Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 204

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 150-154).


M Lovelace, à M Belford.

jeudi, 25 mai. Tu vois, Belford, comme nous faisons voile avant le vent. La chère personne vient à présent, presqu’au premier mot, chaque fois que je fais demander l’honneur de sa compagnie. Je lui dis hier au soir, qu’appréhendant les lenteurs de Pritchard, j’étais déterminé à laisser la liberté à milord de nous faire ses complimens dans la forme qu’il souhaiterait, et que j’avais déposé actuellement, dans l’après-midi, mes papiers entre les mains d’un habile jurisconsulte, le conseiller Williams , avec ordre de dresser les articles sur l’état de mon bien. Ce n’est pas une petite partie de mon chagrin, lui ai-je dit, que ses fréquens mécontentemens et nos mal entendus continuels m’aient ôté jusqu’aujourd’hui le pouvoir de délibérer là-dessus avec elle. Assurément, ma chère vie, ai-je ajouté, vous m’avez fait faire un cours de galanterie bien épineux. Elle gardait le silence, mais d’un air de bonté : car je sais fort bien qu’elle aurait pu récriminer avec justice. Mais je voulais voir si elle n’aurait pas à présent quelque peine à me désobliger. Ma consolation, ai-je repris, étoit d’espérer que tous les obstacles seraient bientôt levés et toutes les peines abymées dans l’oubli. Il est vrai, Belford, que j’ai déposé mes papiers chez le conseiller Williams, et que j’en espère l’extrait dans huit jours au plus tard. Alors je serai doublement armé. Si je tente quelque chose sans succès, ces nouvelles armes serviront à me rétablir dans son esprit, jusqu’à l’occasion d’une autre tentative. J’ai d’autres inventions en réserve. Je pourrais t’en apprendre cent, et n’en avoir pas moins cent de reste, pour les employer au besoin, pour exciter ta surprise et soutenir ton attention. Ne t’emporte pas contre moi ; car si tu es mon ami, souviens toi des lettres de Miss Howe et de son systême de contrebande. C’est ma belle captive qui l’informe de tout. C’est elle qui l’excite. Ne suis-je pas déjà, pour ces deux filles, un vilain, un fou, un Belzébuth ? Cependant, quel mal leur ai-je fait ? Qu’ai-je même tenté jusqu’à présent ? La chère personne m’a répondu, les yeux baissés et la rougeur au visage, qu’elle m’abandonnait tous les soins de cette nature. Je lui ai proposé, pour la célébration, la chapelle de Milord M, où nous pourrions avoir la présence de mes deux tantes et de mes deux cousines. Elle ne m’a pas marqué de penchant pour les cérémonies publiques, et je m’imagine en effet qu’elle n’en a pas plus que moi. La voyant passer légèrement là-dessus, je me suis bien gardé de la presser davantage. Mais je lui ai déjà offert des modèles d’étoffes, et j’ai donné ordre à quelques jouailliers de lui apporter aujourd’hui différentes garnitures de diamans à choisir. Elle n’a pas voulu développer les modèles. Elle a poussé un soupir à cette vue. Les seconds, m’a-t-elle dit, qui lui ont été présentés ! Elle a refusé aussi de voir les jouailliers : et la proposition de faire remonter les diamans de ma mère a été renvoyée à d’autres tems. Je t’assure, Belford, que toutes ces offres étoient sérieuses de ma part. Tout mon bien n’est rien pour moi, en comparaison de son cœur. Elle m’a dit alors qu’elle avait jeté par écrit ce qu’elle pensait de mes articles, et qu’elle y avait expliqué son sentiment sur les habits et les joyaux ; mais que, dimanche dernier, à l’occasion de la conduite que j’avais tenue avec elle, sans qu’elle pût deviner pourquoi, elle avait déchiré son écrit. Je l’ai pressée fort instamment de me faire voir ce papier, tout déchiré qu’il étoit. Après avoir un peu hésité, elle est sortie, et le papier m’est venu par Dorcas. Je l’ai relu. Je l’ai trouvé comme nouveau, quoiqu’il y eût si peu de temps que je l’avais lu ; et, sur ma damnation ! J’ai eu beaucoup de peine à me rendre maître de ma contenance. L’admirable créature ! Ai-je répété vingt fois en moi-même. Mais je t’avertis, si tu lui veux du bien, de ne pas m’écrire un mot en sa faveur ; car, si je lui fais grâce, ce doit être de mon propre mouvement. Tu supposes aisément qu’aussi-tôt que je l’ai revue, je me suis livré au plaisir de la louer, et que j’ai renouvelé tous mes sermens de reconnaissance et d’amour éternel. Mais voici le diable. Elle reçoit encore tout ce que je lui dis avec réserve ; ou, si ce n’est pas avec réserve, elle le reçoit comme un tribut si juste, qu’elle n’en paraît pas flattée. Les louanges et la flatterie perdent quantité de femmes. Moi-même, je me sens enfler le cœur lorsqu’on me loue. Tu me diras peut-être que ceux qui s’enflent des louanges, sont ordinairement ceux qui les méritent le moins : comme on voit s’enfler de leurs richesses ou de leur grandeur, ceux qui ne sont pas nés pour ces deux avantages. J’avoue qu’il faut avoir une ame, pour être supérieur à ce foible. Mais suis-je donc sans ame ? Non, j’en suis sûr. Regarde-moi donc comme une exception à la règle commune. Je suis fondé maintenant à tenir ferme dans mes résolutions. Milord, dans l’excès de sa générosité, parle de céder mille livres sterling de rente. Je suis persuadé que, si j’épousais ma belle, il mettrait sur elle, plutôt que sur moi, tout ce qu’il a dessein de céder ; et ne m’a-t-il pas déjà menacé qu’à sa mort, si je ne suis pas un bon mari, il lui laissera tout ce qu’il pourra m’ ôter ? Cependant, il ne considère pas qu’une femme si parfaite ne peut jamais être mécontente de son mari, sans le déshonorer ; car personne ne la croira blâmable. Nouvelle raison, comme tu vois, qui ne permet point à un Lovelace d’épouser une Clarisse. Mais quel original que mon cher oncle, de penser à rendre une femme indépendante de son souverain, et par conséquent rebelle… cependant, il ne s’est pas trouvé trop bien lui-même d’avoir commis une folie de cette nature. Dans son écrit déchiré, ma charmante ne parle que de deux cents livres sterling pour sa pension annuelle. Je l’ai pressée de fixer une plus grosse somme. Elle m’a dit qu’elle consentait donc à trois cents : et moi, dans la crainte de me rendre suspect par de trop grandes offres, j’ai dit cinq cens, avec l’entière disposition de tous les arrérages qui sont entre les mains de son père, pour en favoriser Madame Norton, ou tout autre, qu’elle jugera digne de ses bienfaits. Elle m’a répondu que sa bonne Norton ne souhaiterait pas qu’elle allât, pour elle, au-delà des bornes convenables. Elle avait soin, m’a-t-elle dit, que ses dispositions de cette nature fussent toujours proportionnées à l’état naturel des personnes. Les pousser plus loin, c’était exposer ceux qu’on oblige, à la tentation de former des projets extraordinaires, ou à prendre un air emprunté dans un nouvel état, pendant qu’ils pourraient briller dans leur état ordinaire. L’aisance nécessaire pour aider son fils, et pour se mettre elle-même à couvert du besoin, bornerait toute l’ambition d’une si digne mère. Voilà de la prudence, voilà du jugement, dans une personne de cet âge. Que je hais les Harloves, pour avoir produit un ange ! Ah ! Pourquoi, pourquoi s’est-elle refusée à mes instances, lorsque je l’ai pressée de former le nœud avant que de venir à la ville ? Mais ce qui mortifie mon orgueil, c’est que, si nous étions mariés, cette sublime créature ne serait pas gouvernée avec moi par l’amour, mais par pure générosité, ou par un aveugle devoir, et qu’elle aimerait mieux vivre dans le célibat, que d’être jamais ma femme. Je ne puis soutenir cette idée. Je voudrais que la femme à qui je donnerai mon nom, si je fais jamais cet honneur à quelque femme, négligeât pour moi jusqu’à ses devoirs supérieurs. Je voudrais que, lorsque je sortirai de la maison, elle me suivît des yeux aussi long-temps qu’elle pourrait me voir, comme mon bouton de rose suivait Jean , et qu’à mon retour, elle vînt, avec transport, au-devant de moi. Je voudrais l’occuper dans ses songes, comme dans ses heures de veille. Je voudrais qu’elle regardât comme perdus tous les momens qu’elle n’aurait pas passés avec moi, qu’elle chantât pour moi, qu’elle lût, qu’elle badinât pour moi, et que sa plus grande satisfaction fût de m’obéir : que lorsque je serais disposé à l’amour, elle m’accablât des marques de sa tendresse ; que, dans mes momens sérieux ou solitaires, elle n’osât s’approcher de moi qu’avec respect, prête à se retirer au moindre signe, n’osant s’avancer qu’autant qu’elle serait encouragée par un sourire, qu’elle se tînt devant moi dans un profond silence, et que, si je ne marquais pas d’attention pour sa présence, elle se retirât sur la pointe des pieds ; enfin, qu’elle fût commode pour tous mes plaisirs, et qu’elle aimât les femmes qu’elle connaîtrait capables d’y contribuer : soupirant seulement en secret, que ce ne fût pas toujours elle-même. Tel était l’ancien usage entre les femmes des honnêtes patriarches, qui recommandaient une jolie servante à leurs maris, lorsqu’elles la croyaient propre à lui plaire, et qui ne mettaient pas de distinction entre les fruits de cet amour et leurs propres enfans. Le tendre Waller dit que les femmes sont faites pour être maîtrisées . Tout tendre qu’il était, il connaissait cette vérité. Un mari tyran fait une vertueuse femme. Pourquoi les femmes aiment-elles les libertins de notre espèce, si ce n’est parce qu’ils dirigent leurs volontés incertaines, et parce qu’ils entendent parfaitement l’art de les conduire ? Autre conversation agréable. Le jour, ou les jours en ont fait le sujet. En fixer un, m’a dit la belle, c’est ce qui n’est pas nécessaire avant que les articles soient réglés. La célébration dans la chapelle, en présence des dames de ma famille, serait une affaire d’éclat ; et ma charmante observe, avec regret, que milord paroît être dans l’intention de rendre la fête éclatante. Je lui ai répondu que le voyage de milord en litière, son arrivée à la ville, son goût pour la magnificence, et les témoignages de sa joie donneraient aussi nécessairement un air public à notre mariage, que s’il était célébré dans la chapelle de M, en présence des dames. Elle ne pouvait supporter, a-t-elle répliqué, la pensée d’une fête publique. C’était une espèce d’insulte pour toute sa famille. Si milord voulait ne pas s’en offenser (comme elle l’espérait, parce que la proposition n’était pas venue de lui-même, mais de moi,) elle le dispenserait volontiers de nous honorer de sa présence, d’autant plus que la parure, alors, et l’air de représentation, ne seraient pas nécessaires : car elle m’avouait qu’elle ne pouvait penser à se parer, tandis que son père et sa mère étoient dans les larmes. Plaisante idée que celle-là ! Si ses parens pleurent, ne l’ont-ils pas mérité ? Vois, Belford. Avec de si charmantes délicatesses, le nœud ne devrait pas être différé si long-temps. Cependant, il nous reste encore du chemin à faire, avant que d’y arriver. Je n’ai marqué que de l’obéissance et de la résignation. Nulle autre volonté que la sienne. Je l’ai quittée, pour écrire sur le champ à milord. Elle n’a pas désapprouvé ma lettre. Je n’en ai pas gardé une copie ; mais, en substance, " je témoigne ma reconnaissance à milord, pour la bonté dont il me donne de si chères marques, dans l’occasion la plus sérieuse et la plus importante de ma vie. Je lui dis que l’admirable personne à laquelle il donne des louanges si justes, trouve de l’excès dans les propositions qu’il fait en sa faveur : que jusqu’à ce qu’elle soit réconciliée avec ses proches, elle n’a pas d’inclination pour une fête éclatante, si nous pouvons éviter l’éclat sans désobliger les miens : qu’en se croyant fort redevable aux sentimens de bonté qui le font consentir à me la donner de sa propre main, comme elle présume qu’il n’a pas d’autre intention que de lui faire honneur, aux dépens même de sa santé, qui ne lui permet pas trop de s’exposer à la fatigue du voyage, elle croit qu’il serait plus à propos qu’il s’épargnât cette peine ; et qu’elle se flatte que la manière dont elle pense là-dessus sera prise de toute la famille dans son véritable sens. J’ajoute que le château de Median me paroît le plus convenable pour notre demeure, sur-tout parce qu’il me semble que c’est aussi le sentiment de milord ; mais que, s’il le souhaite, la dot peut-être assignée sur mon propre bien, et que je laisse l’alternative à son choix, que j’ai offert son billet de banque à Miss Harlove, mais que, sur le refus qu’elle a fait de l’accepter, n’en ayant pas besoin moi-même à présent, je le lui renvoie avec mes remerciemens, etc. ". Cette manœuvre m’engage dans des longueurs qui me désespèrent. Quelle figure ferais-je dans les annales des libertins, s’il arrivait que je fusse pris dans mon propre piège ? Mais, de quelque manière que l’affaire puisse tourner, de toute sa vie milord n’a reçu une lettre si agréable de son neveu Lovelace. La principale consolation que je trouve dans ces favorables apparences, c’est que, vraisemblablement, si je n’y mets pas d’obstacle par ma faute, moi qui n’ai à présent qu’une amie, j’en aurai autant qu’il y a de personnes dans la famille de M Lovelace, soit qu’il en use bien ou mal avec moi : et qui sait si, par degrés, le rang et le mérite de ces nouveaux amis n’aura point assez de poids pour me rétablir dans la faveur de mes proches ? Il n’y a point de véritable repos pour moi, jusqu’à cet agréable dénouement. Mon espérance, d’ailleurs, n’est pas d’être jamais heureuse. Le caractère de M Lovelace et le mien sont extrêmement différens ; différens sur des points essentiels. Mais, dans les termes où je suis actuellement avec lui, je vous recommande, ma chère amie, de garder pour vous seule toutes les circonstances dont la révélation pourrait ne pas lui faire honneur. Il vaut mieux que les fautes d’un mari soient révélées par tout autre que par sa femme, si je suis destinée à porter ce titre ; et tout ce qui pourrait vous échapper paraîtrait venir de moi. Je demanderai constamment au ciel qu’il répande sur vous tout ce qu’on peut espérer de bonheur dans ce monde ; et que vous et les vôtres, dans la postérité la plus éloignée, vous ne manquiez jamais d’une amie telle que ma chère Anne Howe l’a toujours été pour sa Cl Harlove.