avoir fait promettre qu’elle ne s’arrêterait ce soir à lire ni à écrire. Sa conversation avait eu tant de charmes pour moi, et la satisfaction qu’elle avait témoignée de ma conduite, avait ajouté un surcroît si sensible à ma joie, que si elle ne se retirait pas pour se mettre au lit, je l’avais pressée de m’accorder une heure de plus. En passant une partie de la nuit à lire ou à écrire, ce qui lui arrive quelquefois, elle aurait déconcerté mes vues, comme tu l’observeras lorsque ma petite mine aura produit son effet. Quoi ! Quoi ! Voudrais-tu m’étouffer ? C’est à mon cœur que je parle, Belford. Le traître s’est enflé jusqu’à me couper la respiration. Pourquoi tant de mouvement ? Lorsqu’un homme croit toucher au rivage, ces femmes réservées l’exposent encore à des tempêtes. Tout est-il prêt, Dorcas ? Ma bien-aimée m’a-t-elle tenu parole ? Mais d’où me viennent ces agitations que je ne puis appaiser ? Est-ce amour ? Est-ce effroi ? Je ne puis décider lequel des deux. Si je parviens seulement à la surprendre, avant que sa défiance… mes jambes tremblantes, mes genoux, naturellement si fermes, qui heurtent l’un contre l’autre ! Ces mains, qui ont déjà refusé deux fois de conduire ma plume, et qui me font des lignes si tortues, ne me manqueront-elles pas tantôt dans l’instant décisif ? Encore une fois, d’où peuvent venir toutes ces convulsions ? Assurément mon entreprise ne doit point aboutir au mariage. Mais les conséquences peuvent être plus graves que je ne l’ai pensé jusqu’aujourd’hui. La destinée de ma chère Clarisse ou la mienne peut dépendre du succès de ces deux heures. Je crois que j’abandonnerai mon projet. Il faut que je relise encore une fois la lettre de mon ami Belford. Tu auras beau jeu, ma charmante. Je vais relire tout ce que ton avocat a pu dire en ta faveur. De foibles raisons pourront suffire dans la situation où je suis.