Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 213

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 182).


M Lovelace, à M Belford.

il est temps de t’avouer, quoique tes conjectures aient peut-être précédé mes explications, que ce capitaine Tomlinson, qui a fait tant de progrès dans les bonnes grâces de ma charmante, et qui prend tant de plaisir à réconcilier les cœurs divisés, n’est autre que l’honnête Patrice Macdonald , suivi d’un valet hors de condition, qu’il avait loué pour un jour. Tu sais de quelle variété d’aventures sa vie est composée, quoique sa naissance et son éducation eussent donné de lui de meilleures espérances. Mais les ingénieuses friponneries qui l’ont fait chasser de l’université de Dublin, sont devenues la source de sa ruine. Après lui avoir fait quitter son pays, elles l’ont engagé dans un train de vie, qui le rendait très-propre à se lier par le mariage avec la Madame Towsend de Miss Howe, pour l’aider dans sa contrebande. Tu connais ses admirables qualités pour toutes les entreprises qui demandent beaucoup d’adresse, avec un air imposant. Crois-tu qu’il y ait rien de plus juste au monde que d’employer un contrebandier contre un autre ? Ta curiosité va te faire demander comment j’ai pu hasarder une invention de cette nature, lorsque je n’ignore pas, comme je te l’ai dit, que la belle Clarisse passait souvent un mois entier chez son oncle, et que par conséquent elle devait savoir qu’il n’y a personne dans le voisinage, du moins des amis particuliers de Jules Harlove, qui se nomme le capitaine Tomlinson ? Cette objection est si naturelle, Belford, que je n’ai pu manquer de faire observer à ma charmante qu’elle devait avoir entendu parler de cet ami de son oncle. Elle m’a répondu qu’elle ne s’en souvenait pas ; que depuis près de dix mois elle n’avait pas été chez son oncle Jules, (au fond, c’est ce que je lui avais entendu dire auparavant), et qu’il se trouvait au jeu de boules d’autres personnes qu’elle ne connaissait pas. D’ailleurs, notre penchant ne nous porte-t-il pas à croire ce qui nous flatte ? Mais tu me demanderas encore s’il n’est pas à craindre que Miss Howe ne prenne des informations, et que ne trouvant point… je t’entends. Ma réponse, c’est que Wilson, si je le désire, ne fera pas difficulté de mettre entre mes mains toutes les lettres qu’il recevra par celles de Collins ; et j’espère à présent qu’il ne te restera plus de scrupule. Enfin, Belford, je suis sûr d’avoir causé plus de joie à ma charmante qu’elle ne s’attendait d’en avoir si-tôt ; et comme elle n’ignore pas que la vie humaine est un mêlange de bien et de mal, il ne faut pas douter qu’une fille si prudente n’entende l’art des compensations, pour tenir la balance dans un juste équilibre.