Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 212

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 176-181).


M Lovelace, à M Belford.

lundi, 29 de mai. C’est à présent que je me crois établi pour jamais dans le cœur de ma charmante. Le capitaine est venu à sept heures, comme il l’avait promis, et dans l’équipage d’un homme prêt à partir. Ma charmante n’a pas jugé à propos de nous honorer de sa présence avant que les premiers éclaircissemens fussent achevés : confuse, apparemment, de retomber, par mon aveu, dans la condition virginale, après avoir passé pour femme dans l’esprit de son oncle. Cependant, elle ne s’en est pas fiée si parfaitement à moi, qu’elle n’ait voulu entendre tout ce qui s’est passé. Les plus modestes personnes de ce sexe, Belford, doivent penser, et quelquefois même assez profondément. Je voudrais savoir si elles rougissent en elles-mêmes de mille choses pour lesquelles on les voit rougir avec tant de grace en compagnie. Si cela n’est point, et si la rougeur n’est qu’un signe extérieur de modestie, les femmes n’ont-elles pas le même empire sur leur rougeur, qu’on prétend qu’elles ont sur leurs larmes ? Cette réflexion me ferait faire bien du chemin dans la connaissance de leur caractère, si j’étais disposé à la continuer. J’ai dit au capitaine que je voulais prévenir sa question : et sur le champ, après avoir exigé de lui le plus grand secret, qu’il m’a garanti de sa part et de celle de M Jules Harlove, j’ai reconnu ouvertement et de bonne foi toute la vérité ; c’est-à-dire, que nous n’étions pas mariés. Je ne l’ai pas instruit moins fidélement des causes de ce délai ; quelques-unes, venues d’une malheureuse mésintelligence ; mais les principales, du désir que ma charmante avait toujours eu de commencer par une véritable réconciliation avec sa famille, et d’une délicatesse qui n’avait jamais eu d’exemple. Des femmes moins délicates que celles-ci, Belford, ne sont pas fâchées, dans le même cas, qu’on rejette les délais sur elles. Cependant, cette affectation de délicatesse me paroît très-peu délicate ; car n’est-ce pas confesser tacitement qu’elles ont plus à gagner que nous dans le mariage, et c’est une privation de plaisir qui fait le fondement de leur orgueil ? J’ai raconté, au capitaine, les raisons qui nous avoient déterminés à nous donner, dans la maison, pour des gens mariés, avec serment néanmoins de suspendre la consommation : ce qui avait tenu les deux parties dans la plus grande réserve, l’une condamnée à souffrir, l’autre se renfermant dans les bornes d’une scrupuleuse vigilance, jusqu’à refuser ces faveurs innocentes que des amans, destinés à s’unir, ne font pas difficulté d’accorder et de prendre. Je lui ai communiqué une copie du mémoire qui contient mes articles, de la réponse de ma belle, de ma lettre d’invitation à Milord M, et des généreuses offres de milord. Mais j’ai ajouté que les infirmités de ce vieux seigneur, jointes au goût de ma charmante pour une célébration sans éclat, par le motif du respect qu’elle croit devoir à sa famille, m’avoient fait écrire à milord, que nous le dispenserions de nous accorder sa présence, et que d’heure en heure j’attendais sa réponse. Les articles, ai-je dit encore au capitaine, étoient actuellement entre les mains du conseiller Williams, qu’il devait connaître de réputation (le capitaine a répondu qu’il avait cet honneur-là), et de la bouche duquel il pouvait se le faire confirmer avant que de quitter Londres. Lorsque ces articles seraient dressés dans les formes, il ne manquerait plus que de les signer, et de fixer le jour de mon bonheur. J’ai déclaré au capitaine, que ma fierté me faisait trouver beaucoup de satisfaction à rendre volontairement justice à une femme qui m’était si chère, et sans l’intervention d’une famille de qui j’avais reçu les plus grandes insultes : et que notre situation étant telle que je venais de la représenter, je consentirais avec plaisir que M Jules Harlove suspendît ses ouvertures de réconciliation jusqu’après la célébration de notre mariage. Le capitaine a paru charmé de tout ce qu’il avait entendu. Cependant, il a confessé que son cher ami, que M Jules Harlove, lui ayant témoigné qu’il apprendrait notre mariage avec une joie extrême, il aurait souhaité de pouvoir lui porter cette heureuse nouvelle : ce qui n’empêchait pas qu’il n’espérât toute sorte de bons effets de mon récit et de mes intentions. Il avait compris mes motifs, a-t-il dit, pour faire croire aux femmes de la maison, qui lui paroissaient des gens d’un fort bon caractère, que nous étions véritablement mariés. Il approuvait mes raisons. Elles expliquaient fort bien la réponse de la femme de chambre à l’ami de M Harlove. On ne pouvait douter, a-t-il remarqué, que M James n’eût ses vues pour tenir la brêche ouverte, et qu’il n’eût formé le dessein de m’enlever sa sœur : d’où je devais conclure qu’il paroissait aussi important à M Jules qu’à moi, de tenir notre traité secret, du moins jusqu’à ce qu’il eût formé son parti, et qu’il eût arrangé ses mesures. La mauvaise volonté et la passion se formaient des phantômes terribles. Il lui paroissait étonnant qu’on eût poussé si loin l’animosité contre un homme capable de vues si pacifiques et si honnêtes, qui avait montré, d’ailleurs, tant d’empire sur ses ressentimens dans tout le cours de cette fâcheuse aventure. Il voyait bien, comme il l’avait entendu dire, que, dans tous les cas où l’amour de l’intrigue (je devais lui pardonner ce terme) ne l’emportait pas sur mes bonnes inclinations, la générosité faisait le fond de mon caractère. Il n’aurait pas cessé de parler, si, le déjeûner étant déjà prêt, la divinité de mon cœur n’était entrée, en répandant un déluge de lumière autour d’elle. Toute sa figure offrait un air de bonté et de douceur, qui en avait été banni long-temps, quoique ce soit son cortège naturel. Le capitaine a fait une révérence si profonde, que je l’ai cru prêt à se prosterner. Quel charmant sourire ce témoignage de respect et d’admiration a produit sur le visage de ma belle ! Le respect, dans un homme, produit le même sentiment dans un autre. Nous sommes plus singes que nous ne le croyons, par le penchant qui nous porte à suivre l’exemple d’autrui. Un mouvement, comme involontaire, m’a fait plier les genoux. Ma très-chère vie (en baissant humblement la tête)… et je lui ai fait un discours fort galant, pour lui présenter le capitaine. Quoique je n’eusse pas plus de droit que lui sur ce visage, sur ces lèvres, il a fort bien fait de ne rien entreprendre témérairement. Mais il paroissait bien plus porté à l’adorer. J’ai dit au capitaine, ma très-chère ame, ce qu’il a désiré de savoir : et reprenant en peu de mots tout ce que j’avais dit en effet, j’ai fait même le récit, comme si j’avais supposé qu’elle ne l’eût point entendu. Le capitaine a paru extrêmement étonné qu’il y eût quelqu’un au monde, à qui une personne si angélique pût causer le plus léger mécontentement. Il a témoigné, dans des termes très-vifs, qu’il allait faire le plus grand bonheur de sa vie d’embrasser sa cause. Jamais, il faut que je le dise, jamais cette divine fille n’a pris un air plus divin. Tout respirait en elle la majesté, les grâces, la sérénité, la noble confiance. Une aimable rougeur, relevant l’éclat ordinaire de son teint, ajoutait mille charmes à ses perfections naturelles, et semblait la faire rayonner de gloire. Après nous être assis, l’agréable sujet est revenu en prenant le chocolat. Qu’elle se promettait d’être heureuse, lorsqu’elle se verrait rétablie dans les bonnes grâces de son oncle ! Le capitaine s’est engagé à presser cet agréable événement. Mais il ne fallait plus que, de sa part, elle fît naître le moindre délai. L’heureux jour une fois passé, tout prendrait bientôt une face tranquille. Seroit-il mal à propos de demander une copie de mes articles, et de sa réponse, pour les faire voir à son cher ami ? Comme il plairait à M Lovelace, lui a répondu l’incomparable fille. Ah ! Que ne dit-elle toujours de même ! Ce doit donc être sous le plus grand secret, ai-je répliqué. Mais ne serait-il pas mieux de faire voir à son oncle le contrat même, lorsqu’il serait dressé ? Aurez-vous cette bonté, M Lovelace ? Vois, Belford. Nous étions autrefois des amans querelleurs. à présent nous sommes polis. Assurément, ma très-chère Clarisse, j’y consentirai, si vous le désirez, et si le capitaine Tomlinson s’engage au secret pour M Harlove, afin que je ne sois point exposé aux réflexions d’une famille qui m’a fort maltraité. C’est à présent, monsieur, m’a-t-on dit, que vous êtes fort obligeant. Crois-tu, Belford, que mon visage ne soit pas devenu très-rayonnant à son tour ? J’ai avancé ma main, après l’avoir consacrée d’abord par un baiser, pour lui demander la sienne, qu’elle n’a pas fait difficulté de me donner. Je l’ai pressée de mes lèvres. Vous ne savez pas, monsieur (en m’adressant au capitaine, avec un air de transport), quel heureux homme… charmant couple ! A-t-il interrompu, les mains levées d’admiration. Quelle joie, pour mon cher ami ! Ah ! Que n’est-il présent ? Vous ne savez pas, mademoiselle, que vous êtes plus chère que jamais à votre oncle Harlove. Je n’en suis pas moins malheureuse, a dit ma belle, de l’avoir désobligé. Doucement, charmante, ai-je dit en moi-même ; n’allons pas trop loin là-dessus. Le capitaine a promis, encore une fois, de ne pas ménager ses services ; et dans des termes si agréables, que la chère personne a prié le ciel que lui et les siens pussent toujours trouver des amis tels que lui. Elle a compris les siens dans cette prière, parce que le capitaine avait laissé échapper qu’il était père de cinq enfans, par une des meilleures femmes et des meilleures mères du monde, dont l’excellente conduite le rendait aussi heureux avec huit cens livres sterling, qui faisaient tout son revenu, qu’un autre l’était avec deux mille. Sans économie, a répondu mon cher oracle, il n’y avait point de fortune qui pût suffire. Avec cette qualité, le plus médiocre revenu suffisoit. Silence, silence, importune ! Ce n’est qu’à ma conscience, Belford, que ce reproche s’adressoit. Souffrez que je vous demande, m’a dit le capitaine, et moins par aucun sentiment de défiance, que pour établir mes services sur des fondemens certains, si vous êtes résolu de contribuer, avec mon cher ami, au grand ouvrage d’une réconciliation générale ? Je réponds, capitaine, qu’en faisant observer que mon empressement pour cette réconciliation avec une famille dont je n’ai pas sujet de louer beaucoup la générosité, vient uniquement de l’estime que j’ai pour cette adorable personne, non-seulement je contribuerai aux démarches de M Jules Harlove, mais je me présenterai dans cette disposition à M Harlove le père et à Madame Harlove. Je ferai plus : pour mettre en repos M James et Miss Arabelle, je renoncerai à toutes prétentions au bien des trois frères, et à tout autre bien que celui dont ma chère Clarisse a l’obligation à son grand-père. Je me trouve fort bien partagé avec ma fortune présente et mes espérances dans ma propre famille ; assez récompensé, ma chère Clarisse ne m’apportât-elle pas un schelling de dot, par le bonheur d’obtenir une femme dont le mérite est supérieur à tous les biens de la fortune. Ce que je disais, Belford, est aussi vrai que l’évangile. Ainsi, cette scène n’avait-elle pas un fondement réel ? La divine fille m’a témoigné sa reconnaissance par ses yeux, avant que ses lèvres aient pu lui servir à l’exprimer. ô M Lovelace ! M’a-t-elle dit, que vous savez bien… elle s’est arrêtée. Le capitaine ne m’a pas épargné les louanges. Il était réellement touché. Pourquoi la vengeance, me suis-je dit à moi-même, est-elle mêlée dans mon cœur avec l’amour ? Mais revenant à ma vieille apologie, ne suis-je pas le maître, ai-je ajouté, de lui faire en tout tems une ample réparation ? N’est-ce pas à présent la saison de l’épreuve ? Si je pouvais seulement lui faire abandonner ses défiances ! Si je la voyais disposée à s’abandonner à moi pour quinze jours, quinze jours seulement, d’une vie telle que je l’aime. Qu’arriverait-il ? Eh bien, quoi !… je ne sais pas trop bien. Mais enfin… ne prends pas droit, Belford, de l’inconstance de mes idées pour me mépriser. Peut-être ne t’ai-je pas écrit deux lettres où tu m’aies trouvé d’accord avec moi-même. Quelle constance demandes-tu à des gens de notre caractère ? Mais l’amour me rend fou. La vengeance m’éguillonne. Mes propres inventions m’embarrassent. Mon orgueil fait ma punition. Je suis tiré de cinq ou six côtés tout à la fois. Il est impossible que Clarisse soit aussi malheureuse que moi. Ah ! Pourquoi, pourquoi est-elle la plus excellente de toutes les femmes ? Cependant, suis-je sûr qu’elle le soit ? Quelles ont été ses épreuves ? Ai-je eu le courage d’en faire une seule sur sa personne, quoique j’en aie fait cinquante sur son humeur ? Assez de celles-ci, je crois, pour lui faire craindre à l’avenir de me désobliger jamais. Loin, loin les réflexions, ou je suis un homme perdu. Depuis deux heures, mes inventions me rendent odieux à mes propres yeux, non-seulement par rapport à ce que je t’ai déjà raconté, mais pour mille choses dont il me reste à te rendre compte. Cependant, je suis parvenu encore une fois à m’endurcir le cœur. Ma vengeance est aussi enflammée qu’elle puisse l’être. Je viens de relire quelques-unes des injurieuses lettres de Miss Howe. Je ne puis soutenir le mépris avec lequel ces deux filles m’ont traité. Ma charmante a confessé que notre déjeûner était le plus heureux qu’elle ait connu depuis qu’elle a quitté la maison de son père. Elle aurait pu s’épargner cette réflexion. Le capitaine a renouvelé toutes ses protestations de service. Il m’a promis de m’écrire comment son cher ami aura reçu la description qu’il lui fera de l’heureux état de nos affaires, et ce qu’il aura pensé des articles, aussi-tôt que j’aurai pris la peine de les envoyer. Nous nous sommes quittés avec de vifs témoignages d’une mutuelle estime ; et ma belle a fait des vœux ardens pour le succès d’une si généreuse médiation. Lorsque j’ai reparu devant elle, après avoir conduit le capitaine aussi loin qu’il l’a voulu souffrir, j’ai vu règner la complaisance dans chacun de ses aimables traits. Vous me voyez déjà toute autre, m’a-t-elle dit. Ah ! M Lovelace, vous ne savez pas combien j’ai cette réconciliation à cœur. Je veux effacer jusqu’à la moindre trace des fâcheux souvenirs. Il m’est impossible de vous dire combien vous m’avez obligée. Que je serai heureuse, lorsque j’aurai le cœur soulagé du fardeau insupportable de la malédiction d’un père ! Lorsque ma tendre mère (vous ne connaissez pas, monsieur, la moitié du mérite de ma mère, et quelle est la bonté de son cœur, livré à lui-même, avec la liberté de suivre ses propres mouvemens), lorsque cette chère mère prendra plaisir encore à me serrer contre son sein ! Lorsque j’aurai retrouvé des oncles, des tantes, un frère, une sœur, tous empressés à me combler de caresses ! Et vous-même, M Lovelace, témoin de ce doux spectacle, reçu, vu de bon oeil dans une famille qui m’est si chère !… quoique d’abord, peut-être, avec un peu de froideur… mais lorsqu’ils vous connaîtront mieux, qu’ils vous verront plus souvent, qu’ils n’auront plus aucun sujet de plainte, et que vous aurez pris, comme j’ose l’espérer, un nouvel ordre de conduite, de jour en jour l’affection ne fera plus que s’échauffer mutuellement, jusqu’à ce qu’à la fin tout le monde sera étonné d’avoir pu concevoir d’autres sentimens pour vous. Ensuite, essuyant ses yeux de son mouchoir, elle s’est arrêtée un moment ; et, tout d’un coup, faisant réflexion sans doute que sa joie l’avait conduite à m’exprimer des sentimens qu’elle n’avait pas eu dessein de me laisser voir, elle s’est retirée dans sa chambre avec précipitation, tandis que je suis resté dans un désordre presque égal au sien. En un mot, j’étais… je ne trouve point de terme pour t’exprimer ce que j’étais. Je me suis déjà senti fort ému dans une autre occasion. Cette beauté toute puissante avait déjà rendu mes yeux humides. Mais de ma vie je n’ai été si vivement touché ; car, en m’efforçant de vaincre ce mouvement de sensibilité, je ne m’en suis pas trouvé la force. Je n’ai pu même retenir un sanglot. Oui, je te l’avoue, il m’en est échappé un qu’elle doit avoir entendu ; et j’ai été forcé de tourner le visage avant qu’elle eût fini cet attendrissant discours. à présent que je t’ai fait l’aveu de cette bizarre sensation, je voudrais pouvoir te la décrire. C’était quelque chose de si nouveau pour moi… quelque chose d’étouffant qui me serrait le gosier… je ne sais comment cela m’est arrivé ; mais quoique je me le rappelle avec un peu de confusion, je dois convenir que cette situation n’était pas désagréable ; et je souhaiterais de l’éprouver encore une fois pour être capable de t’en donner une idée plus juste. Mais l’effet de sa joie dans cette occasion me fait prendre une haute idée du pouvoir de la vertu, (quel autre nom puis-je lui donner ?) qui, dans une ame si capable d’un transport délicat, a la force de rendre une fille de cet âge aussi froide que la neige et la glace, pour toutes les avances d’un homme qu’elle ne hait pas. Ce doit être un effet de l’éducation. Qu’en penses-tu, Belford ? L’éducation peut-elle avoir plus de force que la nature dans le cœur d’une femme ? Non, je ne saurais le croire. Mais c’est une vérité néanmoins que les parens ont raison de cultiver l’ame de leurs filles, et de leur inspirer des principes de réserve et de défiance pour notre sexe. Qu’il y a de sagesse même à leur donner une haute idée du leur ! Car l’orgueil, je te l’apprends, est un excellent substitut, dans une ame où la vertu ne brille pas, comme le soleil, de son éclat propre et non emprunté.