Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 172

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 54-57).

L’éditeur se borne aussi, dans cet endroit, à donner la substance de quelques lettres de M Lovelace. La première, dit-il, contient une peinture badine de la mauvaise humeur et de l’abattement de Miss Clarisse, en recevant une lettre qui accompagnait ses habits, et le regret qu’il a d’avoir perdu sa confiance ; ce qu’il attribue à la hardiesse qu’il a eue de la faire paraître devant ses quatre compagnons. Cependant, il croit qu’il n’y a rien à leur reprocher, et que c’est elle qui pousse la délicatesse trop loin ; car il n’a jamais vu quatre libertins se conduire mieux, ou du moins ceux-là. En parlant de M Mennell, qu’il a présenté à Clarisse : " ne trouves-tu pas, dit-il, M Mennell, le capitaine Mennell, fort obligeant, d’être venu volontiers avec moi, aussi volontiers qu’il a fait, pour rendre compte à ma charmante de la maison et de l’affliction de sa parente ? Mais qui est le capitaine Mennell, me demanderas-tu ? Je comprends bien que tu n’as jamais entendu parler du capitaine Mennell. Mais ne connais-tu pas le jeune Newcomb, neveu de l’honnête Doleman ? Eh bien ! C’est lui. Je lui ai fait changer de nom, en vertu de ma seule autorité. Tu sais que je suis un créateur. Je fais des emplais civils et militaires, des terres, des titres que je donne et que j’ ôte à mon gré. Je crée même la qualité, et par une prérogative encore plus distinguée, je dégrade, en vertu de ma seule volonté, sans aucune autre raison que l’utilité de mes vues. Qu’est-ce qu’un monarque en comparaison de moi ? Mais à présent que le capitaine Mennell a vu cette fille angélique, je m’aperçois que le cœur lui manque ; c’est le diable. J’aurai peut-être assez de peine à le soutenir. Mais je n’en suis pas étonné, puisqu’un quart-d’heure de conversation avec elle, a fait la même impression sur quatre subalternes beaucoup plus endurcis. Moi-même, en vérité, je n’aurais pas la force de persévérer, si je n’étais déterminé à récompenser sa vertu, dans la supposition qu’elle triomphe de mes attaques. Je chancèle quelquefois. Mais garde-toi bien d’en ouvrir la bouche à nos associés, et d’en rire toi-même. " dans une autre lettre, du lundi au soir, il dit à son ami que malgré la défense de Madame Howe, il juge, par la distance où Clarisse le tient, qu’elle a formé quelqu’entreprise avec Miss Howe, et que, se figurant qu’il y aura pour lui quelque mérite à châtier les fautes d’autrui, il pense à faire un acte de justice, en punissant ces deux filles de violer les ordres de leurs parens. Il a pris des informations, dit-il, sur le caractère du porteur de leurs lettres ; et trouvant que c’est un véritable braconnier, qui, sous le nom de porte-balle, fait un commerce illicite de gibier, de poisson, et de tout ce qu’il dérobe ; il se croit obligé, puisqu’on devait s’en tenir fidèlement à la voie de Wilson, de faire arrêter et dépouiller ce coquin-là, sans lui laisser même son argent, parce que ne pas lui enlever son argent avec ses lettres, ce serait donner prise aux soupçons. " se rendre service à soi-même, et punir du même coup un fripon, c’est procurer tout à la fois le bien public et particulier. D’ailleurs les loix communes ne regardent point un homme tel que moi ; et par des vues supérieures, je dois approfondir une correspondance où l’autorité maternelle est violée. Cependant, il me vient à l’esprit que si je pouvais découvrir où la belle met ses lettres, il ne me serait peut-être pas impossible de m’en saisir. Si je m’appercevais, par exemple, qu’elle les portât sur elle, je la mènerais à quelque spectacle, où elle pourrait avoir le malheur de perdre ses poches. Mais comment faire cette découverte ? Sa Dorcas n’assiste pas plus à sa toilette que son Lovelace. Elle est habillée pour le jour avant qu’elle paroisse aux yeux de personne. Honteuse défiance ! Ma foi ! Belford, un caractère soupçonneux mérite quelque punition exemplaire. Soupçonner un honnête homme de ne rien valoir, c’est quelquefois assez pour le rendre tel qu’on le suppose ". Dans la crainte de ce qui se trame entre les deux amies, et de quelque dessein qui pourrait tendre à faire échapper Clarisse de ses mains, il raconte diverses inventions qu’il est résolu d’employer, et les instructions qu’il a données aux domestiques. Il a pourvu, dit-il, à tous les accidens possibles ; même aux moyens de la faire ramener, s’il arrivait qu’elle s’échappât, ou si, quelque raison l’ayant fait sortir, elle refusait de retourner à son logement : et soit que son entreprise ait le succès qu’il espère, ou non, il se flatte qu’en vertu de ses mesures, il aura des prétextes pour la retenir. Il a donné ordre à Dorcas de s’insinuer, par toutes sortes de moyens, dans l’affection de sa maîtresse ; de se plaindre souvent du malheur qu’elle a de ne savoir ni lire ni écrire ; de montrer à Clarisse des lettres supposées, et de lui demander conseil sur la manière d’y répondre ; d’avoir sans cesse une plume à la main, sous prétexte d’apprendre à s’en servir ; dans la crainte qu’après avoir écrit réellement, elle ne se trahisse par quelque trace d’encre qui pourrait demeurer au bout de ses doigts. Il l’a pourvue de deux tablettes et d’une plume d’argent, pour s’en servir à dresser un mémoire dans l’occasion. Sa belle, dit-il, s’est déjà laissé persuader par Madame Sinclair, de tirer ses habits de la malle, pour les mettre dans une grande armoire d’ébène, où ils peuvent être de toute leur longueur, et qui a des tiroirs aussi pour son linge. " c’est le magasin qui contient ordinairement les nipes les plus riches, qu’on prête aux nymphes de la maison, lorsqu’elles doivent paroître avec un peu d’éclat, pour mettre dans leurs filets quelque sot opulent. Notre veuve, comme tu sais, fait quelquefois des comtesses ; mais c’est pour ceux qui sont en état de proportionner le prix au titre et à la parure. On a confié à Dorcas un passe-partout, avec ordre, lorsqu’elle cherchera les lettres, d’observer soigneusement la situation de chaque chose, et de remettre jusqu’au moindre fil à la même place. La Martin et la Horton se sont chargées de transcrire. Elles iront par degrés. Avec une personne si pénétrante, il faut de la lenteur et de la certitude dans tous les mouvemens. Il n’est pas vraisemblable que si jeune, avec si peu d’expérience, toutes ses précautions puissent venir d’elle-même. La conduite des femmes de la maison est sans reproche. Il ne se fait aucune partie d’éclat. On n’introduit personne dans le bâtiment de derrière. Tout est tranquille. Les nymphes ont de l’éducation et de la lecture. La vieille a cessé de paraître si dégoûtante. Ce ne peut être que Miss Howe qui rend mes progrès si difficiles. Elle se souvient de l’avoir échappé belle avec un homme de notre espèce, l’honnête sir Georges Colmar, comme tu l’as entendu dire. Tu vois, Belford, que rien n’est oublié dans mes précautions. On ne s’imaginerait pas, suivant le poëte, de combien de légers ressorts dépend la gloire d’un homme . Jusqu’à présent les apparences promettent beaucoup. Je ne laisserai pas de repos à ma charmante, jusqu’à ce que j’aie découvert où elle met ses lettres, et qu’ensuite je l’aie engagée à sortir, pour prendre l’air avec moi, ou pour assister à quelque concert. Je t’ai communiqué quelques-unes de mes inventions. Dorcas, qui est attentive à tous les mouvemens de sa maîtresse, m’a donné quelques nouveaux exemples d’une précaution qui ne le cède guères à la mienne. Elle met un pain à cacheter sous sa cire ; elle le pique, avant que d’y appliquer son cachet. Il ne faut pas douter qu’on ne fasse la même chose aux lettres qu’elle reçoit. Jamais elle ne manque de les bien examiner avant que de les ouvrir. Je suis absolument résolu de parvenir au fond du mystère. Les obstacles augmentent ma curiosité. écrivant autant qu’elle fait, et presqu’à toutes les heures, il est étrange que nous n’ayons encore pu trouver un moment où elle cesse de s’observer. Tu conviendras qu’il ne manque rien à notre combat pour l’égalité. Ne me reproche donc pas que je m’efforce de prendre avantage de ses tendres années. La crédulité n’est pas son vice. Ne suis-je pas moi-même une jeune tête ? Pour la fortune, c’est de quoi il n’est pas question. Jamais la fortune n’a eu d’autre pouvoir sur moi, que pour me servir d’aiguillon ; et cela, comme je te l’ai dit ailleurs, par des motifs qui ne sont pas sans noblesse. à l’égard de la beauté, je te prie, Belford, pour épargner ma modestie, de comparer toi-même ma Clarisse en qualité de femme, et ton ami Lovelace en qualité d’homme. Ainsi, le seul point qui souffre quelque difficulté, c’est de savoir qui a le plus d’esprit et de manège ; et c’est ce qu’il est question d’essayer. Après tout, c’est une assez triste vie que nous menons, elle et moi ; du moins, si la défiance n’est pas en elle un défaut naturel. S’il était vrai qu’elle fût naturellement défiante, son inquiétude viendrait de sa constitution, et ne serait pas capable, par conséquent, de nuire à sa santé ; car tu sais qu’un caractère soupçonneux se forme des occasions de doute, lorsqu’il ne s’en présente point ; et ma belle, par conséquent, m’est obligée de lui épargner la peine de s’en former. J’avoue que dans toutes les affaires de la vie humaine, la simplicité est ce qui vaut le mieux ; mais il ne m’est pas donné de pouvoir choisir. Il ne faut pas me reprocher non plus d’être le seul qui aime les chemins détournés, puisqu’on connaît des millions d’hommes qui se plaisent à pêcher en eau trouble. "