Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 138

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 517-520).


Madame Hervey à Miss Clarisse Harlove.

vendredi, 21 avril. Chère nièce, il serait bien dur de refuser quelques lignes aux instances d’une nièce que j’ai toujours aimée. J’ai reçu votre première lettre, mais je n’ai pas eu la liberté d’y répondre ; et je viole ma promesse pour vous écrire actuellement. Quelles étranges nouvelles on reçoit de vous tous les jours ! Le misérable avec qui vous êtes, triomphe, dit-on, et nous brave à chaque instant. Vous connaissez son indomptable caractère. Quoiqu’on ne puisse vous refuser des qualités admirables, son humeur lui est plus chère que vous. Combien de fois vous ai-je avertie ? Jamais une jeune personne ne l’a été plus que vous. Miss Clarisse Harlove s’oublier jusqu’à ce point ! Vous deviez attendre le jour marqué pour l’assemblée de vos amis. Si votre aversion s’était soutenue, ils auraient eu la complaisance de céder. Aussi-tôt que j’ai su moi-même quelle était leur intention, je me suis hâtée de vous le faire entendre ; en termes obscurs peut-être : mais qui se serait imaginé… ô miss ! Une fuite si artificieuse ! Tant de ruse dans les préparatifs ! Vous m’offrez des éclaircissemens. Eh ! Que pouvez-vous éclaircir ? N’êtes-vous pas partie ? Et partie avec un Lovelace ? Que voulez-vous donc éclaircir ? Votre dessein, dites-vous, n’était pas de partir. Pourquoi vous êtes-vous trouvée avec lui ? Le carrosse à six chevaux, les gens à cheval, tout n’était-il pas préparé ? ô ma chère ! Comme l’artifice produit l’artifice ! Est-il croyable que ce n’ait pas été votre dessein ? Si vous voulez qu’on le croie, quel pouvoir ne faut-il pas lui supposer sur vous ? Lui ! Qui ? Lovelace ; le plus infâme des libertins. Sur qui ? Sur Clarisse Harlove. Votre amour pour un homme de ce caractère, était-il plus fort que votre raison, plus fort que votre courage ? Quelle opinion cette idée donnerait-elle de vous ? Quel remède apporterait-elle au mal ? Ah ! Que n’avez-vous attendu le jour de l’assemblée ! Je veux vous apprendre ce qui devait s’y passer. On s’imaginait à la vérité que vous ne résisteriez pas aux prières et aux ordres de votre père, lorsqu’il vous aurait proposé de signer les articles. Il était résolu de vous traiter avec une condescendance paternelle, si vous ne lui aviez pas donné de nouveaux sujets de colère. " j’aime ma Clarisse, disait-il une heure avant l’affreuse nouvelle ; je l’aime comme ma vie. Je me mettrai à genoux devant elle, s’il ne me reste que cette voie pour la faire consentir à m’obliger ". Ainsi, par un renversement d’ordre assez étrange, votre père et votre mère se seraient humiliés devant vous ; et si vous aviez pu les refuser, ils auraient cédé, quoiqu’à regret. Mais on présumait que, du caractère doux et désintéressé dont on vous avait toujours crue, tous les dégoûts possibles pour l’un des deux hommes ne vous rendraient pas capable de cette résistance ; à moins que votre entêtement pour l’autre ne fût beaucoup plus fort que vous n’aviez donné raison de le croire. Si vous aviez refusé de signer, l’assemblée du mercredi n’aurait été qu’une simple formalité. On vous aurait présentée à tous vos amis, avec cette courte harangue : " la voilà, cette jeune fille, autrefois si soumise, si obligeante, qui fait gloire aujourd’hui de son triomphe sur un père, sur une mère, sur des oncles, sur l’intérêt et les vues de toute une famille, et qui préfère sa propre volonté à celle de tout le monde : pourquoi ? Parce qu’entre deux hommes qui demandent sa main, elle donne la préférence à celui qui est décrié pour ses mœurs " ! Après vous avoir accordé ainsi la victoire, et peut-être après avoir prié le ciel de détourner les suites de votre désobéissance, on en aurait appelé à votre générosité, puisque le motif du devoir se serait trouvé trop foible ; et vous auriez reçu ordre de sortir, pour faire encore une demi-heure de réflexion. Alors les articles vous auraient été présentés une seconde fois par quelque personne de votre goût ; par votre bonne Norton peut-être. Votre père aurait pu la seconder par quelques nouveaux efforts. Enfin, si vous aviez persisté dans votre refus, on nous aurait fait rentrer, pour le déclarer à l’assemblée. On aurait insisté sur quelques-unes des restrictions que vous aviez proposées vous-même. On vous aurait permis d’aller passer quelque temps chez votre oncle Antonin, ou chez moi, pour attendre le retour de M Morden ; ou jusqu’à ce que votre père eût pu supporter votre vue ; ou, peut-être, jusqu’à ce que Lovelace eût abandonné tout-à-fait ses prétentions. Le projet ayant été tel que je vous le représente, et votre père ayant tant compté sur votre soumission, tant espéré que vous vous laisseriez toucher par des voies si tendres et si douces, il n’est pas surprenant qu’il ait paru comme hors de lui-même à la nouvelle de votre fuite, d’une fuite si préméditée… avec vos promenades du jardin, vos soins affectés pour des oiseaux, et combien d’autres ruses pour nous aveugler tous ! Malicieuse, malicieuse jeune créature ! Pour moi, je n’en voulais rien croire, lorsqu’on vint me l’annoncer. Votre oncle Hervey ne pouvait se le persuader non plus. Nous nous attendions, en tremblant, à quelque aventure encore plus désespérée. Il n’y en avait qu’une qui pût nous le paraître plus ; et j’étais d’avis qu’on cherchât du côté de la cascade, plutôt que vers la porte du jardin. Votre mère tomba évanouie, pendant que son cœur était déchiré entre ces deux craintes. Votre père, pauvre homme ! Votre père fut près d’une heure sans pouvoir revenir à lui-même. Jusqu’aujourd’hui, à peine peut-il entendre prononcer votre nom. Cependant il n’a que vous dans l’esprit. Votre mérite, ma chère, ne sert qu’à rendre votre faute plus noire. Chaque jour, chaque heure du jour nous apporte quelque nouvelle aggravation. Comment pourriez-vous vous promettre quelque faveur ? J’en suis affligée ; mais je crains que tout ce que vous demandez ne vous soit refusé. Pourquoi parlez-vous, ma chère, de vous épargner des mortifications, vous qui avez pris la fuite avec un homme ? Quel pitoyable orgueil, d’avoir quelque délicatesse de reste ! Je n’ai pas la hardiesse d’ouvrir la bouche en votre faveur. Personne ne l’ose plus que moi. Votre lettre se présentera seule. Je l’ai envoyée au château d’Harlove. Attendez-vous à de grandes rigueurs. Puissiez-vous soutenir heureusement le parti que vous avez embrassé ! ô ma chère ! Que vous avez fait de malheureux ! Quel bonheur pouvez-vous espérer vous-même ? Votre père souhaiterait que vous ne fussiez jamais née. Votre pauvre mère… mais pourquoi vous donnerais-je des sujets d’affliction ? Il n’y a plus de remède. Vous devez être effectivement bien changée, si vos propres réflexions ne font pas votre malheur . Tirez le meilleur parti que vous pourrez de votre situation. Mais quoi ? Pas encore mariée, si je ne me trompe ! Vous êtes libre, dites-vous, d’exécuter tout ce que vous voudrez entreprendre. Il se peut que vous vous trompiez vous-même. Vous espérez que votre réputation et votre faveur auprès de vos amis pourront se rétablir. Jamais, jamais l’une et l’autre, si je juge bien des apparences ; et peut-être nulle des deux. Tous vos amis, ajoutez-vous, " doivent se joindre à vous

pour obtenir votre réconciliation " : tous vos amis ! C’est-à-dire tous ceux que vous avez offensés ; et comment voulez-vous qu’ils s’accordent dans une si mauvaise cause ? Vous dites " qu’il serait bien affligeant pour vous, d’ être précipitée dans des mesures qui pourraient rendre votre réconciliation plus difficile ". Est-il tems, ma chère, de craindre les précipitations ou les précipices ? Ce n’est point à présent qu’il faut penser à la réconciliation, quand vous pourriez jamais vous en flatter. Il est question de voir d’abord la hauteur du précipice où vous êtes tombée. Il peut encore arriver, si je suis bien instruite, qu’il y ait du sang répandu. L’homme qui est avec vous est-il disposé à vous quitter volontairement ? S’il ne l’est pas, qui peut répondre des suites ? S’il l’est effectivement, bon dieu ! Que faudra-t-il penser des raisons qui l’y feront consentir ? J’écarte cette idée. Je connais votre vertu. Mais n’est-il pas vrai, ma chère, que vous êtes sans protection, et que vous n’êtes pas mariée ? N’est-il pas vrai qu’au mépris de votre prière de chaque jour, vous vous êtes jetée vous-même dans la tentation ? Et votre homme n’est-il pas le plus méchant de tous les séducteurs ? Jusqu’à présent, dites-vous (et vous le dites, ma chère, d’un air qui me paraît convenir assez mal à vos sentimens de pénitence), vous n’avez point à vous plaindre d’un homme dont on appréhendait toutes sortes de maux. Mais le péril est-il passé ? Je prie le ciel que vous puissiez vous louer de sa conduite jusqu’au dernier moment de votre liaison. Puisset-il vous traiter mieux qu’il n’a fait toutes les femmes sur lesquelles il a eu quelque pouvoir ! Ainsi soit-il ! Point de réponse, je vous en supplie. Je me flatte que votre messager ne publiera point que je vous écris. Pour M Lovelace, je suis bien sûre que vous ne lui communiquerez pas ma lettre. Je ne me suis pas trop observée, parce que je compte sur votre prudence. Vous avez mes prières. Ma fille ignore que je vous écris. Personne ne le sait, sans en excepter M Hervey. Ma fille aurait souhaité plusieurs fois de vous écrire ; mais, ayant défendu votre faute avec tant de chaleur et de partialité, que nous en avons conçu des alarmes (c’est l’effet, ma chère, qu’une chute telle que la vôtre doit produire sur des parens), on lui a interdit tout commerce avec vous, sous peine d’être privée pour jamais de nos bonnes grâces. Je puis vous dire néanmoins, quoique sans sa participation, que vous faites le sujet continuel de ses prières, comme de celles de votre tante très-affligée, D Hervey.