Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 205

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 154-158).


M Lovelace, à M Belford.

si le complot, dont je t’ai donné l’explication n’est pas de ton goût, compte, Belford, que j’en ai trois ou quatre autres dont je suis beaucoup plus satisfait, et dont tu le seras peut-être aussi. Je t’en laisserai le choix, si tu veux renoncer seulement aux misérables engagemens que tu as pris. Pour tes trois camarades, ils doivent exécuter ce que je leur ai prescrit : et ne t’imagines pas que tu puisses t’en dispenser non plus. Ne suis-je pas votre général ? Mais c’est un sujet auquel je reviendrai dans son tems. Tu sais que je ne me détermine jamais absolument pour un projet, avant le temps de l’exécution. Alors, l’action de la foudre n’est pas plus prompte que la mienne. Revenons à ce qui me touche immédiatement le cœur. Me croiras-tu, si je te dis que, par rapport à ma fière maîtresse, j’ai tant de systêmes qui se présentent en foule à mon esprit pour obtenir la préférence, que je suis dans l’embarras pour choisir. Je pourrais t’en apprendre six principaux, dont un seul répondrait à toutes mes vues. Mais, comme la chère personne ne m’a point épargné les sujets de chagrin, je crois que la reconnaissance m’oblige à ne pas ménager mes machines, et que je dois au contraire lui causer de l’étonnement et de l’admiration, en faisant jouer trois ou quatre mines à la fois. écoute, et suis-moi, si tu es capable de me comprendre. Je serai demain fort malade, sérieusement je le serai. Malade ! Et pourquoi malade ? Pour quantité de bonnes raisons, Belford. Je te crois fort curieux d’en savoir du moins une. Malade ! De toutes mes inventions, je suis sûr que celle-ci te serait le moins tombée dans l’esprit. Peut-être crois-tu que ma vue est d’attirer ma belle au chevet de mon lit. C’est une ruse ancienne de trois ou quatre mille ans. Il conviendrait bien mieux à mes desseins de pouvoir m’approcher du sien. Mais je vois bien qu’il faut t’instruire plus clairement. Je suis plus inquiet que tu ne le penses sur ce systême de contrebande qui est de l’invention de Miss Howe. Il ne faut pas douter que, si je fais une tentative sans succès, ma charmante n’entreprenne l’impossible pour s’échapper d’entre mes mains. Je m’étais persuadé autrefois qu’elle m’aimait ; mais j’en doute à présent, ou du moins que ce soit avec une ardeur , pour employer le terme de Miss Howe, qui la rende capable de me pardonner des fautes préméditées. Et que me servira d’être malade ? écoute-moi jusqu’à la fin. Mon intention n’est pas d’être aussi mal que Dorcas le représentera. Cependant je haleterai prodigieusement. Je rendrai un peu de sang caillé. Sûrement je me serai rompu quelque vaisseau. On n’en pourra point douter. On fera venir de l’eau stiptique d’ eaton

mais

aucun médecin ne paraîtra. Si ma belle a quelque sentiment d’humanité, elle ne manquera pas de s’alarmer : mais si son cœur est pris, si c’est de l’amour qu’elle ressent, quelque refroidi qu’il puisse être, il se produira dans cette occasion, il éclatera non-seulement dans ses yeux, mais dans chaque trait de son charmant visage. Je serai fort intrépide. Je ne redouterai pas la mort, ni aucune suite de mon accident. Je parlerai en homme sûr d’être mieux dans une heure ou deux, pour avoir déjà fait une heureuse expérience de ce remède balsamique à l’occasion d’une chûte qui m’est arrivée à la chasse, et dont ma maladie est vraisemblablement un reste ; cette conduite, tandis que tout le monde paraîtra fort alarmé de ma situation, fera voir à la belle que je n’en ai pas la moindre inquiétude, et que je n’ai par conséquent aucun dessein. Tu commences sans doute à juger mieux de mon invention. Je m’y suis attendu lorsque j’aurais achevé de m’expliquer. Une autre fois, que tes yeux soient prêts à lire des merveilles, et ton esprit à bannir tous les doutes. à présent, Belford, si ma charmante n’est pas extrêmement touchée de me voir un vaisseau rompu, mal fort dangereux dans une constitution aussi ardente qu’on connaît la mienne, et que j’attribuerai, d’un air calme, aux agitations et aux chagrins que j’ai essuyés depuis quelque temps ; ce qui doit passer à ses yeux pour une nouvelle preuve de mon amour, et m’attirer quelque sentiment de reconnaissance… quoi ? Qu’arrivera-t-il ? Ce qui arrivera ? Je ne serai pas combattu alors par des remords trop vifs si je prends le parti d’employer un peu de violence ; car celle qui ne marque point de compassion n’en doit pas attendre. Mais si son inquiétude paraît extrême ? Alors je serai dans l’espérance de bâtir sur un bon fondement. L’amour cache une multitude de fautes, et diminue celles qu’il ne peut cacher. L’amour, lorsqu’il est découvert et reconnu, autorise les libertés. Une liberté en produit une autre. Enfin je verrai alors où cette ouverture pourra me conduire. Fort bien, Lovelace ; mais avec cette force de santé, et ce visage fleuri, comment persuader à quelqu’un que tu sois malade ? Comment ? Quelques grains d’ipécacuanha feront l’affaire… c’est assez pour me faire haleter comme une furie. Mais le sang ? Comment rendre du sang, si je ne me fais une blessure réelle ? Pauvre Belford ! Ignores-tu donc qu’il se trouve des pigeons et des poulets chez le premier rôtisseur ? Joins les mains d’admiration. Dans un état si douteux, Madame Sinclair me représentera que j’ai mené depuis quelque tems une vie trop sédentaire. Je me laisserai persuader de faire venir une chaise, et de me faire porter au parc, où j’essaierai un peu de marcher. à mon retour, je m’arrêterai au cocotier pour m’amuser quelques momens. Et que m’en reviendra-t-il ? Encore des questions ? Je crains, Belford, que tu ne sois un incrédule. Eh bien ! Pour satisfaire ta curiosité, ne saurai-je donc pas si ma charmante entreprend de sortir dans mon absence ? Ne verrai-je pas à mon retour si je suis reçu avec tendresse ? Mais ce n’est pas tout ; je ne sais quel pressentiment m’avertit qu’il arrivera quelque chose d’intéressant pendant ma promenade. C’est ce que je remets à t’expliquer dans un autre tems. Conviendras-tu enfin, Belford, ou ne conviendras-tu pas qu’il est utile à bien des choses d’être malade ? En vérité, je prends tant de plaisir à mes inventions, que, si je perds l’occasion de les mettre en œuvre, j’en serai à demi-fâché. De ma vie je n’en retrouverai une si belle. D’un autre côté, les femmes de la maison sont si pressantes dans leurs impertinens reproches, qu’elles ne me laissent pas un moment de repos. Elles voudraient que, sans perdre le tems en projets éloignés, je prisse le parti d’employer quelques-uns de leurs artifices vulgaires et usés. Sally, particuliérement, qui se croit l’esprit fort inventif, me disait tout à l’heure d’un air insolent, sur le refus que j’ai fait de ses offres, que mon intention n’était pas de vaincre, et que j’étais assez méchant pour penser au mariage, quoique je fisse difficulté de l’avouer. Par ce que ce petit diable a fait son premier sacrifice à mon autel, il se croit en droit de prendre avec moi toutes sortes de libertés ; et son impertinence augmente de ce que, depuis long-temps j’évite, avec affectation, dit-elle, l’occasion de répondre à ses avances. L’impudente ! Me croire capable d’être le successeur d’un autre homme. Je n’ai jamais été réduit à cette humiliation. Tu sais quel a toujours été mon principe. Ce qui passe une fois entre les mains d’autrui ne rentre jamais dans les miennes. C’est à des gens tels que toi et tes compagnons qu’il convient de s’accommoder d’un bien commun. J’ai toujours aspiré à la gloire des premières découvertes. Je n’en suis que plus coupable, diras-tu peut-être, de me plaire à corrompre ce qui n’a jamais été corrompu. Mais tu te trompes grossiérement ; une maxime telle que la mienne met les maris à couvert. Aussi n’ai-je point à me reprocher d’avoir porté beaucoup d’atteintes au nœud conjugal. Cependant une aventure qui m’est arrivée à Paris avec une femme mariée, et dont je crois ne t’avoir jamais fait le récit, ne me permet pas de dire que j’aie la conscience absolument nette. L’esprit d’intrigue y eut plus de part qu’aucune méchanceté réfléchie. Je veux te l’apprendre en deux mots. Un marquis français, d’un âge assez avancé, qui se trouvait employé par sa cour dans une fonction publique, à celle de Madrid, avait laissé une femme jeune et charmante qu’il avait épousée depuis peu, dans la même maison, et comme sous la garde de sa sœur, qui était une vieille et insolente prude. Je vis la jeune dame à l’opéra. Je pris du goût pour elle, à la première vue, et plus encore à la seconde, lorsque j’eus appris sa situation. Il ne me fut pas difficile de me lier avec l’une et l’autre, après avoir trouvé l’occasion de me faire présenter à la vieille. Mon premier soin fut de tourner toutes mes attentions vers cette prude, et de lui faire penser qu’elle avait pu m’inspirer quelques sentimens tendres. En même tems, je prenais avantage de la situation de la jeune marquise, entre la jalousie de son mari et l’arrogance de sa belle-sœur, pour la piquer contre ces deux ennemis de sa liberté. Je me flattai d’y faire entrer un peu d’égard pour ma personne. Les dames françoises n’ont pas d’aversion pour la galanterie. La vieille sœur ne laissa pas de former quelques soupçons. Mais j’étais déjà si bien dans l’esprit de la jeune, qu’elle ne se trouva pas disposée à voir congédier le seul homme qu’on lui eût permis de voir. Elle m’apprit les soupçons de sa sœur. Je lui conseillai de l’engager à se cacher dans un cabinet pendant ma première visite, sous prétexte de lui faire entendre comment je m’expliquerais dans son absence. Elle prit la clé du cabinet dans sa poche ; parce qu’il n’était pas à propos que la vieille pût être surprise, soit par ma curiosité ou par celle d’un autre. J’arrivai. Je m’assis près de l’aimable marquise ; je marquai de l’étonnement de ne pas voir sa sœur, du chagrin, de l’impatience ; et prenant une si belle occasion d’exprimer des sentimens fort vifs pour cette chère absente, je lui donnai le plaisir de croire que je parlais d’elle avec une passion extrême, tandis que mes regards levaient l’équivoque pour la marquise. Quel fut le dénouement ? Je pris cette charmante françoise par la main, en feignant de vouloir chercher sa sœur dans l’appartement voisin. Je la traînai à demi, sans qu’elle osât crier pour se plaindre ; et la vieille, enfermée sous une clé sûre, demeura dans le ravissement de tout ce qu’elle venait d’entendre. Jamais une jolie femme ne s’est trouvée inutilement tête à tête avec moi ; à l’exception néanmoins de ma chère Clarisse. Mon ingénuité me fit obtenir grâce. La marquise trouva cette double tromperie d’autant plus plaisante, que non-seulement sa geoliere ne pouvait se plaindre d’être elle-même en prison, mais qu’en redevenant libre après mon départ, elle se crut presqu’aussi heureuse que nous l’avions été sa sœur et moi… les anglais, Belford, ne l’emportent pas souvent sur les français par l’esprit. Notre commerce se soutint par d’autres ruses qui ne te paraîtraient pas moins ingénieuses. La glace une fois rompue, ma belle marquise ne fit pas difficulté d’y contribuer ; car tu sais mon axiome, une fois subjuguée, c’est pour toujours . Mais un incident plus tendre servit à révéler le secret ; à le révéler avant que notre disgrâce commune pût être voilée par le retour du marquis. La sœur, avec plus d’un sujet de ressentiment, devint une furie impitoyable. Le mari, moins propre à la qualité de mari qu’aucun homme de sa nation, et devenu plus délicat peut-être par son commerce avec les espagnols, promit de loin une éclatante vengeance. Que restait-il à la belle que de se jeter sous ma protection ? Elle ne s’en crut pas plus malheureuse, jusqu’au jour des grandes douleurs, que la mort et le repentir arrivèrent à la même heure. Pardonne une larme, cher ami : elle méritait un meilleur sort. De quoi cet inexorable mari n’aura-t-il pas à répondre ? La sœur fut punie par d’autres événemens ; c’est une réflexion qui me console encore. Elle fut réellement punie. Mais peut-être t’avais-je déjà raconté cette histoire.