Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 137

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 514-517).


M Belford à M Lovelace.

vendredi, 21 avril. Depuis long-temps, Lovelace, tu fais le rôle d’écrivain, et je me réduis à celui de ton humble lecteur. Je ne me suis pas embarrassé de te communiquer mes remarques sur les progrès et le but de tes belles inventions. Avec tous tes airs, j’ai cru que le mérite incomparable de la belle Clarisse ferait toujours sa défense et sa sûreté. Mais aujourd’hui que je te vois assez heureux dans tes artifices, pour l’avoir engagée à faire le voyage de Londres, et pour avoir fait tomber son choix sur une maison dont les habitans ne réussiront que trop à te faire étouffer tous les mouvemens honorables qui peuvent te naître en sa faveur, je me crois obligé de prendre la plume ; et je te déclare que je me fais ouvertement l’avocat de Clarisse Harlove. Mes motifs ne sont pas tirés de la vertu. Quand ils viendraient de-là, quelle impression feraient-ils sur ton cœur à ce titre ? Un homme tel que toi ne serait pas touché, quand je lui représenterais à quelle vengeance il s’expose, en outrageant une fille du caractère, de la naissance et de la fortune de Clarisse. La générosité et l’honneur n’ont pas plus de force, en faveur d’une femme, sur des gens de notre espèce, qui regardent tous les individus de ce sexe comme un butin de bonne prise. L’ honneur , dans nos idées, et l’ honneur , suivant l’acception générale, sont deux choses qui ne se ressemblent pas. Quel est donc mon motif ? En vérité, Lovelace, c’est la véritable amitié que j’ai pour toi. Elle me porte à plaider pour toi-même, à plaider pour ta famille, dans l’opinion que j’ai de la justice que tu dois à cette incomparable créature, qui mérite d’ailleurs que son intérêt tienne le premier rang parmi ces considérations. Dans la dernière visite que j’ai rendue à ton oncle, ce bon seigneur me pressa fort instamment d’employer tout le crédit que j’ai auprès de toi, pour t’engager à courber les épaules sous le joug du mariage, et m’apporta des raisons de famille auxquelles je trouvai tant de force, que je ne pus me défendre de les approuver. Je savais que tes intentions, pour cette fille extraordinaire, étoient alors dignes d’elle. J’en assurai Milord M qui s’en défiait beaucoup, parce que la famille en usoit mal avec toi. Mais aujourd’hui que ton intrigue a pris une autre face, je veux te presser par d’autres considérations. Si je juge des perfections de ta Clarisse par le témoignage public, comme par le tien, où trouveras-tu jamais une femme qui lui ressemble ? Pourquoi tenterais-tu sa vertu ? Quel besoin d’épreuve, lorsque tu n’as aucune raison de doute ? Je me suppose à ta place, avec le dessein de me marier : si j’avais pour une femme les sentimens de préférence que tu as pour celle-ci, connaissant ce sexe comme nous le connaissons tous deux, je tremblerais de pousser plus loin l’épreuve, dans la crainte du succès ; sur-tout si j’étais persuadé que personne n’a plus de vertu qu’elle au fond du cœur. Et remarque, Lovelace, que, dans sa situation, l’épreuve est injuste, parce qu’elle n’est pas égale. Considère la profondeur de ta malice et de tes ruses ; considère les occasions, qui se renouvelleront sans cesse, en dépit d’elle-même, aussi long-temps que les folies de sa famille agiront de concert avec ta tête féconde en méchancetés ; considère qu’elle est sans protection ; que la maison où tu la conduis sera remplie de tes suppôts, de jeunes créatures bien élevées, jolies, adroites, d’apparence trompeuse, et difficiles à pénétrer lorsqu’elles se masquent, sur-tout pour une jeune personne sans expérience, et qui ne connaît pas la ville : attache-toi, dis-je, à toutes ces considérations, et dis-moi quelle gloire, quel sujet de triomphe tu te promets à la faire succomber ? Toi, un homme né pour l’intrigue, plein d’inventions, intrépide, sans remords, capable de veiller patiemment l’occasion ; un homme qui compte pour rien les sermens qu’il fait aux femmes ; l’innocente victime attachée scrupuleusement aux siens, incapable de ruse, disposée par conséquent à bien juger d’autrui : je regarderais comme un miracle, qu’elle pût tenir ferme contre le tentateur et contre la tentation, au milieu de tant de piéges dont tu veux l’environner. Après tout, lorsque, sans aucune sollicitation, notre sexe est si fragile, je ne sais pas pourquoi l’on exige tant des femmes, qui sont nées des mêmes pères et des mêmes mères, et composées des mêmes ingrédiens, avec la seule différence de l’éducation ; ni quelle si grande gloire on trouve à les vaincre. Ne peut-il pas exister, me demandes-tu, quelqu’autre Lovelace, qui, séduit par les charmes de sa beauté entreprenne de triompher d’elle ? Non, c’est ma réponse. à tout prendre, figure, esprit, fortune, caractère, il est impossible qu’il y ait jamais d’homme tel que toi. Si tu croyais que la nature te pût donner un rival, je connais ton infernal orgueil ; tu t’en estimerais moins. Mais je veux parler de ta passion dominante, la vengeance ; car l’amour (quel peut-être l’amour d’un libertin ?) ne tient que le second rang dans ton cœur, comme je te l’ai soutenu assez souvent, malgré la fureur où je t’ai mis contre moi. Quels misérables prétextes pour te venger d’une maîtresse, que les peines qu’il t’en a coûté pour l’enlever ! J’accorde, si tu veux, qu’en demeurant elle aurait couru grand risque d’être la femme de Solmes ; je te passe ses conditions, que tu as su faire tourner cruellement contre elle-même, et la préférence qu’elle a toujours donnée au célibat. Si c’est autre chose que des prétextes, pourquoi ne rends-tu pas grâces à ceux qui l’ont comme jetée entre tes mains ? D’ailleurs, tout ce que tu allègues pour autoriser ton épreuve, n’est-il pas fondé, avec autant de contradiction que d’ingratitude, sur la supposition d’une faute dont elle ne deviendrait coupable qu’en ta faveur ? Mais, pour confondre entièrement toutes tes pauvres raisons de cette nature, je te demande ce que tu penserais d’elle, si c’était volontairement qu’elle eût pris la fuite avec toi. Tu l’en aimerais mieux, peut-être, en qualité de maîtresse ; mais, pour en faire ta femme, disconviendras-tu qu’elle te plairait la moitié moins ? Qu’elle t’aime, méchant comme tu es, et cruel comme un tigre, je ne vois aucune raison d’en douter ; cependant, quel empire ne faut-il pas qu’elle ait sur elle-même, pour réduire quelquefois au doute un amour-propre aussi pénétrant que le tien ? Persécutée d’un côté, comme elle l’était par sa propre famille, attirée de l’autre, par la splendeur de la tienne, où chacun la désire, et se croirait honoré de la voir entrer ? Tu vas croire, peut-être, que je m’écarte de ma proposition, et que je plaide ici la cause de ta belle plus que la tienne. Point du tout, je n’ai rien dit qui ne soit plus pour ton intérêt que pour le sien, puisqu’elle peut faire ton bonheur, et que, si elle conserve sa délicatesse, il me paroît presque impossible qu’elle soit heureuse avec toi. Il est inutile d’expliquer mes raisons. Je te connais assez d’ingénuité pour souscrire à mon sentiment dans l’occasion. Au reste, quand je plaide en faveur du mariage, tu sais bien que mon goût n’en est pas plus vif pour cet état. Je n’ai pas encore eu la pensée d’y entrer. Mais, comme tu es le dernier de ton nom, que ta famille tient un rang distingué dans le royaume, et que tu te crois toi-même destiné quelque jour à l’esclavage conjugal, je veux que tu me dises si tu peux jamais espérer une occasion comparable à celle qui est entre tes mains ; une fille qui, par sa naissance et sa fortune, n’est pas indigne de la tienne (quoique l’orgueil de ton sang et celui de ton propre cœur te fassent quelquefois parler légèrement des familles qui ne te plaisent point) ; une beauté qui fait l’admiration de tout le monde ; une personne, en même tems, qui jouit d’une égale réputation d’esprit, de jugement et de vertu ! Si tu n’es pas une de ces ames étroites qui préfèrent leur simple et unique satisfaction à la postérité, toi, qui dois souhaiter des enfans pour perpétuer ta race, tu ne remettras pas ton mariage au terme des libertins, c’est-à-dire à ce temps où les années et les maladies viendront fondre sur toi. Songe que tu exposerais ta mémoire aux reproches de tes légitimes descendans, pour leur avoir donné une misérable existence, qu’ils ne pourraient donner meilleure à ceux qui descendraient d’eux, et qui autoriserait toute ta race, en supposant qu’elle pût subsister long-temps, à te maudire jusqu’aux dernières générations. Tout méchant que le monde réformé nous suppose, il n’est pas certain que nous le soyions sans retour. Quoique nous trouvions la religion contre nous, nous n’avons pas encore entrepris d’en composer une qui s’accorde avec notre pratique. Ceux qui le font nous paroissent méprisables ; et nous ne sommes pas même assez ignorans pour nous dégrader jusqu’au doute. En un mot, nous croyons un état futur de récompense et de punition ; mais, avec beaucoup de jeunesse et de santé, nous espérons que le temps ne nous manquera pas pour le repentir ; ce qui signifie, en bon anglais, (ne m’accuse pas d’être trop grave, Lovelace ; tu l’es quelquefois aussi), que nous espérons de vivre pour les sens, aussi long-temps qu’ils seront capables de nous rendre service ; et que, pour quitter le péché, nous attendrons que le plaisir nous quitte. Quoi ! Ton admirable maîtresse sera-t-elle punie des généreux efforts qu’elle fait pour hâter ta réformation, et du désir qu’elle a d’en obtenir des preuves avant que de se donner à toi ? Concluons. Je t’exhorte à bien considérer ce que tu vas entreprendre, avant que de faire un pas de plus. Tu es à l’entrée d’une nouvelle carrière. Jusqu’à présent les apparences de ta marche sont si droites, que, si ta belle se défiait de ton honneur, elle n’a pas contre toi la moindre preuve. Garde les loix de l’ honnêteté , dans le sens qu’elle attache à ce mot. Aucun de tes compagnons, tu le sais, ne rira de ton mariage ; et si quelqu’un le trouvait plaisant, après t’avoir entendu tourner si souvent cet état en ridicule, tu as cet avantage, qu’il n’aura rien dont tu doives rougir. Samedi, 22. Ayant différé à fermer ma lettre jusqu’au jour de poste, j’en reçois une des mains d’Osgood, qui lui est venue, depuis deux heures, pour votre chère dame, et qui est cachetée des armes d’Harlove. Comme elle peut être d’importance, je me hâte de la faire partir avec la mienne, par un courrier que je vous dépêche exprès. Je suppose qu’on vous verra bientôt à Londres, sans la dame, comme je l’espère. Adieu. Soyez honnête , et soyez heureux. Belford.