Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 211

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 173-176).


M Lovelace, à M Belford.

ce capitaine Tomlinson est tout-à-la-fois un des plus heureux et des meilleurs hommes du monde. Que ne donnerais-je pas pour être aussi bien que lui dans l’opinion de ma charmante ! Cependant, si j’avais la liberté de raconter ma propre histoire, et si l’on y ajoutait la même foi, je serais aussi bon homme que lui. Mais le diable l’eût plutôt emporté que je n’eusse consenti à le voir pour le sujet qui l’a fait venir, si j’eusse cru n’en pas tirer plus de fruit pour mon principal but, tel que je te l’ai fait entendre dans ma lettre précédente. Il faut t’apprendre les particularités d’une conférence entre ma belle et moi, à l’occasion de ces impatiens messages. C’est à regret que j’en suis venu à des explications là-dessus, parce qu’au fond, elle avait remporté sur moi un demi-triomphe. Après avoir conduit le capitaine jusqu’à la porte, je suis retourné à la salle à manger, et j’ai pris un air joyeux, lorsque j’y ai vu entrer la divinité de mon cœur. ô très-chère Clarisse ! Quelles félicitations ne vous dois-je pas sur la perspective qui s’ouvre pour vos désirs ! La-dessus, j’ai saisi sa main, que j’ai pressée par mille baisers. J’allais continuer ; mais elle m’a interrompu. Vous voyez, M Lovelace, m’a-t-elle dit, que vous vous êtes jeté dans l’embarras par vos propres détours. Vous voyez que vous n’avez pu satisfaire directement à une question simple et honnête, quoique delà dépende toute cette perspective de bonheur dont vous me félicitez. Je lui ai répondu qu’elle n’ignorait pas quelles avoient été mes vues, en déclarant que nous étions mariés. Vous savez, lui ai-je dit, que je n’en ai pris aucun avantage, et qu’il n’en est arrivé aucun inconvénient. Vous voyez que votre oncle demande seulement d’en être assuré par nous-mêmes. " pas un mot dans cette vue, M Lovelace. Je risquerais, j’abandonnerais même la réconciliation que j’ai tant à cœur, plutôt que de donner le moindre crédit à une fausseté ". Ma très-chère ame… voudriez-vous que je parusse… " je voudrais, monsieur, que vous parussiez ce que vous êtes : et je suis résolue de paraître ce que je suis aux yeux de l’ami de mon oncle et aux siens ". Huit jours seulement, ma très-chère vie : ne pouvez-vous, pendant huit jours, jusqu’à ce que les articles… " pas une minute avec mon consentement. Vous ne comprenez pas, monsieur, combien j’ai ressenti de chagrin d’avoir paru ici ce que je ne suis pas. Mon oncle n’aura jamais à me reprocher de lui en avoir imposé volontairement ". Que voulez-vous, ma chère, que je dise demain au capitaine ? Je lui ai donné lieu de penser… " mettez-le sincérement au fait, M Lovelace. Dites-lui la vérité. Communiquez-lui ce que vous voudrez des intentions de votre famille en ma faveur. Dites-lui ce qu’il vous plaira par rapport aux articles : et lorsqu’ils seront dressés, si vous les soumettiez à son jugement et à son approbation, ce serait lui faire voir combien il y a de sincérité dans vos dispositions ". Ma très-chère vie, croyez-vous qu’il puisse désapprouver les articles que j’ai offerts ? " non ". Que je sois donc maudit du ciel, si je me soumets volontairement à me voir foulé aux pieds par mes ennemis ! " et moi, M Lovelace, que je n’aie jamais de bonheur dans ce monde, si je me soumets à faire passer aux yeux de mon oncle un mensonge volontaire pour la vérité ! J’ai trop long-temps gémi dans l’affliction de me voir rejetée de tous mes parens, pour acheter ma réconciliation au prix de ma candeur et de ma bonne foi ". Les femmes de cette maison, ma chère… " que m’importent les femmes de cette maison ? Leur opinion m’est indifférente. D’ailleurs, est-il besoin qu’elles sachent tout ce qui se passe entre mes parens, vous et moi " ? Leur opinion ne me touche pas plus que vous, mademoiselle. Seulement, comme je leur ai fait croire que nous sommes mariés, pour prévenir les malheurs qui pouvaient naître du complot de votre frère, je ne voudrais pas qu’elles prissent de moi une idée qui vous paroît choquante à vous même. Par ma foi, mademoiselle, j’aimerais mieux mourir que de me rétracter ouvertement, après leur avoir raconté tant de circonstances de notre mariage. " eh bien, monsieur, il faut leur laisser croire tout ce qu’il leur plaira. L’espèce de consentement que j’ai donné à ce que vous leur avez dit, est une erreur que j’ai commise. Toutes ces circonstances, dans le récit desquelles une première fausseté a pu vous engager, justifient elles-mêmes le refus auquel je me crois obligée ". Ne voyez-vous pas, mademoiselle, que votre oncle souhaite de nous trouver mariés ? La cérémonie ne pourrait-elle pas être exécutée secrètement, avant que sa médiation soit commencée ? " cessez de me presser là-dessus, M Lovelace. Si vous ne voulez pas déclarer la vérité, je me charge de la dire moi-même au capitaine Tomlinson, lorsqu’il reviendra demain. Oui, je la dirai ". Consentez-vous, mademoiselle, que les choses demeurent sur le même pied dans cette maison ? Il peut arriver que cette médiation du capitaine ne produise aucun fruit. Votre frère peut continuer ses projets, d’autant plus qu’il saura bientôt, et peut-être de votre oncle même, que vous n’êtes pas sous la protection des loix. Vous devez consentir du moins que les choses demeurent ici sur le même pied. " consentir à ce que vous désirez, M Lovelace, c’est persister dans une faute que je condamne. Cependant, comme l’occasion (si vous croyez qu’il y ait quelque occasion qui puisse justifier une fausseté) ne saurait durer long-temps, j’en suis moins portée à vous disputer ce point. Mais je ne me rendrai pas coupable d’une nouvelle erreur, si je puis l’éviter ". Me soupçonnez-vous, mademoiselle, de quelque vue indigne, dans la démarche dont j’ai supposé que vous ne vous feriez pas un scrupule pour obtenir une solide réconciliation avec vos proches ? Mon motif, vous le savez, n’est pas mon intérêt propre. Que m’importe, à moi, d’être jamais réconcilié avec eux ? Je ne demande d’eux aucune faveur. " il me semble, M Lovelace, que, dans notre situation présente, qui n’est pas absolument désagréable, il n’y a rien qui m’oblige de répondre à cette question. J’ajoute que je trouverai encore plus d’agrément dans ma perspective, si demain au matin vous déclarez au capitaine, non-seulement le fond de la vérité, mais tous les pas même que vous avez faits, et que vous devez faire, dans la vue de soutenir les favorables intentions de mon oncle. C’est une ouverture que vous pouvez faire sous le secret, et sous toutes les restrictions qu’il vous plaira. M Tomlinson est un homme prudent, qui a le repos de ma famille à cœur, et dont j’ose dire qu’on peut se faire un ami ". J’ai jugé qu’il n’y avait rien à me promettre d’elle. J’ai vu l’inflexible esprit des Harlove, qui agissait dans toute sa force. Une petite obstinée, une petite… pardonnes, amour, si je lui donne des noms injurieux. Voici ma réponse. " nous avons eu, chère miss, des démêlés trop fréquens, pour me faire désirer d’en avoir jamais d’autres. Je veux vous obéir sans réserve. Si je n’avais pas cru vous obliger par l’autre méthode, sur-tout en prenant le parti de hâter la célébration, qui nous aurait dispensés de persister dans une fausseté, je ne vous en aurais jamais fait la proposition. Mais ne vous imaginez pas, mon adorable Clarisse, que vous jouissiez, sans condition, du triomphe que vous remportez sur mon jugement ". En jetant mes bras autour d’elle, j’ai pris, malgré toute sa résistance, un baiser enflammé sur ses lèvres. " votre pardon pour cette liberté (en lui faisant une profonde révérence), est l’unique condition que je vous propose ". Elle n’a pas paru mortellement offensée. Il faut à présent que je tire parti du reste. Mais je ne te cacherai pas que, si son triomphe n’a pas diminué mon amour, il est devenu pour moi un nouvel aiguillon de vengeance, si tu veux lui donner ce nom. Mais celui de victoire ou de conquête me paraît convenir mieux. à la vérité, il y a du plaisir à subjuguer ces beautés fières et vigilantes. Mais, sur ma foi ! Belford, les gens de notre espèce prennent vingt-fois plus de peine pour être des scélérats, qu’il ne leur en coûterait pour devenir d’honnêtes gens ; et, sans parler des risques auxquels on s’expose, il faut suer et se tourmenter prodigieusement le cerveau pour arriver au terme. Il s’ensuit qu’on ne doit pas nous envier le succès, lorsque nous l’obtenons, sur-tout, parce qu’étant bientôt rassasiés, il ne nous reste presque rien de plus à faire valoir. Mais c’est ce qu’on peut dire aussi de tous les plaisirs mondains. Cette réflexion ne te paraît-elle pas assez grave ? Quoique je n’aie pas réussi dans le principal point, j’ai quelque fruit à tirer de la commission du capitaine. Mais je veux t’avertir que tu ne dois pas juger de mes inventions par de simples parties. Prends patience, jusqu’à ce que tu sois informé du total. Je te jure encore que deux novices ne l’emporteront pas sur moi. Cependant, je suis quelquefois fort alarmé du plan contrebandier de Miss Howe. Il est tard, ou plutôt de bonne heure, car les premiers rayons du jour commencent à luire. Je me sens fort pesant, et tu te le figures bien. Mais je vais prendre une heure de repos dans mon fauteuil, me secouer ensuite, me rafraîchir, et recommencer à vivre. à mon âge, et du tempérament dont je suis, il n’en faut pas davantage. Bonne nuit, Lovelace. Je doute qu’il soit grand jour lorsque je m’éveillerai. à propos, ton oncle n’est-il pas mort ? Qu’est-il arrivé au mien, qui ne répond pas à ma dernière lettre ? Je le suppose occupé à recueillir de nouveaux proverbes. Adieu. Je dors.