Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 203

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 145-150).


Milord M, à M Lovelace.

mardi, 23 de mai. une rue est longue lorsqu’elle ne tourne point. ne vous moquez pas de mes proverbes. Vous savez que je les ai toujours aimés. Si vous aviez fait de même, vous vous en trouveriez mieux, soit dit sans vous offenser. J’oserais juger que la belle personne qui se destine, suivant toute apparence, à faire bientôt votre bonheur, est fort éloignée de les mépriser ; car on m’a dit qu’elle écrit fort bien, et que toutes ses lettres sont remplies de sentences. Que dieu vous convertisse ! Il n’y a qu’elle et lui dont on puisse attendre ce miracle. Je ne doute plus qu’enfin vous ne soyez disposé à vous marier, comme votre père et tous vos ancêtres l’ont fait avant vous. Sans cela, vous devez sentir que vous n’auriez aucun droit à mon héritage, et que vous n’en pourriez communiquer à vos descendans, s’ils n’étoient légitimes. Ce point mérite votre attention, monsieur. un homme n’est pas toujours fou, quoique tout homme le soit quelquefois.

mais on se flatte qu’à présent vos folies touchent à leur fin. Je sais que vous avez juré vengeance contre la famille de votre belle dame. Il n’y faut plus penser. Vous devez regarder tous ses parens comme les vôtres, et prendre le parti de l’oubli et du pardon. Lorsqu’ils vous reconnaîtront pour un bon mari et pour un bon père (ce que je demande à dieu, pour le bien de tout le monde), ils s’étonneront eux-mêmes de leur folle antipathie, et ne manqueront pas de vous en faire des excuses. Mais tandis qu’ils vous regardent comme un méprisable libertin, comment pourraient-ils vous aimer, ou trouver leur fille excusable ? Il me semble que je dirais volontiers quelques mots de consolation à votre dame, qui doit être, sans doute, fort embarrassée à trouver le moyen de tenir en bride un esprit aussi indocile que vous l’avez été jusqu’à présent. Je lui ferais entendre qu’avec des raisonnemens solides et des paroles douces, elle peut faire tout ce qu’elle voudra de vous. Quoiqu’en général, vous ayez la tête facile à s’échauffer, les paroles douces sont capables de vous refroidir, et de vous ramener au tempérament nécessaire pour votre guérison. Plût au ciel que la pauvre miladi votre tante, qui est morte depuis long-temps, eût été susceptible du même remède ! Que dieu fasse paix à son ame. Je ne veux pas faire de reproche à sa mémoire. on sent le mérite lorsqu’il n’est plus. je connais aujourd’hui le sien : et si j’étais parti le premier, elle dirait peut-être la même chose de moi. Il y a beaucoup de sagesse dans cette vieille sentence : Dieu puisse m’envoyer un ami pour m’avertir de mes fautes ; ou du moins un ennemi, il me les dira de même . Ce n’est pas que je sois votre ennemi, et vous le savez fort bien. plus on a de noblesse, plus on a d’humilité.

souffrez donc mes avis, si vous voulez qu’on vous croie le cœur noble. Ne suis-je pas votre oncle ? N’ai-je pas dessein de faire plus pour vous, que vous n’auriez pu attendre de votre père ? Je consens même, puisque vous le désirez, à vous servir de père lorsque vous serez à l’heureux jour. Faites mes complimens là-dessus à ma chère nièce, et dites-lui que je m’étonne beaucoup qu’elle diffère si long-temps votre bonheur. Je vous prie de lui apprendre que mon dessein est de lui offrir (à elle, et non à vous) mon château de Lancashire, ou celui de Median, dans le comté d’Herford, et de mettre sur sa tête mille livres sterling de rente annuelle, pour lui faire voir que notre famille n’est pas capable de prendre de vils avantages. Vous aurez toutes les donations en bonne forme. Pritchard sait toutes mes affaires sur le bout du doigt. C’est un bon et vieux domestique, que je recommande à l’affection de votre dame. Je l’ai déjà consulté. Il vous dira ce qui est le plus avantageux pour vous et le plus agréable pour moi. Je suis encore très-mal de ma goutte ; mais je me mettrai dans une litière, aussi-tôt que vous aurez fixé le jour. Je serai dans la joie de mon cœur, si je puis joindre vos mains : et trouvez bon que je vous le déclare ; si vous n’êtes pas le meilleur de tous les maris avec une jeune personne qui a montré pour vous tant de courage et de bonté, je vous renonce d’avance, et je mettrai sur elle et sur les enfans qu’elle aura de vous, tout ce qui dépend de ma volonté, sans qu’il soit plus question de vous que si vous n’étiez pas au monde. Demandez-vous quelque chose de plus pour votre sûreté ; parlez hardiment ; je suis prêt à le faire ; quoique ma parole, comme vous savez, soit aussi sacrée qu’un écrit. Lorsque les Harlove sauront mes intentions, nous verrons s’ils sont capables de rougir, et de prendre la honte pour eux-mêmes. Vos deux tantes ne demandent que de savoir le jour, pour mettre tout le pays en feu autour d’elles, et pour faire tourner la tête de joie à tous leurs vassaux. Si quelqu’un des miens était sobre ce jour-là, Pritchard a ordre de le chasser. à la naissance de votre premier enfant, si c’est un garçon, je ferai quelque chose de plus pour vous, et toutes les réjouissances seront renouvelées. Je conviens que j’aurais dû vous écrire plutôt ; mais je me suis imaginé que, si vous trouviez ma réponse trop lente, et si vous étiez pressé pour le jour, vous m’en donneriez avis par un second exprès. Ma goutte m’a furieusement tourmenté. D’ailleurs, comme vous savez, je ne suis plus un prompt écrivain quand je veux faire une bonne lettre. La composition est un exercice que j’entendais autrefois fort bien ; et Milord Lexington me louait souvent là-dessus ; mais l’ayant interrompue, depuis long-temps, j’avoue que je ne suis plus le même. Ajoutez que, dans ces circonstances, j’ai voulu tout écrire de ma propre main et sur ma seule mémoire, pour vous donner les meilleurs avis dont je suis capable, parce que je n’en aurai peut-être jamais la même occasion. Vous avez toujours eu l’étrange méthode de tourner le dos à tout ce que je vous ai dit. Mais j’espère qu’aujourd’hui vous ferez plus d’attention au conseil que je vous donne pour votre propre bien. J’avais une autre vue. J’en avais même deux ; l’une, à présent que vous êtes comme sur le bord

du mariage, et que vous avez jeté enfin votre gourme , de vous donner quelques instructions sur votre conduite publique et privée, dans le cours de cette vie mortelle. Me connaissant les bonnes intentions que j’ai pour vous, votre devoir est de m’entendre. Peut-être ne l’auriez-vous jamais fait, dans une occasion moins extraordinaire. La seconde est de faire connaître à votre chère dame, qui écrit elle-même si bien et si sententieusement , que si vous n’avez pas mieux valu jusqu’à présent, ce n’est pas notre faute, ni manque d’excellens avis. Je commence, en peu de mots, par la conduite que vous devez tenir en public et en particulier, si vous me croyez capable de vous donner là-dessus quelques lumières. Je serai court, n’ayez pas d’inquiétude. Dans la vie privée, ayez pour votre femme l’affection qu’elle mérite. que vos actions fassent votre éloge. soyez un bon mari ; et donnez ainsi le démenti à tous ceux qui ne vous aiment point. Faites-les rougir de leurs propres scandales, et donnez-nous sujet de nous glorifier que Miss Harlove ne s’est pas fait déshonneur à elle-même, ni à sa famille, en entrant dans la nôtre. Faites-cela, cher neveu, et vous êtes sûr à jamais de mon amitié et de celle de vos tantes. à l’égard de votre conduite publique, voici ce que j’aurais à souhaiter. Mais je compte que la sagesse de votre femme nous servira de guide à tous deux. Point de hauteur, monsieur, car vous savez que, jusqu’à présent, votre sagesse n’a pas fort éclaté. Entrez au parlement le plutôt qu’il vous sera possible. Vous avez des talens qui doivent vous faire espérer d’y faire une grande figure. Si quelqu’un est propre à faire des loix capables de subsister, ce sont ceux à qui les anciennes n’ont pu servir de frein. Soyez assidu aux assemblées. Tandis que vous serez dans la chambre du parlement, vous n’aurez pas l’occasion de commettre le mal ; ou, du moins, aucun mal qu’on puisse reprocher à vous seul. Lorsque le temps de l’élection sera venu, vous n’ignorez pas que vous aurez deux ou trois bourgs à choisir. Mais j’aimerais mieux que vous fussiez pour le comté. La faveur ne vous manquera pas, j’en suis sûr. étant si bel homme, toutes les femmes obtiendront pour vous les voix de leurs maris. J’attendrai vos harangues avec une extrême impatience. Je souhaiterais que vous parlassiez dès le premier jour, si l’occasion s’en présente. Vous ne manquez pas de courage : vous avez assez bonne opinion de vous-même, et assez mauvaise des autres, pour ne pas demeurer en arrière dans ces occasions. Pour ce qui regarde les méthodes de la chambre, je vous connais assez d’élévation d’esprit, pour me faire craindre que vous ne les jugiez trop au-dessous de vous. Prenez garde à ce point. Je redoute bien moins, de votre part, un défaut de bonnes manières. Avec les hommes, vous ne manquez point de décence, lorsqu’ils ne vous irritent pas mal-à-propos : sur cet article, je vous donne pour règle de souffrir les contradictions d’autrui, avec autant de patience que vous en demanderiez pour les vôtres. Quoique je ne souhaite pas de vous voir un partisan outré de la cour, je serais fâché que vous fussiez du parti des mécontens. Je me souviens (et je crois même l’avoir jeté par écrit) d’un bon mot de mon vieil ami Sir Archibald Hutcheson , à M Craggs , le secrétaire d’état ; oui, je crois que c’était à lui-même. " je regarde une administration, disait-il, comme en droit d’attendre de moi tous les suffrages que je puis lui accorder en bonne conscience. Une chambre des communes ne doit pas jeter mal-à-propos de l’embarras dans les roues du gouvernement. Lorsque je n’ai pas donné ma voix au ministère, c’est avec regret ; et pour le bien de mon pays, j’ai toujours souhaité de tout mon cœur que les mesures fussent telles que je pusse les approuver ". Il avait une autre maxime que je n’ai pas moins retenue ; c’est " qu’un ministère et des opposans ne peuvent avoir toujours tort. Ainsi, dire toujours oui pour l’un ou pour l’autre, c’est une marque infaillible de quelque mauvaise intention qu’on n’oserait avouer ". Ces sentences, monsieur, sont-elles si mauvaises ? Les croyez-vous méprisables ? Pourquoi donc me blâmeriez-vous de les conserver dans ma mémoire ; et de les citer, comme j’y prends plaisir ? Je ne ferai pas difficulté de vous dire que, si vous aviez un peu plus de goût pour ma compagnie, vous n’en vaudriez pas moins. Je puis vous le faire remarquer sans vanité, puisque c’est de la sagesse d’autrui, et non de la mienne, que je fais tant de cas. Mais, pour ajouter un mot ou deux, dans une occasion qui ne reviendra peut-être jamais (car je veux que vous lisiez cette lettre d’un bout à l’autre), aimez les honnêtes gens, et fréquentez-les, de quelque condition qu’ils puissent être. dis-moi qui tu fréquentes, je te dirai qui tu es. ai-je ou n’ai-je pas déjà cité ce proverbe ? Dans une si longue lettre, et reprise tant de fois, on n’a pas toujours la mémoire présente. Vous pouvez espérer d’être revêtu de mon titre après moi. Dieu veuille alors avoir mon ame ! Ainsi, je souhaiterais de vous voir garder l’équilibre. Si vous vous faites une fois la réputation de bien parler, il n’y a rien à quoi vous ne puissiez prétendre. Il est certain que vous avez un grand fond d’éloquence naturelle ; une langue qui séduirait un ange, comme disent les femmes, et quelques unes à leur grand chagrin : les pauvres créatures ! Un chef d’opinion, dans la chambre des communes, est un homme d’importance, parce que le droit de cette chambre est de donner l’argent ; et que l’ argent fait mouvoir le monde

et que, pour ne vous rien cacher, il fait

quelquefois aller les reines et les rois mêmes, tout autrement qu’ils ne se l’étoient proposé. Je ne serais pas d’avis que vous prissiez jamais une place à la cour. Votre crédit et l’opinion qu’on aura de vous croîtront au double, si l’on vous croit au-dessus des emplois. Vous ne serez point exposé à l’envie, parce que vous ne vous trouverez dans le chemin de personne. Vous jouirez d’une considération solide, et les deux partis vous feront également la cour. Un emploi ne vous sera pas nécessaire, comme à quelques autres, pour réparer le désordre de vos affaires. Si vous pouvez vivre aujourd’hui fort honnêtement avec deux mille livres sterling de rente, il serait bien étrange qu’après moi vous ne le puissiez pas avec huit mille. Vous n’aurez pas moins, si vous avez un peu d’attention à m’obliger, comme vous y serez porté sans doute, en épousant une personne si estimable. Je ne compte pas ce que vous pouvez attendre de vos tantes. Quel démon peut avoir possédé les fiers Harloves, sur-tout ce fils, cet héritier de leur famille ? Mais, en faveur de sa sœur, je n’en dirai pas un mot de plus. à moi-même, on n’a jamais offert de place à la cour ; et la seule que j’aurais acceptée, si on me l’avait offerte, eût été celle de grand veneur , parce que dans ma jeunesse j’ai beaucoup aimé la chasse, et que cet office est d’une fort belle apparence pour un homme de qualité qui vit dans ses terres. Je me suis rappelé bien des fois cet excellent proverbe : celui qui mange les oies du roi, sera étouffé par les plumes . Il serait fort à souhaiter qu’il fût connu de tous ceux qui aspirent aux emplois. Ils s’en trouveraient mieux, eux et leurs pauvres familles. Je pourrais ajouter beaucoup d’autres réflexions, mais qui reviendraient au même. Réellement je commence à me sentir fatigué, et je ne doute pas que vous ne le soyiez aussi. D’ailleurs, je suis bien aise de réserver quelque chose pour la conversation. Mes nièces Montaigu, et mes deux sœurs, s’unissent dans leurs complimens à ma nièce future. S’il lui plaisait que la cérémonie fût célébrée parmi nous, ne manquez pas de lui dire que nous ne laisserions rien manquer à la solidité du nœud. Nous ferions reluire et danser tout le pays, pendant une semaine entière. Mais je crois vous l’avoir déjà dit. Si vous me croyez propre à quelque chose qui puisse avancer votre bonheur mutuel, faites-le moi savoir, avec le jour que vous aurez fixé, et tout ce qui peut toucher vos intérêts. Le billet de mille pistoles, que vous trouverez sous cette enveloppe, est payable à vue, comme le sera toute autre somme qui pourra vous être nécessaire, et que vous me ferez le plaisir de me demander. Je prie le ciel de vous bénir tous deux. Prenez les arrangemens les plus commodes que vous pourrez pour ma goutte. Quels qu’ils soient néanmoins, je me traînerai vers vous le mieux qu’il me sera possible ; car j’ai une impatience extrême de vous voir, et plus encore de voir ma nièce. Dans l’attente de cet heureux jour, je suis votre oncle très-affectionné, M.