Histoire de Jacques Bonhomme/Histoire/Malheur au pauvre

Armand Le Chevalier (p. 89-102).


MALHEUR AU PAUVRE !


Qu’avait-il gagné à ces révolutions continuelles ?

En somme, qu’avait-on fait pour lui ?

Il avait pris la Bastille, ramené le roi à Paris, fait le 10 août, défendu la frontière, vaincu une seconde fois la royauté en Juillet, emporté des royaumes. Avait-il conquis un morceau de pain ? Avait-on inscrit parmi les Droits de l’homme que l’homme ne doit pas mourir de faim quand il y a du pain moissonné par lui ?

J’ai dit le sort heureux de beaucoup de Jacques campagnards. La Révolution leur donna non-seulement la liberté, mais encore le pain. Elle livra à leur féconde activité les biens des nobles émigrés, ceux que le clergé détenait incultes. Moyennant une redevance modique, Jacques Bonhomme put acheter ces terres que depuis des siècles il dévorait des yeux. Il savait comme on les cultive, comment des sillons arides on peut faire jaillir des trésors. Que de Jacques s’enfermèrent dans leur carré de terre comme dans un palais et certains du travail, travaillèrent heureux sans inquiétude du lendemain.

Mais le Jacques des villes, sujet du roi, du maître, du contre-maître, car à tout ce monde il fallait plaire pour parvenir à échanger sa sueur contre un morceau de pain, qu’avait-il gagné à la Révolution ? Elle l’affranchit des jurandes et des maîtrises, oui, certes, mais lui donnait-elle autre chose que le droit de travailler où et quand il le pourrait ? Au paysan de beaux champs au soleil. Mais pour l’ouvrier, où était l’outil ? Pendant que le campagnard, maître de sa culture, s’élevait parfois à un degré inconnu de prospérité, le prolétaire des villes, serf du capital, de l’outillage et de l’ignorance, errait exténué, amaigri, autour des ateliers de l’ancien maître, présentant au rabais ses bras à la concurrence meurtrière, « De nouveaux seigneurs, non moins cruels s’élèvent sur les ruines de la féodalité, » avait dit Chaumette à la Commune si humaine de Paris. D’autres trahissant l’indignation de cette masse également souffrante : « Au lendemain de la Révolution, est-ce là tout ce que le prolétaire vainqueur devait s’attendre à retirer de ses victoires ! » Et Châlier, à Lyon, le premier martyr de la guerre nouvelle entre les riches et les pauvres ! — Mais les classiques de la Révolution, effrayés de ce monstre inconnu, étouffent les premiers vagissements du socialisme. Tu crois pacifier la République, Robespierre, en proscrivant ces apôtres. Malheureux ! tu dessèches la sève même de la Révolution. Ta doctrine politique n’est que vent et fumée si elle ne renouvelle les doctrines sociales. Autant vaudrait planter un arbre les racines en l’air.

Ainsi se continuèrent les anciennes générations de parias. Plus de manants, il est vrai, mais des meurt de-faim. Comme autrefois, au service du roi, des hommes naquirent et moururent, sujets d’industries impitoyables. Vingt ans de travail, de privations, t’assurent quelquefois, Jacques Bonhomme des champs, l’abri pour tes vieux jours. Pour le prolétaire des villes, ce sont vingt années de fatigues et de misères improductives. L’argent de chaque jour suffit à peine aux dépenses quotidiennes. Livré sans défense au caprice des événements, il subit le contre-coup de tous les accidents politiques. La flamme de son foyer vacille à tous les vents. Une guerre en Amérique jette quatre cent mille ouvriers français sur le pavé. L’avarice du maître le guette, la maladie l’affame. Travailler pour manger tous les jours, voilà son suprême espoir.

Avant 89, après 89, son joug était resté le même. À peine avait-il changé de forme. Même nom d’ailleurs : misère. Dupe de son cœur et de ses entraînements généreux, deux révolutions faites par lui, pour lui, lui avaient passé sur le ventre. Il était temps que son ère arrivât.

Ce qu’il sentait, des hommes dévoués l’exprimèrent. « Supprimons, dirent-ils, les douleurs injustes. Quel homme a le droit d’exploiter la misère de son semblable ? Le monde est-il fatalement divisé en deux groupes, d’un côté les moutons, de l’autre les loups ? Une société, équitablement organisée, n’est-elle pas tenue de corriger les infirmités du hasard ? Ses devoirs se bornent-ils à l’aumône ? Non, l’aumône est insuffisante et injurieuse. C’est l’affranchissement dans la solidarité qu’elle doit à tous ses membres. Pas de charité, le droit. Plus d’exploitation de l’homme, la justice. Le travailleur s’indigne avec raison d’être, lui, misérable, la source de profits énormes ; tel objet sorti de ses mains, moyennant un salaire ridicule, enrichit son patron. De quel droit, par quelle injustice homicide ne touche-t-il pas l’intégralité du travail qu’il a produit ? »

Idées fondamentales des écoles socialistes. Tu comprends maintenant, Jacques des campagnes, quelle terreur et quelle haine les socialistes inspirent à tous les exploiteurs, de la misère, loups-cerviers à l’affût de la faim, à tous ceux qui bâtissent leur fortune sur l’oppression du pauvre qu’ils dominent par l’intelligence ou le capital. Tu comprends aussi avec quelle avidité les études, les recherches socialistes furent accueillies dès leur apparition par le prolétaire, et pourquoi, se sentant compris, aimé, soutenu, espérant d’une révolution nouvelle des améliorations positives, il renversa d’un coup d’épaule, le 24 février 1848, l’aristocratie des bourgeois.

Redevenu son maître, le peuple était de plein droit en république, et, en effet, la devise républicaine : Liberté, Égalité, Fraternité, reparaissait sur tous les murs. Cependant, les membres du Gouvernement provisoire commirent la faute impardonnable de soumettre au peuple la question. C’était l’inviter à méconnaître ses droits naturels que de le croire capable de revenir à la monarchie. Au lieu de proclamer purement et simplement les droits de l’homme et du citoyen, la presse libre, le droit de réunion et d’association libre, l’instruction gratuite et obligatoire, l’abolition des monopoles, le droit à l’existence, l’abolition du budget des cultes, toutes les fonctions publiques électives, le mandat du député impératif sur tous ces points, et de les mettre, à peine d’insurrection, sous la sauvegarde du peuple, les membres du gouvernement se contentèrent de décréter provisoirement certaines mesures libérales, sans garanties, vite balayées par le premier souffle de réaction. Cependant, quelques-unes restèrent ; le suffrage universel pour les élections des députés, des conseils municipaux et généraux, l’abolition de l’esclavage, l’abolition de la peine de mort en matière politique, peine que Napoléon III a essayé de rétablir.

Le Trésor public était à sec. Le gouvernement de Louis-Philippe avait vidé les caisses d’épargne. La banqueroute était là, Achille Fould, depuis ministre de Napoléon III, la proposait. Trop généreux, les républicains voulurent acquitter les dettes de la monarchie, et un impôt de 45 centimes permit à la nation de faire face aux engagements. Voilà, mon cher Jacques, l’origine de cet impôt fameux. Je sais bien que les propriétés rurales en furent le plus atteintes, mais valait-il mieux laisser faire banqueroute au pays ?

La nouvelle assemblée qui prit le nom de Constituante, se réunit le 4 mai 1848. D’une immense acclamation, elle salua la République. Elle promettait de s’occuper sérieusement de la solution du problème social.

En attendant le prolétaire de l’industrie gisait sur le pavé. L’inquiétude avait gagné le haut commerce, le capital dormait dans ses cachettes timides, les ateliers se fermaient. Le gouvernement, qui avait promis du travail à tous les ouvriers sans emploi, organisa des ateliers nationaux. Ressource stérile, et, dans l’application, humiliante pour les ouvriers que la féodalité bourgeoise, déjà ralliée, rêvant une république à son seul profit, ne voulait pas occuper utilement.

Les royalistes, en grand nombre s’étaient glissés dans la Constituante, guettant l’occasion de faire trébucher la République. Beaucoup de républicains s’imaginaient qu’on était en république parce qu’il n’y avait plus de roi, ignorant qu’un gouvernement n’est républicain qu’en raison de l’exactitude avec laquelle il s’incorpore la volonté du peuple et la met à exécution. Dès les premiers jours, des pétitionnaires tumultueux avaient envahi l’Assemblée. On persuada facilement à la majorité alarmée, qu’elle dominerait l’agitation par la rigueur. L’admission dans les ateliers nationaux avait été restreinte, et vers le milieu de juin on parla de les supprimer entièrement. Au milieu de l’effervescence suscitée par une telle menace, tout à coup, sur le rapport d’un légitimiste, M. de Falloux, l’Assemblée ordonna le licenciement. Quel présage pour cette masse qui, suivant une parole sublime, avait mis « trois mois de misère au service de la République ! » Cent mille prolétaires crièrent à la trahison et coururent aux armes, les 23, 24 et 25 juin.

Quelle date ! Quelle rage des deux côtés ! Tout le Paris prolétaire s’était renfermé derrière ses barricades, qui défiaient l’art et le courage des plus habiles généraux. En face des bourgeois féroces croyant défendre leurs familles, imaginant que c’en était fait d’eux s’ils n’anéantissaient les insurgés. On vit d’héroïques femmes d’ouvriers servant de munitions les barricades ; des enfants se glissant sous les chevaux poignarder les cavaliers ; toute arme échappée de la main d’un mourant, saisie avec joie par dix mains vivantes : un brouillard de désespoir et de sang obscurcissait la vue des combattants.

Mais ces prolétaires sentaient qu’ils donnaient leur vie pour l’avenir. Devant une barricade silencieuse comme la mort, compacte, massive, impénétrable au canon, un bataillon s’arrêta. Cimentées de désespoir et de haine, les pierres s’enchâssaient dans une symétrie effroyable, serrées comme des poitrines d’hommes sur un front de bataille. Un parlementaire fut envoyé par la troupe, et quand il revint : Que veulent-ils ? demanda l’officier ? — Du pain et l’instruction pour leurs enfants.

Et voilà quel fut en mourant le testament des pillards de Juin ! Ah ! c’est qu’il était plus facile de les mitrailler que de les instruire. Et la bourgeoisie qui l’avait pu s’en était bien gardé.

Un homme, un général, que le peuple retienne son nom, il s’appelait Cavaignac, avait été investi de la dictature par l’Assemblée. « Mettez bas les armes, dit-il aux travailleurs. Que mon « nom soit maudit, si je consens à voir en vous « autre chose que des frères égarés. » — Voici comment il traita ses frères.

Des milliers de prisonniers furent, après la victoire, enfermés au Luxembourg et dans les caves des Tuileries, entassés sans air et sans lumière dans d’étroits espaces, au milieu de leurs excréments. Devant les soupiraux veillait la garde nationale, et quand un de ces malheureux, étouffant, parvenait à venir respirer aux barreaux, ces défenseurs de l’ordre, qui gémissent sur les massacres de Septembre 92, tiraient sur lui à bout portant. Au massacre des rues succéda le massacre des prisons. On tirait dans le tas. Un des gouvernants de cette époque a dit : « On s’attendait à chaque instant à l’égorgement de tous les prisonniers. » Près de huit jours après la fin de l’insurrection, on fusillait encore au Champ-de-Mars et dans le jardin des Tuileries, interdit au public.

Certes, s’il n’y avait qu’un malentendu ainsi qu’on a osé le prétendre, Cavaignac aurait dit à la majorité ; « Arrête. J’ai donné un gage suffisant de mon respect pour la légalité ; mais je n’entends pas abriter la réaction. » Mais non, voici l’horrible aveu qu’il laissa échapper le 22 août à la Constituante, quand on lui reprochait son indécision apparente au début du mouvement : « Il est vrai que j’ai laissé se développer au début l’insurrection, mais c’était pour la pouvoir écraser plus complètement. »

Durant quatre mois, Paris fut en état de siége. — Une simple dénonciation suffisait pour vous envoyer dans les casemates. Quatre mois après juin, de longues files de prisonniers furent extraits des forts, et, sans jugement, sans que leurs femmes, leurs enfants pussent leur dire un dernier adieu, la bourgeoisie les envoya pourrir sur les pontons, en rade de Brest et de Rochefort, où ils restèrent près d’une année.

Dix mois après, l’ex-dictateur de la bourgeoisie votait froidement la loi de transportation en Afrique de ce qui restait de ses frères prisonniers des pontons.

Quant à ceux qu’on voulut bien juger, ils furent traduits devant les conseils de guerre et condamnés, jusqu’en avril 1849, sur les réquisitions d’un Delattre, capitaine-rapporteur, par le colonel Cornemuse, présidant les susdits conseils.

La peine de mort, abolie en février en matière politique, fut rétablie pour Daix et Lhar, assassins prétendus du général Bréa. Ce dernier, pendant la lutte, se présentait devant les barricades en criant : Vive la République démocratique et sociale ! faisant mettre la crosse en l’air à ses soldats et fusillant ensuite les insurgés qui s’étaient laissés surprendre par cette ruse digne de sauvages. — La barrière Fontainebleau était le terme de sa campagne ; elle le fut aussi de sa trahison. — Mais les insurgés qui l’avaient justement puni furent froidement exécutés comme assassins ainsi que le furent, après le coup d’État, avec la même hypocrisie, Charlet à Bourg, Cirost et Cuisinier à Nevers, etc., etc.

Royalistes et bonapartistes n’épargnaient rien en même temps pour ameuter les campagnes contre les villes. Les paysans n’avaient rien compris aux émeutes de Juin. Affranchis en partie des servitudes qui courbent le prolétaire, ils demandaient l’origine et le but de cette guerre fratricide. On leur répondit que la lutte était entre les défenseurs de l’ordre et les spoliateurs, que des bandes de brigands s’apprêtaient à se partager les propriétés. Tu sens bien, Jacques Bonhomme, que ces bruits, habilement répandus, entretenus par les milliers de publications immondes dont les réactionnaires remplissaient les campagnes, suffirent à creuser un abîme entre les ouvriers de la terre et ceux de l’industrie.

Vint l’élection pour la présidence de la République. Depuis la chute de l’Empire, l’opposition s’était parée du nom de Napoléon. Les orateurs, les historiens, les poètes, séduits par cette gloire de clinquant, avaient propagé dans la masse ce mensonge grotesque que celui qui avait étouffé la Révolution en était le Messie. Son neveu, Louis-Napoléon Bonaparte, s’était, sous le règne de Louis-Philippe, introduit à deux, reprises sur le territoire à main armée. Le roi lui fit grâce une première fois, bien que le prince eût tiré un coup de pistolet sur le brave officier qui l’arrêtait, mais à la seconde équipée Louis-Napoléon fut enfermé. Il parvint a s’échapper sous le déguisement du maçon Badinguet. La République généreuse, lui ouvrit les portes de la patrie, et les souvenirs qui s’attachaient a son nom le firent nommer représentant. Il se présenta à la présidence. Nul nom n’était alors plus connu dans les campagnes que celui de Napoléon ; beaucoup de paysans crurent voter pour l’oncle. Le clergé, les royalistes, avec lequel il avait pris des engagements formels, l’appuyèrent de toutes leurs forces. Par la grâce de cette épaisse ignorance et de la réaction, Louis-Napoléon fut élu. Le 10 décembre 1848, il prêta ainsi serment à la face du pays :

« En présence de Dieu et devant le peuple français représenté par l’Assemblée nationale, je jure de rester fidèle à la République démocratique une et indivisible, et de remplir tous les devoirs que m’impose la Constitution. »

Tu vas apprendre, Jacques Bonhomme, comment Louis-Napoléon tint son serment.