Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 136

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 511-514).


Miss Howe à Miss Clarisse Harlove.

samedi, 22 avril. Je ne sais quelle explication donner aux méthodes de votre personnage ; mais il doute certainement que votre cœur soit à lui : et là-dessus, du moins, je le trouve fort modeste, car c’est confesser tacitement qu’il n’en est pas digne. Il ne peut soutenir de vous entendre regretter les oignons d’égypte, et de se voir reprocher continuellement l’entrevue, votre fuite, et ce que vous nommez ses artifices. J’ai passé en revue toute sa conduite : je l’ai comparée avec son caractère général ; et je trouve qu’il y a plus de constance et d’uniformité dans son orgueil et dans son humeur vindicative, c’est-àdire dans sa petitesse, que nous ne nous l’étions imaginé l’une et l’autre. Dès le berceau, sa qualité de fils unique l’a rendu un enfant malin, capricieux, méchant, le gouverneur de ses gouverneurs. Elle en a fait un libertin dans un âge plus avancé, un fieffé petit-maître, qui respecte peu les bienséances, et qui méprise notre sexe en général, pour les fautes de quelques femmes particulières qui lui ont fait trop bon marché de leurs faveurs. Comment s’est-il conduit dans votre famille, avec les vues qu’il avait pour vous ? Depuis le tems que votre insensé de frère s’est mis dans le cas de lui devoir la vie, il a rendu bravades pour bravades ; il vous a fait tomber dans ses filets, par un mêlange de terreur et d’artifice. Quelle politesse attendra-t-on jamais d’un homme de cette trempe ? Oui ; mais que faire, dans la situation où vous êtes ? Il me semble que vous devez le mépriser ; le haïr… si vous le pouvez… et vous dérober à lui : mais pour aller où ? Sur-tout à présent que votre frère médite de ridicules complots, et veut rendre votre sort encore plus misérable. Si vous ne pouvez le mépriser et le haïr ; si vous ne vous souciez pas de rompre avec lui ; il faut vous relâcher un peu de vos délicatesses. Si ce changement n’amène pas la célébration, je me jetterais sous la protection des dames de sa famille. Le respect dont elles paroissent remplies pour vous, est de lui-même une sûreté pour votre honneur, quand on pourrait supposer quelque autre sujet de doute. Vous devriez lui rappeler du moins l’offre qu’il vous a faite d’engager une de ses cousines Montaigu à vous accompagner dans votre nouveau logement de Londres, jusqu’à l’heureuse conclusion de tous vos scrupules. Mais ce serait déclarer que vous êtes à lui. D’accord. Quelle autre vue pouvez-vous former à présent ? Le projet de votre frère n’achève-t-il pas de vous convaincre qu’il ne vous reste pas d’autre ressource ? Croyez-moi donc, ma très-chère amie ; il est tems de renoncer à toutes ces vaines espérances de réconciliation, qui vous ont tenue en suspens jusqu’aujourd’hui. Vous m’avouez qu’il s’est offert à vous dans les termes les plus clairs, quoique vous ne me marquiez point ses expressions ; et je vois qu’il vous a même expliqué les raisons qui doivent vous faire accepter ses offres. C’est une générosité peu commune aux gens de son espèce, qui n’attaquent ordinairement que notre amour-propre, en nous disant que nous devons les aimer, tout indignes qu’ils en sont, par la seule raison qu’ils nous aiment. à votre place, avec ces charmantes délicatesses que j’admire, peut-être ne ferais-je pas autrement que vous. Je voudrais, sans doute, me voir pressée avec une respectueuse ardeur, suppliée avec constance, et que tous les discours, comme toutes les actions d’un amant, tendissent à cet unique point. Cependant, si je soupçonnais de l’art dans sa conduite, ou quelque délai fondé sur le doute de mes sentimens, je prendrais le parti, ou d’éclaircir ses doutes, ou de renoncer à lui pour jamais. Si le dernier de ces deux cas était le vôtre, moi, votre fidèle amie, je rassemblerais toutes mes forces, soit pour vous trouver un asile ignoré, soit pour me résoudre à partager votre fortune. Quel misérable, de s’être rendu si facilement à votre réponse, lorsque vous l’avez remis au retour de votre cousin Morden ! Mais je crains aussi que vous n’ayez été trop scrupuleuse ; car vous convenez qu’il s’est ressenti de cette évasion. Si j’étais informée par ses propres mémoires, je m’imagine, ma chère, que je trouverais de l’excès dans vos délicatesses et vos scrupules. En le prenant au mot, vous auriez acquis sur lui le pouvoir que je lui vois à présent sur vous. Il n’est pas besoin de vous dire qu’une femme qui est tombée dans le piége où vous êtes, doit se soumettre à quantité de mortifications. Mais, à votre place, avec la vivacité que vous me connaissez, je vous assure que dans un quart-d’heure, qui serait tout le temps que je voudrais accorder aux délicatesses, je verrais clair jusqu’au fond. Ses intentions doivent être bonnes ou mauvaises : sont-elles mauvaises ? Vous ne sauriez en être assurée trop tôt : si c’est heureusement le contraire, n’est-ce pas la modestie de sa femme qu’il se plaît à tourmenter ? Il me semble que j’éviterais aussi toutes les récriminations, qui ne sont capables que d’aigrir, et tous les reproches qui ont rapport à l’ancienne querelle des mœurs ; sur-tout lorsque vous êtes assez heureuse pour n’avoir pas l’occasion d’en parler par expérience. J’avoue qu’il y a quelque satisfaction pour une belle ame à se déclarer contre le vice : mais si cette attaque est hors de saison, et si le vicieux paraît disposé à se corriger, elle servira moins à faciliter sa réformation, qu’à l’endurcir ou à le jeter dans l’hypocrisie. Le peu de cas qu’il a fait du sage projet de votre frère, me plaît comme à vous. Pauvre James Harlove ! Cette tête manquée s’avise donc de former des complots et de prétendre à la méchanceté, tandis qu’elle en fait un de ses chefs d’accusation contre Lovelace ? Un méchant, qui est homme d’esprit, mérite, à mon gré, d’être pendu tout de suite, et s’il vous plaît, sans cérémonie : mais un imbécille, qui se mêle de méchanceté, doit avoir d’abord les os cassés sur la roue ; sauf d’être pendu après, si vous le jugez à propos. Je trouve que Lovelace a peint M James en peu de traits. Fâchez-vous, si vous le voulez ; mais je suis sûre que cette pauvre espèce que quelques-uns nomment votre frère, s’applaudissant d’être parvenu à vous faire quitter la maison de votre père, et à n’avoir plus à craindre que de vous voir indépendante de lui dans la vôtre, se croit égal à tout ce qu’il y a de rare au monde, et prétend combattre Lovelace avec ses propres armes. Ne vous souvenez-vous pas de son triomphe, tel que vous me l’avez dépeint vous-même sur le récit de votre tante, lorsqu’il s’enflait encore des applaudissemens de l’insolente Betty Barnes ? Je n’attends rien de votre lettre à Madame Hervey, et j’espère que Lovelace ne saura jamais ce qu’elle contient. Chacune des vôtres me fait juger qu’il se ressent, autant qu’il l’ose, du peu de confiance que vous avez pour lui. Je ne m’en ressentirais pas moins, si j’étais à sa place ; du moins, si mon cœur me rendait témoignage que je méritasse d’être mieux traitée. N’ayez pas d’inquiétude pour vos habits, si vous pensez à vous mettre sous la protection des dames de sa famille. Elles savent dans quels termes vous êtes avec vos proches ; et la cruauté d’autrui ne refroidit pas l’affection qu’elles ont pour vous. à l’égard de l’argent, pourquoi vous obstinez-vous à rendre mes offres inutiles ? Je sais que vous ne demanderez pas la possession de votre terre ; mais donnez-lui le droit de faire cette demande pour vous. Je ne vois pas de meilleur parti. Adieu, ma très-chère amie. Recevez mes tendres embrassemens, dont l’ardeur n’a rien d’égal que celle des vœux que je fais continuellement pour votre bonheur et votre repos. Anne Howe.