Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 173

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 57-62).


M Lovelace, à M belfort.

mardi, 9 de mai. Je suis bien malheureux ! Tout le monde assure que ma charmante est une des plus douces personnes du monde, et je l’ai cru moi-même. Cependant c’est une des plus perverses pour moi. On n’a jamais dit non plus que je fusse un homme de mauvais naturel. Comment cela se fait-il ? Je m’étais imaginé assez long-temps que nous étions nés pour le bonheur l’un de l’autre ; c’est tout le contraire : il semble que nous soyons destinés à nous tourmenter mutuellement. L’envie me prend de composer une comédie. J’ai déjà le titre, et c’est la moitié de l’ouvrage. les amans querelleurs. il me plaît beaucoup. J’y trouve quelque chose de neuf et de piquant. Cependant le fond du sujet n’est pas nouveau. Tous les amans se plaisent à quereller plus ou moins. Le vieux Térence a fort bien observé que les différends entre deux personnes qui s’aiment, deviennent une raison de s’aimer davantage. Enfin c’est le cours naturel. Mais ma belle et moi, je crois que le diable s’en mêle. Nous querellons souvent, et nous n’en sommes jamais mieux. Souvent une seconde querelle arrive, avant que la première soit terminée ; et c’est si bien notre usage, qu’il n’est pas aisé de juger quel sera le succès de nos amours. Mais Shakespear dit fort bien : " quelque chose qui puisse arriver, le temps et la patience triomphent de tout. " voilà ma consolation. Il n’y a pas d’homme au monde qui ait plus de patience que moi pour les obstacles ; mais il faut qu’ils viennent de moi. Tu en peux penser ce que tu voudras ; ce n’est pas une petite vertu, ni un mérite commun, puisque la plupart des peines, qui sont le partage des pauvres mortels, viennent ou de l’excès de leurs désirs, ou des bornes trop étroites de leurs perfections. Mais je me rabaisserai bientôt au niveau des autres hommes ; ce qu’on n’aurait jamais cru de moi. Il faut t’expliquer l’occasion de ce grave préambule. J’ étais sorti. à mon retour, ayant rencontré Dorcas sur l’escalier, je lui ai demandé si sa maîtresse était dans sa chambre. Elle est dans la salle à manger, monsieur ; et si jamais vous espérez l’occasion de saisir une de ses lettres, ce doit être aujourd’hui. J’en ai vu une par terre, à ses pieds, qu’elle vient de lire apparemment, car elle est à demi ouverte. Elle est occupée actuellement d’un paquet d’autres. Je les crois toutes tirées de sa poche. Ainsi, monsieur, vous saurez une autre fois où les trouver. J’ai pensé sauter de joie, et j’ai pris sur le champ la résolution d’employer un expédient que je tenais en réserve. Je suis entré dans la salle à manger d’un air de transport ; et lui voyant cacher ses lettres dans son mouchoir, sans s’appercevoir qu’il en était tombé une, j’ai jeté hardiment mes deux bras autour d’elle : ah ! Ma très-chère vie, l’heureux expédient que je viens de trouver avec M Mennell, pour exciter Madame Fretchvill à quitter plutôt sa maison ! Je suis convenu, si vous l’approuvez, de prendre son cuisinier, sa femme de charge, et deux de ses laquais, dont le sort lui causait de l’inquiétude. Ce ne sera que jusqu’à ce que vous en ayez choisi de votre propre goût ; et dans la vue même de rassembler toutes sortes de commodités, j’ai consenti à m’accommoder de tout le linge de la maison. Je dois payer actuellement cinq cens guinées, et le reste, aussi-tôt que la maison sera livrée, et qu’on sera convenu du total. Ainsi, vous aurez une maison charmante, entièrement prête à vous recevoir ; quelques-unes des dames de ma famille viendront vous y joindre aussitôt. Elles vous presseront de ne pas suspendre long-temps l’heureux jour ; et pour satisfaire votre délicatesse, je prendrai le parti de demeurer chez Madame Sinclair, tandis que vous commencerez à résider dans votre nouvelle maison. Le reste, je l’abandonne à votre générosité. ô ma bien-aimée ! N’êtes-vous pas charmée de cet arrangement ? Je suis sûr que vous l’êtes. Faites-moi donc la grace d’en convenir ; et la serrant contre moi, je lui ai dérobé un baiser, le plus ardent que je me sois jamais permis ; mais sans perdre de vue mon dessein, car j’ai eu l’adresse de mettre le pied sur la lettre, et de la pousser assez loin d’elle, derrière sa chaise. Elle a paru fort irritée de la liberté que j’avais prise de l’embrasser. Je lui ai fait une profonde révérence pour lui demander pardon ; et me tenant quelques momens baissé, je suis parvenu à ramasser la lettre, que j’ai cachée soigneusement dans mon sein. Mais je ne suis qu’un sot, un étourdi, un homme à pendre, un vrai Belford ! J’avais meilleure opinion de moi. J’en baisse les yeux de honte. Ne pouvais-je pas me faire suivre par Dorcas, qui aurait pris la lettre pendant que j’aurais amusé sa maîtresse ? Cette importante pièce étant à demi ouverte, je n’ai pu la mettre dans mon sein sans un certain bruit et sans un mouvement extraordinaire, qui ont alarmé ses yeux et ses oreilles. Elle s’est levée brusquement. Traître ! Judas ! Ses yeux lançaient des éclairs, et son visage s’est couvert de rougeur. Charmant spectacle ! Qu’avez-vous ramassé ? M’a-t-elle dit, avec une vivacité extrême ; et, ce que je n’aurais pas osé lui faire pour ma vie, elle reprit sa lettre jusques dans mon sein. De l’humilité, des excuses, c’était l’unique ressource d’un voleur pris sur le fait. J’ai retenu la main qui me ravissait l’heureux papier. Ah ! Charmante Clarisse ! Pouvez-vous croire que je puisse me défendre d’un peu de curiosité ? Je vous vois sans cesse une plume à la main ; j’aime particuliérement le style épistolaire, et je suis plein d’admiration pour vos talens : est-il possible que, si près de mon bonheur, comme j’ai la présomption de m’en flatter, je ne brûle pas d’être admis dans une si douce correspondance. Quittez ma main, monsieur ! En frappant du pied contre terre. Comment osez-vous… à ce compte, je vois… je vois trop clairement… la voix lui a manqué pour achever sa pensée. Je l’ai cru prête à s’évanouir de colère et de frayeur. Au diable, si je voyais sur son charmant visage, ou si j’entendais dans sa voix mélodieuse, le moindre reste de sa douceur ordinaire. Après avoir été si loin, je regrettais extrêmement de lâcher prise. Je me suis saisi encore une fois de sa lettre chiffonnée. Impudent ! C’est le tendre nom qu’elle m’a donné. Pousserez-vous l’audace… en frappant encore du pied. J’ai pris le parti de renoncer à mon dessein, parce que je la voyais hors d’elle-même. Mais, auparavant, j’ai eu le plaisir d’avoir ma main dans les deux siennes, et de lui voir faire quantité d’efforts pour ouvrir mes doigts. Que mon cœur, à ce moment, était proche de ma main ! Il était porté, si tu ne ris pas de toutes ces expressions, jusqu’au bout de mes doigts ; dans le plaisir de me voir traité si familiérement, quoiqu’avec colère, par la souveraine de mes affections. Lorsqu’elle s’est vue en possession de sa lettre, elle a volé vers la porte. Mais, plus prompt encore à me jeter devant elle, je l’ai fermée, et j’ai pris le ton le plus humble pour lui demander pardon. Ici, crois-tu que le cœur un peu Harlove de ma charmante se soit laissé fléchir, malgré l’agréable nouvelle avec laquelle j’étais arrivé ? Non, sur ma foi. Elle m’a repoussé assez rudement, comme l’homme du monde dont elle se serait le moins souciée : (je ne suis pas fâché néanmoins d’avoir fait innocemment l’essai de ses forces) et la passion lui donnant une ardeur que la crainte m’avait fait perdre, elle n’a paru faire qu’un pas jusqu’à sa chambre. Graces à mon étoile, elle ne pouvait fuir plus loin. Après y être entrée dans la même chaleur, elle a fermé sa porte à double tour, avec un grand soin de pousser le verrou. Ma consolation, quand je pense à cette scène, c’est que, pour plus grande offense, sa colère ne peut aller plus loin. Je me suis retiré aussi dans mon appartement, le cœur, je t’assure, assez rempli ; et, n’ayant personne autour de moi, je me suis donné de mes deux poings un grand coup sur le front. Ma charmante est à présent dans sa chambre, refusant de me voir, refusant sa nourriture ; et, ce qu’il y a de pis, résolue, dit-elle, de ne me revoir de sa vie, si elle peut m’éviter. Je me flatte qu’elle veut dire, dans la disposition où elle est . Ces chères personnes devraient se souvenir, lorsqu’elles sont irritées contre leurs très-humbles serviteurs, de réserver toujours cette clause pour se mettre à couvert du parjure. Mais te figures-tu que je ne tournerai pas toutes mes inventions à découvrir la cause de tant de bruit, dans une aussi légère occasion que celle-ci l’aurait été, si les lettres des deux amies ne sentaient pas un peu la haute trahison. Mercredi au matin. Refusé à l’heure du déjeûner, comme hier à celle du souper. Ce n’est pas un ange, après tout. Le cas devient embarrassant. J’ai fait demander à la voir, de la part du capitaine Mennell. Un messager, madame, de la part du capitaine. Ruse inutile. Comment deviner, au fond, si elle s’est mis quelque chose d’extraordinaire dans la tête ? Elle a fait recommander plusieurs fois à Wilson, par un messager particulier, de lui envoyer les lettres qui seront pour elle, au moment qu’elles arriveront. Je suis réduit à faire une soigneuse garde au-dehors. Sa crainte s’est dissipée pour le complot de son frère. Pour moi, je ne serais pas du tout surpris que Singleton rendît une visite à Miss Howe, comme à la seule personne qui sache apparemment ce que Miss Harlove est devenue, sous prétexte d’avoir à lui communiquer des affaires très-importantes, qui lui font souhaiter de la voir ; des propositions, s’il le faut, de la part de son frère. Alors Miss Howe lui recommandera de se tenir à couvert. Alors ma protection redeviendra nécessaire. Oui, c’est le meilleur parti. Tout ce qui viendra de Miss Howe sera bien reçu. Joseph Léman est un misérable aux yeux de ma belle, un agent digne de moi. Joseph, l’honnête Joseph, comme je l’appelle, peut s’aller pendre à présent. J’ai tiré de lui tous les services que j’avais à lui demander. Il est inutile de continuer un complot usé, lorsque je puis en former de nouveaux à toute heure. Et ne blâme pas, je te prie, l’usage que je fais de mes talens. Dans le degré où je les possede, pourquoi voudrais-tu qu’ils demeurassent inutiles ? Tenons-nous à mon idée. Il s’agit de trouver un Singleton ; c’est le seul embarras : oui ; d’en trouver un sur le champ. Attends… j’y suis. Je vais faire venir ton ami Paul Dragton , qui ne fait qu’arriver de la mer, et que tu m’as recommandé pour en faire un capitaine de barque, si j’en entretiens une après mon mariage. L’ordre est déjà donné. Dragton sera ici dans l’instant. Il se rendra aussi-tôt chez Miss Howe. Je crois qu’au lieu de passer pour Singleton même, il vaudra mieux qu’il se donne pour son pilote, qui est envoyé de sa part. Sally est un petit diable qui me reproche sans cesse la lenteur de mes progrès. Mais, dans une pièce de théatre, le principal amusement ne consiste-t-il pas dans les quatre premiers actes ; et ne tire-t-il pas vers sa fin lorsqu’on arrive au cinquième ? Quel vautour serait un homme qui ne penserait qu’à dévorer sa proie au moment qu’il la tient ? Mais, pour te l’avouer de bonne foi, je me suis trompé dans mon calcul. J’ai cru mettre la dernière main à mon entreprise, en te produisant sur la scène avec tes compagnons ; et je n’ai fait qu’effrayer la belle, jusqu’à me faire douter si je regagnerais de long-temps le terrein que j’ai perdu. D’un autre côté, ces maudits Harloves l’ont indisposée contre moi, contre elle-même, et contre tout le monde, à l’exception de Miss Howe, qui se fait sans doute un amusement d’augmenter mes embarras. Ajoute que je n’ai pas de penchant à me servir des moyens que les démons au milieu desquels je vis ne cessent pas de m’inspirer ; d’autant moins de penchant que cette comédie finira infailliblement par le mariage. Je ne veux qu’une épreuve complette, et je crois qu’à la fin je lui rendrai noblement justice. Fort bien. Dragton est déjà parti. Il a reçu toutes ses instructions. C’est vraiment une bonne tête que ce Dragton. Il était l’homme de confiance du lord W avant ses voyages de mer. Je suis trompé si ce n’est un coquin bien plus rusé que Joseph, et qui n’a pas non plus les mêmes prétentions à l’honnêteté. Tu ne t’imaginerais pas ce que ce Joseph m’a coûté. Il a fallu acheter et l’homme et la conscience. Je me crois obligé de l’en punir quelque jour. Mais attendons qu’il soit marié. Quoique ce soit déjà une assez bonne punition, je ne serai pas content si je ne punis tout-à-la-fois le mari et la femme. Souviens-toi que je dois une vengeance éclatante à ma déesse sur cette vile Betty. Mais j’entends tourner la porte du temple sur ses vieux gonds, dont le bruit semble m’inviter à quelque nouvelle tentative. Mon cœur répond à leur mouvement par une sorte de tremblement convulsif. L’idée est assez bizarre. Quel peut-être le rapport d’une paire de gonds rouillés au cœur d’un amant ? Mais ce sont les gonds qui ouvrent et qui ferment la chambre de lit de ma charmante. Demande-moi s’il y a quelque rapport. Je n’entends pas que la porte se referme. Je commence à me flatter que je recevrai bientôt ses ordres. Que sert cette affectation de me tenir éloigné ? Il faut qu’elle soit à moi, quelque chose que je fasse ou que j’entreprenne. Si je prends courage, toutes les difficultés s’évanouissent. Quand elle penserait à s’échapper d’ici, où pourrait-elle fuir pour m’éviter ? Ses parens ne la recevront point. Ses oncles ne fourniront point à sa subsistance. Sa bien-aimée Norton est sous leur empire, et ne peut rien faire pour elle. Miss Howe n’oserait lui donner une retraite. Elle n’a pas un autre ami que moi dans la ville, et Londres, d’ailleurs, lui est absolument étranger. Pourquoi donc me laisserais-je tyranniser par une chère personne à laquelle il suffit de faire bien connaître combien il lui est impossible de sortir de mes mains, pour la rendre aussi humble ici qu’elle l’est pour ses persécuteurs ? Quand je me déterminerais même à la grande entreprise, et quand elle me réussirait mal, sa haine, si c’est de la haine qu’on s’attire par ces coupables efforts, ne pourrait jamais être un sentiment éternel. Elle s’est déjà livrée à la censure du public. Il ne lui reste pas d’autre parti que de se donner à moi, pour rétablir sa réputation aux yeux de cet impudent public ; car de tous ceux qui me connaissent, et qui sauront qu’elle a passé vingt-quatre heures en mon pouvoir, il n’y en aura pas un qui la croie sans tache, quelques vertueux penchans qu’on lui suppose. D’ailleurs, les trahisons de la nature humaine sont si bien connues, que chacun juge par ce qu’il éprouve en lui-même, qu’il n’y a pas plus de confiance à prendre, dans l’occasion, aux penchans qu’à moi, surtout lorsqu’une fille, dans la fleur de sa jeunesse, aime assez un homme pour s’enfuir avec lui ; car c’est l’unique explication que le public puisse donner à notre aventure. Qu’entends-je ? C’est elle qui appelle sa servante Dorcas. Elle ne peut douter que je n’entende sa voix harmonieuse ; et peut-être veut-elle me donner occasion de répandre mon amour à ses pieds, de lui renouveler tous mes vœux, et de recevoir le pardon de mon offense passée. Alors, avec quel plaisir recommencerai-je à devenir coupable, pour être pardonné encore, et pour recommencer autant de fois, jusqu’à la dernière offense, après laquelle il n’y en a plus d’autre, et dont le pardon sera une amnistie genérale pour l’avenir. La porte est refermée. Dorcas me dit qu’elle me refuse l’honneur de dîner avec elle, comme j’avais pris la liberté de le faire demander. Ce refus néanmoins s’est fait sans incivilité, et l’on n’y est venu que par degrés. Je n’obtiendrai rien que par la dernière offense, ajoute Dorcas, dans le langage de cette honnête maison. Il faut donc y penser soigneusement. Cependant un cœur trop foible est capable de me jouer quelque mauvais tour. Mais je finis cette lettre, quoique mon tyran ne me laisse pas d’autre occupation que de lire, d’écrire et d’enrager. Les souscriptions sont inutiles entre nous : d’ailleurs je suis si entiérement à elle que je ne puis dire combien je suis à toi ou à d’autres.