Histoire de Jonvelle/Troisième époque/Chapitre III


CHAPITRE III

LA TERRE DE JONVELLE TENUE PAR DES SEIGNEURS ENGAGISTES

Les seigneurs de Ghénarraz -- Nouvelle reconnaissance des droits seigneuriaux- Les nobles d’Andelot - Tentatives du protestantisme sur la frontière de Jonvelle - Invasion de Wolfgang et du prince d’Orange

(1509 – 1574)

La terre de Jonvelle était restée dans la noble maison de Ghénarraz. En mourant (1498), don Ladron l’avait transmise à son frère, don Diégo, maître d’hôtel du roi d’Espagne, et premier écuyer tranchant de l’archiduc des Pays-Bas. Peu d’années après, la famille de la Trémouille essaya de rentrer juridiquement dans le domaine qu’elle avait perdu avec tant de regret. Le demandeur était Georges III de Craon qualifiant seigneur de Jonvelle, neveu et héritier du fameux Georges II. Il était soutenu dans sa poursuite par ses trois frères, Louis II de la Trémouille, vicomte de Thouars et gouverneur du duché de Bourgogne, Jean de la Trémouille, archevêque d’Auch, et Jacques de la Trémouille. L’empereur Charles-Quint et les archiducs saisirent le grand conseil de Malines de cette affaire, avec ordre de l’instruire et de la juger, après une enquête solennelle. Le défendeur, que son service retenait à la cour de Castille, se fit représenter par Jean Chaviraz, son procureur. Un grand nombre de témoins furent entendus, tous des plus honorables et d’un âge à savoir par eux-mêmes les événements accomplis en Franche-Comté depuis un demi-siècle[1]. Ensuite la cour, sur le rapport de son huissier, maître Louis Ligier, considérant d’une part l’antique possession des comtes de Bourgogne et l’investiture authentique donnée par eux aux seigneurs de Ghénarraz ; considérant d’autre part les odieux méfaits des seigneurs de la Trémouille envers la maison de Bourgogne et sur son fief de Jonvelle, mit à néant les prétentions du demandeur (1510).

Après don Diégo de Ghénarraz, son fils don Philippe, chevalier de l’ordre de Saint-Jacques, fut mis en possession de la terre de Jonvelle (1536), qui avait alors pour bailli le sieur Etienne Desbarres. Depuis la mort du bailli-châtelain Claude-François d’Occors, sa charge avait été, comme autrefois, partagée entre deux officiers spéciaux, ayant chacun leur tribunal. Dans cet état de choses, le bailli demeurait haut justicier. Quant au châtelain, outre sa commission militaire, il avait le pouvoir civil d’un prévôt, c’est-à-dire la moyenne et basse justice. Il connaissait des délits commis par les habitants des villages usagers dans les forêts et autres propriétés du seigneur, et il prononçait les amendes de soixante, de sept et de trois sous. Les premières étaient pour le souverain ; les autres se partageaient entre la ville pour deux tiers, et le fermier du domaine pour le reste[2]. Le châtelain, comme le bailli, avait son lieutenant. On appelait des sentences du premier au tribunal du second. C’était une complication qui, en doublant le personnel, ne faisait qu’entraver les affaires et multiplier les frais de procédure ; cependant elle dura encore près d’un siècle.

Sous les seigneurs précédents, les officiers de Jonvelle avaient eu à représenter que plusieurs tenementiers refusaient leur hommage et frustraient le seigneur de ses droits[3]. Les sujets récalcitrants étaient les nouveaux venus qui avaient repeuplé le pays. Il fallait de toute nécessité remédier à ce désordre. Le décret impérial qui conférait le fief don Philippe de Ghénarraz, lui commanda en même temps de donner à Sa Majesté[4] le dénombrement des sujets, avec la reconnaissance générale et individuelle, faite par eux, de tous les droits féodaux dont ils étaient grevés. Philippe de Ghénarraz[5] se fit représenter dans la seigneurie par Thiébaud Renard, son procureur, qui reconnut bientôt l’impossibilité d’obtenir les soumissions demandées, attendu que les titres du domaine étaient vieux et fort caducs, et surtout que les tenanciers étaient presque tous changés. Il était donc absolument nécessaire de renouveler les titres. En conséquence, à la requête de messire don Philippe, le bailli de Jonvelle ordonna, par acte du 10 novembre 1537, de constater à nouveau tous les droits du seigneur, par l’aveu solennel des sujets, dans toute l’étendue de la châtellenie, par-devant le notaire Jean Dubois, assisté de deux autres notaires. Dubois opéra donc successivement à Voisey, à Montdoré et à Jonvelle[6]. Nos archives ne nous donnent pas les actes de reconnaissance rédigés dans les autres mouvances du fief.

En vertu de cette commission, le dimanche 25 novembre suivant, Dubois, assisté de ses collègues, François Chichet, de Vesoul, et Claude Joly, de Jonvelle, commença son travail par Voisey, où le seigneur avait le plus de sujets acensés. Ce travail dura jusqu’au 10 décembre. Là comparurent devant lui le procureur de la seigneurie et les tenanciers du lieu, qui sont nommés au nombre de cent quatre-vingt-onze[7]. Après leur avoir fait connaître les motifs de leur assignation, le notaire les requit tous, sous la foi du serment prêté individuellement sur les saints Évangiles, de lui déclarer les droictures anciennes et préhéminences que le seigneur avait sur eux. Ils avouèrent les articles suivants.

Le seigneur de Jonvelle possède à Voisey haute, moyenne et basse justice, qu’il fait exercer par un maire, un secrétaire et un doyen. Ils tiennent audience le lundi. Sur la place publique s’élèvent le carcan et le signe patibulaire à quatre piliers.

Le seigneur a droit de tabellionage pour toutes les transactions. Il a divers cens en grains, cire, gelynes ou poulailles, argent, et la vie des chiens : le tout, pour champs, prés, vignes, curtils, maisons, emplaistres à maisonner (places à bâtir), que les habitants tiennent de lui. Il a droit sur la vente de deux foires de l’année et sur celle du marché, qui se tient le lundi. Ce droit est affermé. Il laisse pareillement à ferme la gruerie de ses bois, c’est-à-dire leur garde et les amendes qu’elle produit. La paisson des mêmes bois est aussi affermée ; mais les habitants y ont droit de mort bois.

Le prieuré est de la fondation des seigneurs de Jonvelle, qui en ont la gardienneté.

Les manants et habitants, taillables à volonté deux fois l’an, à Pâques et à la Saint-Michel, sont tenus, à toutes réquisitions, d’accompagner les gens de justice à Jonvelle, et d’y faire monstres d’armes (passer des revues) devant les officiers de la châtellenie. Ils sont du retrait et de la garde du château de Jonvelle, auquel ils doivent les menus remparements et le grand escharguet (le grand service de garde), en temps d’éminent péril, Quand ce service n’est pas fait en personne, il est payé une émine d’avoine, livrable à la Toussaint, par tous ceux qui ont harnais et voiture. Cette redevance s’appelait l’avenne du grant escharguet, ou simplement l’avenne du guet.

Ils doivent récolter pour le seigneur son pré du Breuil ; mais les ouvriers de corvée reçoivent repas de bouche raisonnablement. Toute charrue doit trois corvées (journées), ou seize niquets (un quart de denier) par corvée.

Vient ensuite le rôle des redevances particulières. Chaque cote est rédigée au nom du tennementier, qui, en présence du procureur et de deux témoins, confesse tenir ses meix et héritaiges du seigneur don Philippe de Ghénarraz, et reconnaît ensuite en détail tous ses devoirs envers lui. « Si je ne paye lesdites redevances, ajoute-t-il, pour ladite maison, au jour fixé, ledit seigneur ou ses officiers peuvent abattre la porte, jusqu’à mon entier acquictement, et moi je ne pourrai la relever que soubs peine de trois sols estevenants d’amende. »

Les redevances en argent se payaient le lendemain de Noël ; les redevances en volaille, à la caresme-entrant (mardi gras) : celles-ci étaient imposées pour les maisons. Il y avait beaucoup de redevances en cire, variant de trois quarts à trois livres.

Plusieurs manants avaient leur maison chargée d’un droit appelé la vie des chiens, c’est-à-dire que, quand le seigneur ou ses officiers venaient chasser à Voisey, les tenanciers de cette maison étaient tenus de fournir du pain pour la nourriture des chiens ; mais ils se trouvaient affranchis de la poule, des trois corvées de charrue, de l’avoine du guet et de la corvée du Breuil.

Chaque déclaration, attestée par les deux notaires assesseurs de Dubois, est signée par celui-ci et par le tenancier lui-même, à moins qu’il ne soit illettré.

Le 25 avril, jeudi après Pâques de l’année suivante, Renard et Dubois exécutèrent le même travail à Montdoré[8]. Là, soixante-douze tenanciers, dont plusieurs étaient de Vauvillers, reconnurent les droits seigneuriaux suivants :

Le seigneur a les trois justices, qu’il fait rendre par un maire et des officiers. Les autres seigneurs de Montdoré[9] relèvent de lui. Les actes de vente d’immeubles doivent se passer sous le sceau du tabellion de Jonvelle. Le seigneur a un bannerot (domaine) qu’il amodie en grain, « au bled le bled, à l’aveine l’aveine, au sombre néant. » Les sujets doivent une corvée à chacune des trois récoltes du bannerot. Il amodie la paisson dans son bois de la Rieppe. Les habitants sont tenus, le cas requérant, d’accompagner la justice à Jonvelle, d’y faire monstres d’armes et de contribuer aux menus remparements du château. Quant aux cens particuliers, ils sont tous en argent. Une seule propriété, une fauchée de pré, est taillable à volonté, et au demeurant franche et quitte de toutes autres charges et servitudes quelconques.

Le lundi 28 août 1539 commença le travail des reconnaissances pour Jonvelle, sous le cloître de l’église Saint-Pierre, place accoutumée des actes et exploits de justice. Tous les sujets sont présents, au nombre de soixante-quatre[10]. Comme on le voit, il restait un bien petit nombre de mainmortables à Jonvelle. Tout le reste de la population était de gens bourgeois et libres ; et la ville pouvait bien renfermer à ce moment quatre ou cinq cents feux ; car elle possédait deux paroisses, Saint-Pierre et Sainte-Croix ; et grâce à son commerce et à son importance de chef-lieu et de place fortifiée, elle avait dû se repeupler rapidement, après les désastres de la fin du siècle précédent : on en a la preuve dans le chiffre de la population de Voisey et de Montdoré. En 1614, dix-huit ans après l’invasion de Tremblecourt, qui anéantit le faubourg Sainte-Croix, presque aussi populeux que la ville, Jonvelle comptait encore cent quatre-vingt-neuf feux.

L’assemblée formée, le notaire signifia les motifs de l’assignation, les sujets tenanciers jurèrent sur les saints Évangiles de Dieu, et les déclarations suivantes furent recueillies :

Monseigneur don Philippe de Ghénarraz est à Jonvelle hault justicier, bas et moyen ; tous les habitants sont ses sujets. Il possède au même lieu bailliage, capitainerie, châtellenie et château, prévôté, procureurs, greffiers, sergents, gouverneurs de justice et autres officiers, enfin signe patibulaire à quatre piliers. Il a dans la ville les fermes de la prévôté, des tabellions, des ventes, éminages, tailles, poids et balances, fours, moulins, pressoirs, grueries, banvins, bancs à bouchers, maîtrises des bouchers et des cordonniers, moustiers et quelques autres. Ces fermes sont adjugées aux enchères, tous les ans, à la Saint-Michel. Le droit de banvin dure six semaines, et si l’on fait garde, il est de douze semaines, dont la moitié de Pâques à la Pentecôte, et l’autre moitié de la Saint-Martin à Noël. Le petit moulin de la Minelle appartient au seigneur, qui a droit sur la vente et les transactions, dans les quatre foires de l’année et dans le marché du samedi.

Tout chambrier (propriétaire de maison) doit annuellement dix sous estevenants, payables par moitié, à Pâques et à la Saint-Martin. Les veuves ne doivent que cinq sous. Chaque charrue doit un penaut (deux quartes) à la Saint-Martin ; les demi-charrues, une quarte. De plus, chaque charrue doit faire une voiture de bois, la veille de Noël, pour le loingnier de Monseigneur.

Enfin, les sujets lui doivent divers cens en grains, cire et argent, pour leurs héritages en maisons, places à côté des maisons, cours, jardins, vignes, prés et champs. Le détail de ces cens est donné en soixante-quatre cotes séparées[11]. Vient ensuite la charte des franchises accordées par Philippe de Jonvelle, pièce qui fut fournie par les habitants eux-mêmes ; car la copie insérée ici est celle que leurs devanciers avaient obtenue des archives de la prévôté de Langres, en 1402. Par son insertion au procès-verbal des reconnaissances, cette charte recevait une consécration nouvelle pour les articles que les énoncés précédents n’avaient pas modifiés. Mais la différence notable que l’on remarque entre les droits féodaux de 1354 et les déclarations de 1537-1539, est une preuve sensible du progrès et des améliorations introduites dans la condition des mainmortables.

Comme ses deux prédécesseurs, Philippe de Ghénarraz, du fond de la Castille, était trop loin de sa terre de Jonvelle pour gérer utilement les intérêts de ce beau domaine et en tirer lui-même son profit personnel. Peu de temps après les reconnaissances, il finit par le céder à Jean d’Andelot, au même titre que don Ladron, son oncle, l’avait reçu lui-même, c’est-à-dire pour quatre mille écus de Flandre, et à titre de rachat perpétuel de la part du souverain. La maison d’Andelot, qui tirait son nom d’un village situé sur les monts de Salins, était distinguée depuis le treizième siècle et avait rempli des charges importantes dans la province. Le quinzième siècle nous la montre établie à Ornans[12]. Le nouveau seigneur de Jonvelle, sorti de cette famille, sieur de Myon, Fleurey, etc., eut une carrière des plus illustres, sous le règne de Charles-Quint. Premier écuyer de sa maison, commandeur de l’ordre d’Alcantara, bailli de Dole, premier capitaine de la première garnison rendue à Dole, Jean d’Andelot suivit l’empereur dans toutes ses campagnes, et fut toute sa vie l’un de ses officiers les plus braves et les plus affectionnés. A la journée de Pavie (24 février 1515), il fut longtemps aux prises avec le roi François Ier en personne, qui le blessa au visage d’un grand coup d’épée. Il était aux côtés de son maître, à Vienne, contre Soliman II (1532) ; devant Tunis (1535) ; dans sa traversée de la France, lorsqu’il marchait contre les Gantois révoltés (1540) ; devant Alger (1542) ; en Flandre, contre le duc de Gueldres, avec le sieur de Voisey (1543) ; en Allemagne, contre les protestants, avec le chancelier Nicolas Perrenot de Granvelle et Nicolas du Châtelet, sieur de Vauvillers et de Demangevelle (1546-1547) ; enfin dans ses campagnes contre la France (1552). Quatre ans après, Charles-Quint donnait au monde l’exemple le plus magnanime, en descendant volontairement de ses trônes pour se retirer dans la solitude, au monastère de Saint-Just en Castille. Il ne retint avec lui que douze serviteurs, choisis parmi ses gentilshommes les plus dévots et les plus aimés, dont le premier fut Jean d’Andelot, son maître d’hôtel. Mais le sire de Jonvelle mourut au moment de quitter Bruxelles avec son illustre maître (20 décembre1556) [13].

Georges, Jean-Baptiste, Jean et Gaspard, fils de Jean d’Andelot, se firent honneur tous les quatre de se qualifier sieurs de Jonvelle et de Voisey[14]. Georges d’Andelot, l’aîné, baron de Hoües, du titre de sa mère, fut bailli de Dole, comme son père. Gaspard était seigneur de Chemilly. Mais le plus célèbre des quatre frères fut Jean-Baptiste d’Andelot, sieur de Myon et d’Ollan, marié à une petite-fille du chancelier Perrenot. Il devint bailli de Dole et lieutenant du comte Mansfeld, maréchal général des armées de Sa Majesté Catholique pour les Pays-Bas. Selon Gollut, grand ami de cette famille, il passait dans l’armée pour « un brave et expérimenté chevalier, habile en militaire discours, fort spéculatif de jugement et l’un des meilleurs guerriers de nostre Bourgougne[15]. »

Ces nobles seigneurs assistaient aux états de Franche-Comté en 1561, 1562, 1568, 1574, avec les sieurs d’Augicourt, de Gesincourt, de Richecourt, le prieur de Jonvelle, les échevins de Jussey, etc. Ces assemblées politiques, de concert avec les commissaires royaux, s’occupaient alors de trois questions principales : 1° de la neutralité à entretenir avec les voisins, sur le pied primitif ; 2° de la foi catholique à maintenir et de l’hérésie à repousser ; 3° des places fortes à mettre en bon état, à cause des guerres du voisinage et des tentatives incessantes des protestants. Jonvelle, à cause de sa situation des plus menacées, avait le privilège d’exciter la sollicitude des états, autant que les villes de Dole et de Gray.

La seigneurie de Jonvelle sortit de la maison d’Andelot en 1570, époque à laquelle la chambre des comptes racheta la terre, au nom du roi Philippe II, en remboursant la somme versée pour son engagement[16].

C’est dans ces années que la prétendue réforme bouleversa l’Église, ensanglanta l’Europe et fit des efforts acharnés pour envahir la Franche-Comté. Elle frappait à ses portes et par le nord, où les luthériens tenaient déjà le comté de Montbéliard avec la principauté d’Héricourt, et par la frontière de France, où les calvinistes prêchaient en liberté leurs doctrines perverses et allumaient partout les fureurs de la guerre civile. Excité par le zèle sans égal du roi catholique, le parlement sut maintenir sa vigilance et son activité à la hauteur du péril ; et chaque année les états méritèrent les félicitations des princes pour leur attachement à l’Église et pour leur fidélité au souverain[17]. En 1575, la belle défense de Besançon, cité fidèle par excellence à Dieu et à César, ne fut qu’un épisode et le couronnement de cette noble conduite de notre patrie tout entière. C’est à cette persévérante résistance des grands corps de la Franche-Comté contre les fanatiques tentatives de l’hérésie, que cette province dut le bonheur de garder sa foi. Citons à ce sujet quelques preuves assez peu connues, dont la première en particulier ne manque pas d’intérêt pour les pays dont nous écrivons l’histoire. C’est un édit du parlement, rendu à Salins le 21 janvier 1566, contre ceux qui allaient aux prêches des hérétiques :

« Malgré les mandements de Sa Majesté, dit la cour, qui défendent, sous peine d’emprisonnement et de confiscation, de se trouver aux prédications qui se font dans le voisinage du Comté, par les ministres des nouvelles sectes et damnables erreurs élevées depuis peu contre notre ancienne et sainte foi catholique ; cependant plusieurs sujets de la province se rendent tous les jours au prêche que les hérétiques viennent d’établir en France, à trois lieues de Jonvelle, près de Godoncourt. Pour arrêter ce désordre, qui pourrait s’étendre, la cour renouvelle ses interdits, et ordonne à tous de dénoncer les contrevenants, dans l’espace de deux jours, aux procureurs fiscaux de leurs bailliages. Les baillis d’Amont, de Dole et de Luxeuil, feront publier et afficher les présentes dans tous les villages et villes de leur ressort, et les procureurs fiscaux en poursuivront l’exécution. »

Le 19 novembre de la même année, le parlement, séant encore à Salins à cause de la peste, défend à tous manants et habitants du Comté de tenir des serviteurs suspects de luthéranisme. Sur la fin de l’année suivante (Dole, 1er décembre), nouvel édit ordonnant d’informer sur les sentiments religieux et la conduite antérieure des étrangers et vagabonds nouvellement reçus comme habitants de la province[18]. Peu après (28 avril 1568), les calvinistes établirent un nouveau prêche à Pressigny, et les pères bénédictins de Morey, stimulés par leur zèle autant que par les recommandations du parlement, ne négligèrent aucun moyen pour empêcher les funestes effets d’un aussi dangereux voisinage.

Cependant, malgré cette vigilance, malgré les rigueurs extrêmes employées contre elle, depuis 1529, dans tous les États de l’empire, la réforme avait trouvé des partisans nombreux et zélés jusqu’au sein de la Franche-Comté, à Besançon surtout, à Jonvelle, Conflans, Mailley, Amance, Vesoul, Luxeuil, Montureux-sur-Saône, Oiselay, et dans les autres bailliages[19]. En même temps, leurs coreligionnaires étrangers arrivaient en bandes armées, pour implanter l’erreur, de vive force, dans une province qui défendait si énergiquement sa foi. Dès les années 1566, 1567 et 1568, des reîtres calvinistes, venus d’outre-Rhin pour secourir les sectaires bourguignons, avaient recommencé l’ère des dévastations dans le nord-est du bailliage d’Amont et dans celui de Luxeuil, jusque-là si heureux de la paix, comme toute la province, depuis la fin du siècle précédent. Un manuscrit de nos archives signale ainsi le passage des hérétiques à Raincourt : « Le 25 mars 1568, à l’heure de vêpres, les avant-coureurs des huguenots français, affublés d’habits de moines blancs, tombent sur le village et se précipitent dans l’église, en poussant des cris furieux. Les fidèles s’enfuient épouvantés dans les bois, abandonnant le saint lieu et leurs maisons à la merci des brigands, qui ne laissèrent à l’église que les cloches et qui ravagèrent de même tout le village[20]. Cependant les populations lorraines et comtoises de ces frontières, même les prêtres et les moines, unissant leurs efforts contre ces invasions de brigandage, réussirent à les rejeter en Alsace, et reçurent les félicitations du roi pour cette brave et digne conduite[21].

Mais en 1569, les luthériens d’Allemagne, accourant à l’appel des huguenots de France, au nombre de douze à quinze mille, entrent dans le Comté par Montbéliard et par Lure, sous les ordres de Wolfgang, duc de Bavière et des Deux-Ponts[22], Guillaume, prince d’Orange-Nassau, conduisait l’avant-garde, presque toute composée de Français[23]. Faucogney, Luxeuil, Baudoncourt, Faverney, Clairefontaine et tous les villages des bords de la Lanterne et de la Saône, sont pillés et réduits en cendres[24]. Hélas ! quelque intérêt qu’elle portât au Comté, la cour d’Espagne n’avait point pris d’autre mesure que le traité de neutralité, pour le défendre soit contre les ennemis du dedans, soit contre les périls du dehors. Nous verrons pareillement, à la fin de ce siècle et dans la guerre de dix ans au siècle suivant, notre malheureuse patrie aussi dépourvue de défense, aussi abandonnée à elle-même,aussi victime de l’incurie ou plutôt des embarras de son souverain.

Le 24 mars, Wolfgang était campé à Conflans, dans l’intention de passer la Saône à Port ou à Conflandey. Mais, apprenant que le gouverneur de la province, François de Vergy, l’y attendait avec cinq cents cavaliers pour lui disputer le passage, il tire droit à Jussey ; et pendant tout le mois d’avril, son armée, contenue dans le Comté par l’armée royale de France, promène impunément ses ravages dans les environs de Purgerot, Port-sur-Saône, Ray, Morey et Membrey, saccageant et brûlant les villages et les églises, tuant tout ce qui résistait et emmenant prisonniers ceux de qui il espérait quelque rançon. Cependant les habitants de Semmadon, plus heureux qu’en 1339, firent une si courageuse défense, secondés par le sieur d’Eternoz, que l’ennemi fut repoussé, laissant plusieurs morts sur la place et plusieurs prisonniers entre leurs mains[25]. Mais l’abbaye de Cherlieu subit le même sort que celles de Luxeuil, de Faverney, de Bithaine et de Clairefontaine. Les dévastateurs y furent conduits par Savigny, seigneur de Saint-Remy, que la passion d’une vengeance personnelle contre l’archevêque de Besançon, Claude de la Baume, abbé de Cherlieu, avait entraîné dans le parti de l’hérésie, sous les enseignes du prince d’Orange[26]. En résumé, tout fut dévasté dans les villages non défendus ; mais les forteresses, telles que Jonvelle, Richecourt, Demangevelle, Artaufontaine, Amance, Bougey, Gevigney, Chauvirey, Port-sur-Saône, Scey, Ray, etc., furent vainement insultées par les bandes hérétiques, et les habitants du voisinage y trouvèrent un asile inviolable pour leurs personnes et leurs biens les plus précieux. Enfin le duc de Bavière délivra le bailliage d’Amont, en entrant dans le duché de Bourgogne (mai 1569). Il mourut peu de temps après à la Charité-sur-Loire, d’une fièvre ardente causée, dit-on, par les excès du vin[27]Aux états suivants (1574), le président Froissard, au nom des princes, complimenta le pays pour sa résistance héroïque contre cette agression nouvelle des ennemis de Dieu et du roi, en ajoutant que « par le bon gouvernement de Sa Majesté, Dieu grâces, il avoit été maintenu jusqu’à ce jour en toute seureté et tranquillité, et hors des troubles et désordres qui désoloient la France ; que Sa Majesté n’avoit rien épargné non plus pour l’administration de la justice et les fortifications des villes ; qu’elle demandoit un don gratuit de cent mille francs. » Mais l’exposé du commissaire royal était bien loin de la vérité ; car le Comté avait été abandonné à ses seuls efforts, et si des troupes y avaient paru, depuis le départ de Wolfgang, ce n’était que pour le traverser et le ruiner de plus en plus, soit en allant aux Pays-Bas, soit à leur retour. D’ailleurs, un avenir prochain nous démontrera qu’on avait très peu fait pour les places fortes et à peu près rien pour Jonvelle. Aussi le sieur de Clairvaux, subrogé du gouverneur, répondit-il au nom des états, que « vu les passages répétés de la gendarmerie, par lesquels les habitants de la province avoient subi d’incroyables dommages ; vu la chereté des vivres en Bourgoigne, on ne pouvoit payer que soixante-quinze mille francs[28]. »

  1. Entre autres témoins, le procès-verbal nomme : premier témoin, maître Richard de la Chapelle, chantre de l’église Saint-Donat de Bruges, conseiller et maître des requêtes au grand-conseil de Malines, âgé de soixante-dix ans ; deuxième témoin, dame Isabeau, veuve de messire Olivier de la Marche, âgée de soixante-sept ans. (Chambre des comptes, registre 13, cotes 59 et 60.)
  2. Chevalier, Hist. de Poligny, II, 40,
  3. Chambre des comptes, J, 5.
  4. Quoique les archiducs et archiduchesses gouvernassent les Pays-Bas et la Franche-Comté avec une autorité presque royale, cependant l’empereur, puis le roi d’Espagne, nommaient aux principales dignités ; les lois, édits et dépêches se faisaient à leur nom.
  5. Dans la seigneurie de Jonvelle, on le nommait, par erreur, Philippe de Navarre.
  6. Manuel des recognoissances des droicts seigneuriaulx appartenants à Sa Majesté, aux lieux de Jonvelle, Vousey, Montdorel, etc. (Chambre des comptes, J, 6.)
  7. En tête : « Honorables hommes Clément Grosjehan et Richard Courrier, vouhiers (voyers) et eschevins, Nicolas le Niefs, maire dudit Vousey, etc. »
  8. "Présents honorables hommes Loyx Roux et Jehan Bronhiet, vouhiers et coeschevins dudit Mondorel, Jehan Mignon, maire, Agnus Goffin, maire, etc."
  9. " Tels que la dame de Passavant et la dame de Boingne. "
  10. Entre autres « honorables hommes Jehan Fagnin, Jehan Defenoy le Viez, vouhiers et cocschevins, Nicolas Bresson, Perrenot Bresson, etc. » Nous verrons la famille importante des Bresson devenir bourgeoise et figurer dans tes événements du seizième siècle.
  11. Vingt-trois de ces cotes sont pour des vignes, toutes, excepté une seule, situées en Tahon ou sur Cunel. Le cens par ouvrée variait entre 4 niquets (1/6 de denier), 4 engrognes (4 deniers 4/9), un, deux ou trois blancs (le blanc valait 3 engrognes, ou 3 deniers 1/3). Treize cotes de maisons varient entre un blanc, deux, six ou huit gros, un à dix sols et deux livres (le gros de comté valait 4 blancs, ou 12 engrognes, ou 1 sol 1 denier 1/3, de monnaie française) ; 1 à 10 sols et deux livres de cire. Les seigneurs tenaient beaucoup à la redevance de cire, qui se trouve marquée en marge d’un signe distinctif, dans le Manuel des reconnaissances, et dont le produit était destiné au luminaire de leurs châteaux.
  12. M. Adrien Marlet. La vérité sur l’origine de la famille Perrenot de Granvelle p. 87,
  13. Gollut. cal 1579 à 1582 et 2895.
  14. Ibid., col. 125.
  15. Gollut, cal. 115.
  16. Chambre des comptes, J, 7.
  17. Voyez Recez des états, aux années 1561, 1564, 1568, 1574.
  18. Recueil des ordonnances du parlement, dixième partie, p. 220 et 221.
  19. Gollut, col. 1651, note.
  20. « Ils emportèrent deux calices d’argent, en valeur de 60 francs, une ymaige d’argent de sainct Vaubert, de haulteur d’ung pied et demi, on laquelle reposaient les saincts ossements dudit sainct Vaubert, mesme un os du bras, dès la noye du couste jusques à celle de l’espaule : aussi une coste, que l’on estimoit de grande valeur. Furent aussi perdues cinq chasubles, tant de velours damas qu’aultres, deux theuniques, deux chappes bien riches et tout ce qu’estoit en ladite église ; de manière qui ne laissèrent que les murailles et les cloches ; firent tant de maux et dommaiges audit Raincour, qui ne laissèrent aulcuns biens meubles, dont les habitants furent moult appauvris. » (Extrait d’une reconnaissance par laquelle les habitants de Raincourt s’imposent extraordinairement pour contribuer aux réparations de leur église et des fortifications de Gray. Archives de la Haute-Saône, bailliage de Jonvelle, E, 81.)
  21. D. Grappin, Guerres du seizième siècle, p. 41 et suiv, États de 1568, séance du 29 février.
  22. Comte palatin du Rhin, comte de Feldentz, etc., tuteur des jeunes princes de Montbéliard, avec Christophe de Wurtemberg et Philippe de Liechtenberg.
  23. Deux ans auparavant, Guillaume d’Orange était lui-même gouverneur du Comté, berceau de sa famille, qu’il venait dévaster en ce moment, les armes à la main, devenu renégat de sa foi, de son pays et de son roi et chef de la révolte des Pays-Bas. L’année suivante, Philippe II mit sa tête à prix, et il fut tué à Delft (Hollande) par Balthazar Gérard, de Vuillafans, le 10 juillet 1584.
  24. « Si oncques ennemis furent violents et sanguinaires, ceux-ci le sont sans merci, ceste guerre estant tyrannique et les chefs non obeys. Les bailliages d’Amont et de Luxeul sont perdus pour longtemps : on en est aux extrêmes, sans force et sans argent. » (Lettre du conseiller Belin au cardinal de Granvelle, 3 avril 1569.) En effet, les lettres de Wolfgang prouvent assez que les violences étaient commises contre ses ordres. (D. Grappin, Guerres du seizième siècle, p. 69 et suiv.)
  25. D. Grappin, ibid., p. 58, et Preuves, p. 9.
  26. Le sieur de Saint-Remy avait inutilement sollicité du prélat les dispenses nécessaires pour épouser la marquise de Rénel, sa cousine germaine. (Mém. sur Cherlieu, p. 81.) Treize ans plus tard, le roi fit surprendre le château du chevalier félon et renégat. (D. Grappin, ibid.,p. 117.)
  27. D. Grappin, ibid., p. 75.
  28. Recez des états, 1574. « La queue de vin se vendoit 100 francs, et la mesure de froment un écu, chose non encore vue ny entendue dois cent ans. Et par ce avoient esté obligés et contraincts les poures habitants dudit pays de vivre de chardons et autres herbes, ou de viandes inaccoustumées. » La queue de vin était d’un muid et demi, et le muid de trois cent vingt litres. Aux quatorzième, quinzième et seizième siècles, le prix du vin varia de 40 sous à 6 francs le muid. Le blé valait alors un demi-denier la livre. La mesure de Dole était de vingt-neuf livres, celle de Besançon de trente-six livres, et celle de Port-sur-Saône de trente. Celle-ci devint bientôt la mesure légale de la province. (D. Grappin, Recherches sur les anciennes monnaies, poids et mesures, p. 100 et suiv.)