Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 210

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 165-173).


M Lovelace, à M Belford.

samedi 22 de mai. Cette aventure du capitaine Tomlinson a fait notre unique entretien, non-seulement pendant toute la soirée d’hier, mais ce matin encore pendant tout le déjeûner. Ma belle ne cesse pas de croire que c’est le prélude d’une malheureuse entreprise de la part de Singleton. J’ai répondu qu’il y a beaucoup plus d’apparence que c’est une invention du colonel Morden, pour lui causer un peu d’alarme, et que les voyageurs, à leur retour, prennent quelquefois plaisir à surprendre. Pourquoi, très-chère Clarisse, lui ai-je dit, donnerions-nous l’interprétation la moins favorable à tout ce que nous ne saurions bien expliquer ? Elle m’a répondu que, depuis quelque tems, il lui était arrivé tant de choses désagréables, qu’elle ne pouvait empêcher que ces craintes ne fussent souvent plus fortes que ses espérances. C’est ce qui me fait craindre, ai-je repliqué, de vous voir tomber dans un abattement qui vous rende insensible au bonheur qui se prépare pour nous. Elle espérait, m’a-t-elle dit gravement, que son respect et sa reconnaissance pour le dispensateur de tous les biens, la garantiraient de l’ingratitude ; et la reconnaissance, dans un cœur, produisait le même effet que la joie. Ainsi, Belford, toutes ses joies futures portent sur des biens invisibles. Elle a raison ; car ceux qui comptent le moins sur les causes secondes, sont les moins exposés à voir manquer leurs espérances. Gravité, comme tu vois, pour gravité. à peine avait-elle cessé de parler, que Dorcas est venue d’un air effrayé. Elle m’a causé à moi-même une sorte de palpitation. Mais il s’est passé bien d’autres mouvemens dans le cœur de ma charmante, comme je l’ai remarqué à son sein, qui se soulevait jusqu’au menton. Ces gens du bas ordre, a-t-elle observé, tendent toujours stupidement au merveilleux, et trouvent un sujet de surprise dans les événemens les plus communs. Pourquoi cet air alarmé, ai-je dit à la soubrette : avec vos doigts étendus, et vos, ô mademoiselle ! ô monsieur ! La différence aurait-elle été d’une minute, quand vous seriez venue plus doucement ? Le capitaine Tomlinson, monsieur ! Le capitaine diable… que m’importe ? Ne voyez-vous pas dans quel trouble vous avez jeté votre maîtresse ? Cher Monsieur Lovelace, m’a dit ma charmante en tremblant, (vois, Belford, ce que c’est que de paraître nécessaire : je suis le cher Monsieur Lovelace) si… si mon frère, si le capitaine Singleton paroissaient ; je vous en prie, je vous en conjure, gardez un peu de modération. Mon frère est mon frère, le capitaine Singleton n’est qu’un agent. Ma très-chère vie, en passant mes bras autour d’elle, (lorsqu’on demande une faveur, ai-je pensé en moi-même, ce serait bien le diable, si des libertés si innocentes n’étoient pas permises, au cher Monsieur Lovelace encore !) vous serez témoin de tout ce qui va se passer entre nous. Dorcas, faites entrer la personne qui me demande. Elle m’a supplié de lui laisser le temps de se retirer. On ne devait pas savoir qu’elle fût dans la maison. Charmante fille ! Tu vois, Belford, qu’elle ne pense plus à me quitter. Les fripones ! Si l’on n’employait pas quelquefois la surprise, comment un honnête homme saurait-il jamais ce qui se passe dans leur cœur ? Elle est sortie de la chambre, pour prêter l’oreille. Quoique cet incident n’ait pas produit tout ce que j’en avais attendu, il faut, si tu veux connaître entièrement la circulation de mes desseins, que je te raconte, jusqu’à la moindre circonstance, ce qui s’est passé entre le capitaine Tomlinson et moi. Il est entré en habit de campagne, son fouet à la main : " votre serviteur, monsieur. Je crois parler à M Lovelace ". Mon nom est Lovelace, monsieur. " pardon, monsieur, pour le jour et pour l’habillement. Je suis obligé de sortir à ce moment de la ville, dans l’espérance de revenir ce soir ". Le jour n’a rien que de convenable : l’habillement n’a pas besoin d’apologie. " lorsque j’ai envoyé mon valet, je ne prévoyais pas que je trouverais moi-même le tems de vous voir. Je ne m’étais proposé, ce jour-là, pour obliger mon ami, que de m’assurer de votre demeure, et si je pouvais espérer l’honneur de vous parler, ou à madame votre épouse ". Monsieur, vous devez connaître vos motifs. Vous devez savoir aussi quel temps vos affaires vous laissent. J’attends que vous preniez la peine de vous expliquer. (ma charmante m’a confessé depuis, que le ton sec de mes réponses l’avait fort alarmée. Tu devineras aisément que, si je mêle ici ses émotions, je n’en ai été informé qu’après cette scène). " j’espère, monsieur, que vous ne vous offenserez-pas. Mon dessein n’est pas de vous offenser ". Non, non, monsieur ; expliquez-vous librement. " je n’ai aucune sorte d’intérêt, monsieur, dans l’affaire qui m’amène ici. Je puis vous paroître trop officieux. Mais si je le croyais, je cesserais de m’en mêler, aussi-tôt que je vous aurai fait entendre de quoi il est question ". Et de quoi s’agit-il, monsieur ? " puis-je vous demander sans offense, monsieur, si vous avez du penchant pour vous réconcilier, et si vous êtes disposé à prendre des mesures honorables, de concert avec une personne du nom d’Harlove, comme une préparation qui peut conduire à la réconciliation générale " ? (quelle agitation dans le cœur de ma charmante) ! Vous m’embarrassez, monsieur, (et l’agitation redoubla sans doute ici). Toute la famille en a fort mal usé avec moi. Elle a ménagé encore moins ma réputation, et celle même de mes proches : ce que j’ai bien plus de peine à pardonner. " monsieur, monsieur, j’ai fini. Je vous demande pardon de vous avoir interrompu ". (ici ma charmante a pensé s’évanouir, et n’a pas du tout été contente de moi). Mais, monsieur, rien n’empêche que vous n’expliquiez le sujet de votre commission, puisqu’il paraît que c’est une commission dont vous vous êtes chargé. " oui, monsieur, c’en est une ; et d’une nature qui m’avait fait juger qu’elle serait agréable pour toutes les parties : sans quoi j’aurais refusé de l’accepter ". Elle peut l’être, monsieur, lorsqu’elle sera mieux connue. Mais souffrez que je la prévienne par une question. Connoîtriez-vous le colonel Morden ? " non, monsieur. Si vous entendez personnellement , je ne le connais pas. Mais mon intime ami, M Jules Harlove, m’a parlé souvent de lui avec de grandes marques d’estime, comme de son associé dans une affaire d’importance ". J’avais jugé, monsieur, que le colonel pouvait être arrivé, et qu’étant peut-être de ses amis, votre dessein était de me causer une agréable surprise. " si le colonel Morden était en Angleterre, M Jules Harlove ne pourrait l’ignorer, et vraisemblablement je ne serais pas sans avoir l’honneur de le connaître ". Fort bien, monsieur. Vous êtes donc chargé de quelque commission pour moi de la part de M Jules Harlove ? " monsieur, je vais vous expliquer, en aussi peu de mots qu’il me sera possible, le véritable sujet qui m’amène. Mais approuvez que je vous fasse aussi une question préliminaire, pour laquelle vous verrez que la curiosité n’est pas mon seul motif. Votre réponse m’est nécessaire pour continuer, et vous en allez juger après m’avoir entendu ". Quelle est cette question, monsieur ? " en deux mots : si vous êtes actuellement, et de bonne foi, marié à Miss Clarisse Harlove " ? (j’ai marqué de l’étonnement, et j’ai pris un ton plus haut). Telle est donc la question à laquelle il faut que je réponde, avant que vous puissiez parler nettement ? " je ne pense à rien moins qu’à vous offenser, M Lovelace. Un ami m’a pressé de me charger de cet office. J’ai des nièces. J’ai des filles. Je me suis figuré que la commission étoit louable, sans quoi, je me serais dispensé de l’accepter. Je connais le monde, et je prendrai la liberté de dire que si cette jeune dame… ". Vous vous nommez le capitaine Tomlinson, n’est-ce pas ? " oui, monsieur ". Eh bien, capitaine Tomlinson, je vous déclare qu’il n’y a point de liberté que je puisse prendre en bonne part, si elle n’est extrêmement délicate, lorsqu’il est question de la jeune dame dont vous parlez. " lorsque vous m’aurez entendu, M Lovelace, si vous jugez que je me sois expliqué d’une manière qui ait rendu cette précaution nécessaire, je conviendrai qu’elle était juste. Permettez-moi de vous dire que je n’ignore pas ce qui est dû au caractère d’une femme vertueuse. " comment ! Capitaine Tomlinson, il paraît que vous vous échauffez facilement. Au reste, si ce langage couvre quelque vue, (que ma belle a tremblé ici, comme elle m’en a fait l’aveu !) je réponds seulement que cette maison est un lieu privilégié. C’est à présent ma demeure, et par conséquent un asile sacré pour quiconque me fait l’honneur d’y venir, dans quelque vue qu’il y vienne. " je ne crois pas, monsieur, avoir donné occasion à ce discours. Mais je ne ferai pas difficulté de vous voir dans tout autre lieu, si je vous importune ici. On m’avait averti que j’aurais affaire à un jeune gentilhomme plein de feu. Comme je me rends témoignage de mes intentions, et que la commission que j’ai acceptée est d’une nature paisible, je n’en ai pas été plus refroidi. J’ai deux fois votre âge, M Lovelace, j’ose le dire. Mais je vous assure que si mon message, ou la manière dont je l’exécute, a quelque chose d’offensant pour vous, je puis suspendre mon entreprise un jour ou deux, et pour toujours, si vous le désirez. Ainsi, monsieur, quelque jour qu’il vous plaise de choisir, vous serez le maître de me faire savoir vos intentions… " (il allait me dire sa demeure, mais je l’ai interrompu.) capitaine Tomlinson, vous répondez fort bien. J’aime les caractères fermes. N’êtes-vous pas officier de guerre ? " je l’ai été, monsieur. Mais j’ai converti mon épée en un soc de charrue , pour parler le langage de l’écriture ; et depuis quelques années, j’ai fait toutes mes délices de cultiver le bien de mes pères. Un homme de cœur, M Lovelace, me plaît autant que jamais. Cependant, permettez-moi de vous dire que, lorsque vous serez à mon âge, vous penserez qu’il n’y a pas autant de vrai courage dans une chaleur de jeunesse, que vous semblez y en trouver à présent. " (qu’en dis-tu, Belford ? Ce n’est pas un sot que ce Tomlinson. Il a gagné tout-à-la-fois l’attention et le cœur de ma charmante. Quel bonheur, a-t-elle dit, qu’il y ait des hommes capables de se posséder dans la colère !) fort bien, capitaine. Reproche pour reproche. Nos points sont égaux. Donnez-moi donc à présent le plaisir d’entendre votre commission. " volontiers, monsieur, pourvu que vous me permettiez de répéter ma demande. êtes-vous marié réellement et de bonne foi à Miss Clarisse Harlove, ou ne l’êtes-vous pas ? " rien de plus clair, capitaine. Mais si je vous réponds que je suis marié, qu’aurez-vous à dire ? " je dirai, monsieur, que vous êtes homme d’honneur. " oui, capitaine, c’est ce que je crois être, soit que vous le disiez ou que vous ne le disiez pas. " je serai sincère, monsieur, dans tout ce que j’ai à vous expliquer là-dessus. M Jules Harlove a découvert depuis peu que vous êtes logés dans la même maison, vous et sa nièce ; que vous étiez ensemble à la comédie, il y a sept ou huit jours. Il se flatte que vous êtes mariés. On l’a même confirmé dans cette opinion ; mais comme il vous connaît d’un caractère entreprenant, et que vous avez déclaré du dédain pour une alliance avec sa famille, il souhaite que je tire de votre propre bouche la confirmation de votre mariage, avant que de s’engager dans les démarches qu’il est disposé à faire en faveur de sa nièce. Vous conviendrez, M Lovelace, qu’il n’aurait pas lieu d’être satisfait d’une réponse qui lui laisserait le moindre doute. " il me semble, capitaine Tomlinson, qu’il n’y a qu’une méchanceté damnable qui pût faire supposer… " monsieur…, Monsieur Lovelace, au nom de dieu, ne vous échauffez pas. Les parens de la jeune dame sont jaloux de l’honneur de leur famille. Ils ont, comme vous, des préventions à vaincre. On peut avoir pris des avantages… sans que la jeune dame soit blâmable. " elle n’est pas capable, monsieur, de donner de tels avantages : et quand elle le serait, qui serait l’homme capable de les prendre ? La connaissez-vous ? " je n’ai jamais eu l’honneur de la voir plus d’une fois. C’était même à l’église ; et je ne crois pas que je pusse la reconnaître. " ne pas la reconnaître, monsieur ! J’aurais cru qu’après avoir eu le bonheur de la voir une fois, il n’y avait pas d’homme au monde qui ne la reconnût entre mille. " je me souviens, monsieur, d’avoir pensé que je n’avais jamais vu de si belle femme. Mais, M Lovelace, vous conviendrez qu’il vaut mieux que ses parens vous aient fait une injustice, que si vous lui en aviez fait une. Me permettez-vous de vous répéter ma question ? " là-dessus Dorcas est entrée avec précipitation. Monsieur, m’a-t-elle dit, un étranger demande à vous parler une minute ; et me tirant à part, c’est ma maîtresse, monsieur. (conçais-tu, Belford, que la chère personne ait pu mettre ce petit mensonge dans la bouche de Dorcas, et cela pour m’en épargner un ?) j’ai répondu à cette fille : faites entrer l’étranger dans une salle, et je suis à lui dans quelques momens. Elle est sortie. Je n’ai pas douté que ma charmante ne voulût me dicter la réponse que je devais faire aux instances du capitaine. Elle n’aurait pas réussi, comme tu crois. Cependant le message de Dorcas a produit quelqu’effet. J’étais sur le point de faire un de mes coups de maître, qui aurait été de prendre avantage des informations du capitaine, pour lui faire avouer à elle-même notre mariage devant lui, comme elle l’avait fait devant les femmes de la maison ; et si j’avais pu l’y faire consentir, il ne m’aurait pas été plus difficile de l’engager, pour la satisfaction de son oncle, à lui écrire une lettre de reconnaissance, qu’elle n’aurait pu se dispenser de signer Clarisse Lovelace . Je n’étais pas fort disposé par conséquent à suivre l’ordre qu’elle m’envoyoit. Mais, dans la crainte aussi de l’offenser sans retour, j’ai jugé à propos de changer l’état de la question, en mettant Tomlinson dans la nécessité de répondre pour lui-même. Mes vues ne regardaient qu’elle ; car, au fond, comme je le lui ai dit ensuite à elle-même, que m’importe d’être jamais réconcilié avec une famille que je dois éternellement mépriser ? Vous croyez donc, capitaine, que j’ai fait une réponse douteuse à la question que vous m’avez proposée. Vous pouvez le penser ; je vous apprends que j’ai le cœur fier, et que, si vous ne me paroissiez pas un galant homme, qui ne vous êtes engagé dans cette affaire que par de généreux motifs, je prendrais fort mal une question qui suppose quelque doute de mon honneur. Mais avant que de vous satisfaire plus directement, je vous ferai moi-même deux ou trois questions, auxquelles je vous prie de répondre. " de tout mon cœur, monsieur. Vous ne me ferez point de questions auxquelles je ne réponde avec candeur. " vous dites qu’il est revenu à M Harlove que nous avons été ensemble à la comédie, et que nous sommes logés dans la même maison. De grâce, d’où lui viennent ces lumières ? Car je ne vous cacherai pas que, par certaines considérations qui ne me regardent pas moi-même, j’avais souhaité que notre demeure fût ignorée ; et ce secret a été gardé si fidèlement, que Miss Howe même, quoiqu’en commerce avec son amie, ne sait pas où lui adresser directement ses lettres. " je puis vous dire que la personne qui vous a vus à la comédie, est un homme d’affaires de M Jules Harlove. Il observa tous vos mouvemens. Après le spectacle, il suivit votre carrosse jusqu’ici ; et le lendemain, étant monté à cheval, il se hâta d’aller faire part à son maître de ses observations. " quelle bisarrerie dans les évènemens, capitaine Tomlinson ! Mais notre demeure est-elle connue de quelqu’autre Harlove ? " c’est un secret absolu pour tout le reste de la famille, et M Jules Harlove désire qu’il soit gardé. Il souhaite qu’on ne sache pas non plus qu’il entre en traité avec vous, si sa nièce est actuellement mariée ; car il prévait beaucoup d’obstacles à la réconciliation de la part de certaines personnes, quand il leur donnerait même cette assurance. " je n’en doute pas, capitaine. Toute la folie de cette famille vient du brave James Harlove. Quels fous, en effet, de se laisser gouverner par une tête à qui la malice, plutôt que le génie, donne une vivacité mal entendue, qui ne vient de rien moins que de la nature ! Mais y a-t-il long-temps, s’il vous plaît, que M Jules Harlove est dans cette pacifique disposition ? " je vous le dirai volontiers, M Lovelace, et je vous en apprendrai même l’occasion. Je veux m’expliquer d’autant plus nettement là-dessus, et sur-tout ce que vous avez quelqu’intérêt à savoir de moi, qu’après m’avoir entendu, vous serez persuadé que je ne me suis pas chargé mal-à-propos de la commission que j’exécute. " parlez, capitaine. Je vous promets toute mon attention. (ma charmante n’en donnait pas moins sans doute.) " il faut vous apprendre, monsieur, qu’il n’y a pas long-temps que je suis établi dans le voisinage de M Jules Harlove. Deux motifs m’y ont fait transporter ma famille de Northampton-Shire ; celui d’être plus à portée de remplir les devoirs d’une curatelle dont je n’ai pu me dispenser, et qui m’oblige de faire souvent le voyage de Londres, et mon propre intérêt, qui m’a fait prendre le parti d’occuper moi-même une ferme négligée, dont j’ai acquis depuis peu la propriété. Mais, quoique notre connaissance ne soit pas plus ancienne, et qu’elle ait commencé au jeu de boules (l’oncle Jules est un grand joueur de boules, Belford), à l’occasion d’un coup d’importance dont on me remit la décision, deux frères n’ont pas l’un pour l’autre une plus cordiale estime. Vous savez, M Lovelace, que la nature a mis, entre certains esprits, des rapports capables de les lier étroitement dans un quart-d’heure. " cela est vrai, capitaine. " ce fut en conséquence de cette amitié reconnue de part et d’autre, que lundi, 15 du mois, comme je m’en souviens parfaitement, M Harlove vint me demander familièrement à dîner. Dans notre entretien, il m’apprit en confidence toute la malheureuse affaire qui a causé tant de chagrin à toute sa famille. Je n’en étais informé que par le bruit public ; car, malgré notre intime liaison, j’avais attendu que, dans une occasion de cette nature, il s’expliquât le premier. Il me dit alors qu’un homme de considération, qu’il me nomma, s’était adressé à lui deux ou trois jours auparavant, pour l’engager, non-seulement à se réconcilier avec sa nièce, mais à faire les ouvertures d’une réconciliation générale. Sa sœur Harlove, m’a-t-il dit, avait été sollicitée en même-tems par une bonne femme qui est respectée de tout le monde, et qui avait fait entendre qu’avec un peu d’encouragement de la part de la famille, sa nièce était disposée à rentrer sous la protection de ses parens, et même à vous quitter ; mais qu’autrement elle ne pouvait éviter de devenir votre femme. Je me flatte, M Lovelace, de n’avoir rien dit d’offensant pour vous. Vous paroissez chagrin ! Vous soupirez, monsieur ! Continuez, capitaine Tomlinson, de grâce, continuez. (j’ai poussé un soupir encore plus profond.) " ils ont trouvé tous extrêmement étrange qu’une jeune personne parlât d’éviter le mariage avec un homme à qui elle s’est livrée, en prenant la fuite avec lui. " je vous prie, capitaine, je vous prie, M Tomlinson, de ne plus toucher ce point. La nièce de M Harlove est un ange ; elle est au-dessus du moindre reproche. Les fautes, s’il y en a quelqu’une ici, viennent de sa famille et de moi. Ce que vous voudriez ajouter, n’est-ce pas, c’est que l’implacable famille a rejeté ses offres ? Je le sais. Cet évènement a causé quelque mésintelligence entr’elle et moi, une querelle d’amans ; vous m’entendez, capitaine. Notre bonheur en est augmenté depuis. " d’accord, monsieur. Mais vous conviendrez que M Harlove en a dû faire de plus sérieuses réflexions sur les circonstances. Il m’a demandé mon avis sur la conduite qu’il devait tenir. Jamais, m’a-t-il dit, un père n’eut pour une fille plus de tendresse qu’il en a pour sa nièce. Il reconnaît qu’elle a été durement traitée par son frère et par sa sœur : et comme votre alliance, monsieur, est bien éloignée de faire déshonneur à sa famille, il serait porté à faire tous ses efforts pour réconcilier toutes les parties, s’il était sûr que vous fussiez actuellement mari et femme. " puis-je vous demander, capitaine, quel a été votre avis ? " je lui ai dit naturellement que si sa nièce avait été indignement traitée, ou si elle étoit dans quelqu’embarras, comme il croyait le pouvoir conclure de ses offres, il ne serait pas long-temps sans entendre encore parler d’elle ; mais qu’il me paroissait plus vraisemblable qu’elle avait fait des offres sans espérance de succès, et comme une démarche qu’elle avait cru nécessaire pour se marier sans le consentement de ses proches ; d’autant plus, comme il me le dit lui-même, qu’elles ne venaient pas directement d’elle, mais d’une jeune demoiselle de ses amies, qui n’était pas le mieux du monde avec la famille, et qu’elle n’aurait pas employée, si elle s’était promis quelque succès. " à merveille, capitaine Tomlinson ; de grâce, continuez. " l’affaire demeura dans cette situation jusqu’à dimanche au soir, que M Jules Harlove me fit l’honneur de venir chez moi, accompagné de l’homme qui vous avait vu à la comédie avec votre chère femme, comme je veux croire qu’elle l’est à présent, et qui l’avait assuré que vous logiez dans la même maison. Les offres, qui étoient toutes récentes, semblant faire connaître que vous n’étiez pas mariés, il était dans une si vive inquiétude pour l’honneur de sa nièce, que je lui conseillai de dépêcher quelque personne de confiance à la ville, pour faire les recherches convenables. " fort bien, capitaine. Et M Harlove fit-il partir quelqu’un avec cette commission ? " il en chargea un homme sage et discret, qui prit des informations mardi dernier, si je ne me trompe ; car il nous les apporta mercredi. Après s’être adressé aux voisins, sans en pouvoir tirer les lumières qu’il cherchait, il fit appeler la femme de chambre de votre dame, qui déclara que vous étiez actuellement marié. Mais l’homme de confiance ayant refusé d’expliquer les motifs de sa curiosité, cette fille refusa aussi de lui apprendre le jour et les autres circonstances de votre mariage. " votre récit, capitaine, est fort clair et fort exact. Continuez, je vous prie. " l’homme revint. Mais ses informations laissèrent des doutes à M Harlove, qui, ne voulant point s’engager témérairement dans une affaire si importante, me pria d’entreprendre moi-même cet éclaircissement, parce que mes affaires m’appellent souvent à Londres. Vous avez des enfans, M Tomlinson ; vous connaissez le monde, eut-il la bonté de me dire ; vous comprenez mes vues ; vous êtes capable d’y mettre et de la sagesse et de la fermeté : je serai content de tout ce qui vous satisfera vous-même. " (ici Dorcas est rentrée brusquement, pour me dire que l’étranger s’impatientoit. J’ai répondu que j’étais à lui dans un instant.) alors le capitaine a fort bien expliqué pourquoi il n’était pas venu lui-même, lorsqu’il savait que nous étions logés dans cette maison. Il avait, m’a-t-il dit, une affaire de conséquence hors de Londres, à laquelle il s’était cru obligé de donner tous ses soins. Mais d’autres obstacles lui ayant fait remettre son voyage à ce jour, et sachant qu’il nous trouverait ce matin au logis, sans être sûr de retrouver une autre fois la même occasion, il avait cru devoir tenter sa bonne fortune avant son départ ; ce qui le faisait paraître avec ses bottes et ses éperons, comme je le voyois. Il a laissé couler quelques mots à l’honneur de nos hôtesses, mais assez adroitement pour ne pas faire soupçonner qu’il eût jugé nécessaire de prendre des informations sur le caractère d’une maison de si bonne apparence. Je puis remarquer aussi, par rapport à ce point, que si ma charmante avait pu concevoir quelque défiance des femmes du logis, le silence du messager de son oncle, après ses informations dans le voisinage, aurait été une forte preuve en leur faveur. Le capitaine a repris : " à présent, monsieur, que je crois vous avoir donné de justes éclaircissemens sur tout ce qui regarde ma commission, j’espère que vous me permettrez de renouveler ma demande, qui est… " (Dorcas est revenue, comme hors d’haleine. Monsieur, l’étranger veut entrer jusqu’ici pour vous parler. Et s’approchant de mon oreille : ma maîtresse est impatiente ; elle est surprise que vous tardiez si long-temps.) pardon, capitaine, si je vous quitte un moment. " je vous ai trop retenu, M Lovelace ; et mes propres affaires ne me permettent pas de pousser cet entretien plus loin, sur-tout lorsque la suite de ma question et de votre réponse nous engagerait sans doute dans de plus longues explications. Me permettez-vous de venir demain au matin ? " vous déjeûnerez donc avec moi, capitaine ? " il faut que ce soit de très-bonne heure, si vous me faites cette faveur-là. Je dois être chez moi demain au soir ; sans quoi je causerais une mortelle inquiétude à la meilleure de toutes les femmes ; et j’ai deux ou trois endroits où je suis obligé de m’arrêter sur la route. " ce sera dès sept heures, si vous le souhaitez, capitaine. Nous sommes matineux. Et je vous dirai volontiers que si j’ai quelque réconciliation à me promettre avec une famille aussi implacable que j’ai toujours éprouvé les Harlove, ce doit être par la médiation d’un homme aussi sage et aussi modéré que vous. Nous nous sommes quittés de cette manière, avec les plus grandes marques de considération et de politesse. Mais, pour la satisfaction particulière d’un si galant homme, je ne lui ai laissé aucun doute que nous ne fussions mari et femme, quoique je ne l’en aie point assuré directement.