Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 220

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 199-204).


M Lovelace, à M Belford.

mardi, 6 de juin, après midi. Les difficultés ne finissent point pour cette maudite permission. J’ai toujours haï et je haïrai toujours ces officiers spirituels et leur cour. à présent, Belford, si je n’ai pas assuré la victoire, je me suis du moins ouvert une belle retraite. Mais qu’aperçois-je, ton laquais avec une lettre… et de quelle longueur ! Quoiqu’elle n’ait pas l’air d’une narration. Encore une apologie pour ma charmante ! N’as-tu pas honte de perdre le tems, qui est un bien si précieux ? Chemin faisant, je t’avais laissé la liberté de me dire, avant la crise, tout ce qui pouvait faire honneur à ton esprit. Est-il temps de revenir à la charge, lorsque je touche à la fin de mes travaux ? Cependant je veux bien m’amuser un moment à discuter avec toi le même point. Tu me débites quantité d’impertinences ; les unes que tu sais de moi-même ; d’autres que je savais déjà. Tout ce que tu me dis à l’avantage de cette charmante fille n’approche pas de ce que je t’ai dit ou écrit sur ce sujet inépuisable. Sa vertu, sa résistance, qui font ici son mérite, sont un aiguillon pour moi. Ne te l’ai-je pas vingt fois répété ? Que les femmes me traitent de diable tant qu’elles voudront, en quoi le suis-je, si ce n’est dans mes inventions ? Je ne le suis pas plus qu’un autre dans la fin que je me propose ; car lorsque je suis parvenu au point, ce n’est jamais qu’une séduction. Peut-être les difficultés que je trouve à celle-ci m’en ont-elles épargné plusieurs où j’aurais été plus heureux, dans l’intervalle. Que trouves-tu d’extraordinaire dans l’aventure présente ? La vigilance de la belle, et rien de plus. Malgré toute la passion que j’ai pour l’intrigue et les stratagêmes, crois-tu que je n’aimasse pas mieux vaincre avec moins de peine et plus d’innocence ? Je t’apprends que quiconque est aussi méchant qu’il peut l’être, est pire que moi. Demande à tout libertin qui aurait résolu de remporter la victoire, s’il aurait été capable d’une si longue patience, et s’il aurait senti les mêmes remords ; et sans me borner aux libertins, si chaque homme prenait la plume, comme moi, pour écrire tout ce qui lui entre dans le cœur, ou dans la tête, et pour s’accuser lui-même avec autant de franchise et de liberté, quelle armée de coupables n’aurais-je pas pour m’affermir par l’exemple ? C’est une maxime assez commune, qu’un homme qui se trouve seul avec une femme, l’offense, s’il ne lui fait pas quelque proposition de galanterie. Ceux qui pensent ainsi sont plus méchans que moi. Quelle opinion doivent-ils avoir de tout le sexe ? Je veux le défendre, ce sexe qui m’est si cher. Si ceux-ci, qui jugent si mal de lui, croient leur maxime généralement vraie, ils doivent avoir vécu en fort mauvaise compagnie, ou juger du cœur des femmes par leur propre cœur. Il faudrait qu’une femme fût bien abandonnée pour se rendre à la première attaque. Une femme élevée dans la modestie doit être naturellement froide et réservée. Elle ne peut être aussi-tôt émue que la plupart des libertins se le persuadent. Elle doit avoir pris du moins quelque confiance à l’honneur ou à la discrétion d’un homme, avant que ses désirs aient la hardiesse de se déclarer. Pour moi, j’ai toujours gardé la décence avec les femmes jusqu’au moment où je me suis cru sûr d’elles. Jamais je ne leur ai fait d’offense considérable, sans avoir éprouvé qu’elles m’en pardonnaient de légères, et qu’elles ne m’évitaient pas après avoir connu mon caractère. La divine Clarisse a mis du désordre dans mes principes. Je me suis flatté d’abord de la vaincre en l’intimidant. Ensuite je me suis promis une victoire plus certaine de l’amour. Il ne me reste que la surprise à joindre à ces deux voies, et nous verrons ce qu’elles peuvent ensemble. De qui m’accuseras-tu de vouloir usurper le bien, si je persiste dans mes projets d’amour et de vengeance ? Ceux qui avoient des droits sur elle n’y ont-ils pas renoncé ? Ne l’ont-ils pas exposée volontairement au danger ? Ne devaient-ils pas savoir qu’une créature si charmante serait regardée comme de bonne prise, par tous ceux qui auraient occasion de l’attaquer ? Et quand ils ne l’auraient pas exposée si barbarement, n’est-elle pas fille ? Faut-il t’apprendre, Belford, que les gens de notre espèce (j’entends les moins méchans, car les autres ne respectent rien) croient faire beaucoup de grâces aux maris, de leur laisser leurs femmes, et de composer pour leurs sœurs, leurs filles et leurs nièces ? Je ne désavoue point que cette idée ne soit choquante en elle-même ; mais c’est le principe de la moitié des hommes, lorsqu’ils ont l’occasion ou le courage de le suivre ; et tu en connais des milliers qui ne seraient pas capables de la générosité que j’ai eue pour mon bouton de rose. Assurément ces galans emportés n’ont pas droit de me blâmer. Tu reviens à faire valoir ce que ma belle a souffert de la part de sa famille. Il faut donc te répéter, comme je l’ai fait à chaque lettre, que ce n’est pas pour moi qu’elle a souffert. N’a-t-elle pas été la victime d’un frère ambitieux et d’une sœur jalouse, qui n’attendaient que l’occasion de la perdre dans l’esprit de ses autres parens, et qui ont saisi la première qui s’est présentée, pour la chasser de la maison paternelle ? Ils l’ont précipitée entre mes bras ; mais tu sais avec quelle violence pour ses inclinations. Si tu me forces de rappeler ses propres péchés, de combien d’offenses cette chère personne n’est-elle pas responsable à l’amour et à moi ? Ne m’a-t-elle pas dit vingt fois, et vingt fois vingt fois, qu’elle ne refusait pas l’odieux Solmes en ma faveur ? N’a-t-elle pas offert aussi souvent de renoncer à moi pour se livrer au célibat, si ces implacables parens voulaient la recevoir à cette condition ? Dans combien de répétitions m’engages-tu par ta lâche pitié ? Jette les yeux un peu plus loin par-derrière ; aurais-tu perdu la mémoire de tout ce que j’ai souffert moi-même de cette orgueilleuse beauté, pendant tout le temps de mon esclavage, lorsque j’observais ses mouvemens aux environs du château d’Harlove, et dans la misérable hôtellerie de Néal ? N’ai-je pas promis vengeance à l’amour, et ce vœu n’est-il pas justifié par l’infidélité (je n’apporte que ce seul exemple) qui lui fit rompre une entrevue promise ? ô Belford ! Quelle nuit je passai dans le taillis voisin du parc de son père, mon linge et mes cheveux humides de l’épaisseur du brouillard ! Tous mes membres engourdis. Mes doigts à peine capables de tenir ma plume. Obligé de me les frotter rudement, et de me battre les flancs des deux mains pour les échauffer. Un genou plié dans la fange, écrivant sur l’autre, si mes caractères tremblans pouvaient porter le nom d’écriture. Mes pieds si glacés pendant cet office, qu’en voulant me lever il me semblait qu’ils eussent pris racine, ou qu’il ne pussent plus servir à me supporter. L’amour et la rage tenaient mon cœur en mouvement ; sans quoi j’aurais souffert, j’aurais dû souffrir beaucoup davantage. à mon retour, je te communiquai ce que j’avais écrit, et je te fis voir ensuite la réponse de mon tyran. Tu aimais alors ; tu eus pitié de ton ami. L’amour outragé approuva lui-même le serment de ma vengeance ; quoiqu’à présent au jour de mon pouvoir, oubliant la nuit de mes souffrances, il prenne parti pour elle par ta bouche. Que dis-je ? N’est-ce pas lui qui m’amena mon adorable Némésis ? Ne se réunirent-ils pas tous deux pour me faire prononcer ce vœu sacré, " que je renonçais au repos jusqu’au jour où je ferais consentir cette divinité des Harloves à se livrer à mes embrassemens, en dépit de toute sa fière famille ? " tu ne peux avoir oublié mon serment. Je t’ai actuellement devant les yeux, avec la triste contenance que tu pris alors : tes gros traits enflammés de compassion pour moi, tes lèvres repliées, ton front sillonné de rides, chaque muscle contribuant de tout son pouvoir à te donner un air de douleur, et ta langue incapable de prononcer un autre mot qu’ amen , pour le succès de mon vœu. Quelle marque distinguée d’amour ou de confiance, quelle faveur ai-je reçue qui puisse me la faire rétracter ? Il est vrai que je ne l’ai pas renouvelé depuis, et que j’étais disposé à l’oublier. Mais la répétition des mêmes offenses fait revivre le souvenir de la première ; et si l’on y joint les virulentes lettres de Miss Howe, que je me suis procurées si nouvellement, que peux-tu dire en faveur d’une rebelle, qui s’accorde avec la fidélité que tu dois à ton ami ? Laisse à chacun son génie et son caractère. On a nommé Annibal le père des ruses militaires. Si tu supposes qu’Annibal eût tourné ses inventions contre l’autre sexe, et que les miennes eussent pour objet des êtres de mon espèce, que je regardasse comme mes ennemis parce qu’ils seraient nés et qu’ils vivraient dans un climat différent ; Annibal aurait fait moins de mal, Lovelace davantage : telle aurait été toute la différence. Il n’y a pas un souverain sur la terre, s’il n’est pas homme de bien, s’il est d’humeur guerrière, qui ne doivent faire mille fois plus de mal que moi. Pourquoi ? Parce qu’il a le pouvoir d’en faire davantage. Un honnête homme, diras-tu peut-être, ne souhaitera jamais de pouvoir faire du mal. Il ne le doit pas, lui répondrai-je fort bien : mais s’il a ce pouvoir, mille à parier contre un qu’il en abusera. En quoi donc suis-je d’une méchanceté si singuliére ? Dans mes inventions, diras-tu (car tu es mon écho), si ce n’est pas dans la fin que je me propose. Mais songes-tu combien il est difficile à tous les hommes de combattre une passion dominante ? J’ai trois passions qui me dominent tour à tour, toutes trois royales ; l’amour, la vengeance et l’ambition, ou le désir des conquêtes. L’invention particulière de Tomlinson et de l’oncle te paraîtra peut-être un peu noire. Je ne l’aurais pas mise en œuvre, si ces deux filles ne m’avoient fait naître l’envie de trouver un mari pour leur Madame Towsend. Il n’est question d’ailleurs que de les prévenir. Me crois-tu capable de souffrir qu’on l’emporte sur moi par la ruse ? Et cette invention même ne coupe-t-elle pas court à quantité de désastres ? Peux-tu penser que j’eusse abandonné tranquillement ma déesse à la contrebande de la Towsend ? Quel est le but d’une autre de tes réflexions, si ce n’est de ruiner ton propre plaidoyer ? " les gens de notre classe, dis-tu, ne renoncent à leur méchanceté que par impuissance. " tu as donc oublié que Clarisse est en mon pouvoir. Tu ajoutes " que je n’ai que trop éprouvé ce modèle de vertu. " erreur ; car je n’ai pas encore commencé à l’éprouver. Tout ce que j’ai fait jusqu’à présent n’est qu’une préparation à l’épreuve. Mais ton inquiétude est pour les moyens que je puis employer, et pour l’honneur de ma bonne foi. Pauvre esprit que tu es ! Crois-tu qu’un homme ait jamais trompé une femme, si ce n’est aux dépens de la bonne foi ? Pourrait-on dire autrement qu’il l’a trompée ? à l’égard des moyens, tu ne t’imagines pas que j’attende un consentement direct. Mon espoir est dans un mêlange de consentement et de résistance, sans lequel je suis prêt à jurer qu’il n’y eut jamais de véritable viol, en supposant le combat entre deux personnes. La bonne reine élisabeth d’Angleterre eût été de mon opinion. Il ne serait pas mal à propos que le beau sexe fût instruit de ce que nous pensons sur ce point. J’aime à l’armer de précautions. Je voudrais être le seul homme qui réussît auprès des femmes. Ne t’ai-je pas dit un jour que, tout libertin que je suis, je ne suis pas l’ami d’un libertin ? Tu prétends que j’ai toujours eu de l’aversion pour le mariage. D’accord : et tu ne devines pas moins juste, lorsque tu ajoutes que j’épouserais Miss Harlove plutôt que de la perdre. Mais tu me menaces de sa haine éternelle, si je tente l’épreuve sans succès. Prends garde. Ne vois-tu pas que c’est m’avertir de ne pas l’épouser sans être résolu de vaincre ? Je dois te dire aussi que j’ai douté, pendant quelque tems, si je n’avais pas tort de t’écrire aussi librement que je fais, sur-tout dans la supposition que cette chère fille devienne ma femme. Chaque lettre que je t’écris n’est-elle pas un témoignage contre moi ? J’en accuse en partie ma vanité, et je crois que je serai plus circonspect à l’avenir ; car tu deviens très-impertinent. J’avoue qu’un homme de bien pourrait dire une partie des choses que tu permets à ta plume ; mais, en vérité, elles ont fort mauvaise grace de ta part ; et tu dois sentir que je te puis répondre sur chaque point, par nos principes communs, auxquels nous sommes attachés depuis long-temps. Ce que tu viens de lire te montre assez que je le puis. Dis-moi, je te prie, Belford, si je ne t’avais jamais écrit sur ce sujet, et si je ne m’étais pas accusé moi-même, quel aurait été l’abrégé de mon histoire et de celle de ma belle, après dix ans d’un commerce libre ? Le voici sans doute, et je te laisse à juger si tu l’aurais fait mieux. " Robert Lovelace, connu pour un mangeur de femmes , adresse honorablement ses soins à Miss Clarisse Harlove, jeune personne du mérite le plus distingué. Fortune sans reproche des deux côtés. Après avoir vu ses intentions approuvées, il est insulté par le frère de sa belle, qui se croit obligé, par son propre intérêt, de rompre cette alliance, et qui, le forçant à la fin de tirer l’épée, reçoit la vie de ses généreuses mains. Les parens, aussi irrités que s’il avait pris à cet indigne frère la vie qu’il lui a donnée, l’outragent personnellement, et trouvent un odieux amant pour leur fille. Pour éviter un mariage forcé, cette jeune personne se jette sous la protection de M Lovelace. Cependant elle désavoue tout sentiment d’amour pour lui ; et s’adressant à ses parens sans sa participation, elle leur offre de renoncer à lui pour jamais, s’ils veulent la recevoir à cette condition, et la délivrer de l’amant qu’elle déteste. M Lovelace, homme emporté dans ses passions, et d’une fierté extraordinaire, croit lui avoir fort peu d’obligation ; mais ne laissant pas de l’aimer jusqu’à l’idolâtrie, ayant de si fortes raisons de haïr ses parens, et ne se sentant pas un penchant extrême pour le mariage, il s’efforce de l’engager dans un commerce libre ; et par son adresse et ses inventions, il obtient ce qu’il désire. Il est déterminé à ne jamais épouser d’autre femme. Il se fait honneur de lui faire porter son nom. La différence n’est que dans la cérémonie. Il la traite avec la tendresse qu’elle mérite. Personne ne révoque leur mariage en doute, à l’exception des fiers parens de sa belle, auxquels il se fait une joie de causer ce tourment. Chaque année lui apporte un fruit de son amour. Le bien ne lui manque point pour soutenir avec splendeur l’accroissement de sa famille. Il se pique d’être un père tendre, un ami zélé, un maître généreux, et de payer fidèlement ses dettes. Quelquefois, peut-être, il se permet de voir un nouvel objet, pour ranimer ses plaisirs lorsqu’il retourne à sa charmante Clarisse. Son seul défaut est l’amour du beau sexe ; et les femmes assurent qu’il se guérira de lui-même : si délicat d’ailleurs, que, dans son libertinage, il a toujours respecté la femme d’autrui… " sur le pied où le monde est aujourd’hui, que trouves-tu de si criant dans cette peinture ? Conviens que, si je ne t’avais fait entrer dans le progrès de ma grande entreprise, mille et mille histoires te paraîtraient pires que la mienne. D’ailleurs tu sais que tout ce que j’ai dit à Joseph Léman, de la manière dont j’en use avec mes maîtresses, approche beaucoup de la vérité. Si j’étais aussi ardent à me défendre que tu l’es à m’accuser, je pourrais te convaincre par d’autres argumens, par des observations, par des comparaisons sans nombre, que si l’ingénuité de mon caractère me porte à m’accuser librement dans mes récits, du moins à toi qui connaît tous les secrets de mon cœur, je ne laisse pas, chemin faisant, d’avoir quelque chose à dire pour ma défense ; quoique mes raisons peut-être ne fussent pas d’un grand poids pour tout autre qu’un libertin. Mais enfin je pourrais dire à ceux qui s’arrêteraient pour me jeter la première pierre : " voyez si vos passions dominantes n’exercent pas sur vous le même empire. Supposez que vous valiez mieux que moi sur plusieurs points, voyez si vous n’êtes pas pires sur quantité d’autres ; d’autant plus que je ne suis pas si partial pour mes défauts, que je les justifie à mes propres yeux, lorsque je me permets d’y réfléchir. " j’ajouterai une autre observation, tandis que je suis en haleine ; et tu me diras si tu la trouves aussi grave qu’elle l’est pour moi : " j’ai tant de passion pour les femmes, que si j’avais cru le caractère de la vertu nécessaire pour réussir auprès d’elles, j’aurais apporté plus de soin à régler mes mœurs, et plus de ménagement dans la conduite que je tiens avec ce sexe. " en un mot, je sais parfaitement que les hommes vertueux, les cœurs honnêtes, qui ne se sont jamais permis un mal volontaire, et qui mettraient en ligne de compte toutes les perfections de cette incomparable fille, non-seulement me condamneraient, mais auraient horreur de moi, s’ils étoient aussi bien informés que toi de ma conduite et de mes sentimens. Mais il me semble que je serais bien aise d’échapper du moins à la censure de ceux ou de celles qui n’ont jamais su ce que c’est qu’une épreuve, ou une tentation capitale, qui n’ont aucun génie pour l’invention ; et plus particulièrement de ceux qui ont seulement gardé leur secret mieux que moi, ou mieux que je n’ai souhaité de garder le mien. P s. Je t’ai menacé de ne te plus écrire. Mais ne t’affliges pas, Belford. Va, mon ami, il faut que j’écrive, et je ne puis m’en empêcher.