Histoire de Jacques Bonhomme/Histoire/L’Oncle

Armand Le Chevalier (p. 79-87).


L’ONCLE — VALMY — WATERLOO


Quelle était la situation de la France quand Bonaparte fit son coup ? — L’égalité avait remplacé le privilége. Les pouvoirs était électifs. Malgré quelques revers, vite réparés par les victoires de Brune, de Lecourbe, de Masséna, la nation jouissait à l’étranger du plus éclatant prestige. Notre frontière naturelle était assurée, la Vendée pacifiée, l’unité faite.

Quinze ans après, les hommes qui s’étaient écriés : « Nous défendions sans peur la France sans roi ! » voyaient envahir leur pays par les Cosaques, les Prussiens, les Anglais, les Autrichiens, toute cette Europe coalisée, si longtemps vaincue par la République. Derrière eux marchait le frère de Louis XVI, avec l’attirail de l’ancienne monarchie. Les anciens seigneurs de Jacques Bonhomme revenaient le front haut redemander leurs terres et le gouvernement exclusif du pays. Et ce pays lui-même était vide de sang et d’argent. Le fils aîné manquait dans toutes les familles du peuple. Les ronces couvraient les terres comme à l’ancien temps. Enfin des bandes d’assassins, recommençant les exploits de Thermidor, massacraient les vieux serviteurs encore debout de la Révolution.

Qui donc avait déchaîné ces fléaux sur la France ?

Lui, lui seul, Napoléon Bonaparte. La lâcheté des uns, la rapace ambition des autres, lui avaient livré une génération qui n’était plus celle du 10 août. Pendant quinze années il put la chevaucher, la meurtrir à sa guise, semer ses os sur tous les champs de bataille, depuis l’Espagne torride jusqu’aux déserts glacés de la Russie. Elle s’abandonna à lui jusqu’à devenir traître au passé, traître à la patrie, car au jour de la chute de cet homme, elle osa répondre à la France qui l’implorait, ce blasphème inexpiable : « Il n’y a plus d’Empereur ; pour qui et pour quoi voulez-vous que nous nous battions ? » Ce fut elle qui laissa envahir une seconde fois la patrie sans brûler une cartouche, et qui, son armée régulière défaite, ne sut pas faire surgir de son patriotisme une armée de désespérés. Non, ce n’était plus la génération de 92 qui avait jeté quatorze armées de héros à la face des rois.

Et cette armée qui fit maudire à l’étranger le nom français, qu’on appelle la grande (que fûtes-vous donc, héroïques va-nu-pieds de la République, partout accueillis comme des libérateurs !), certes, elle combattit vaillamment, à la française, mais tu n’étais plus avec elle, âme des Hoche et des Marceau ! L’amour du chef avait tué l’amour de la patrie. Ce n’était plus la République, les droits de l’homme, mais la personne d’un seul qu’elle défendait. La Marseillaise n’éclatait plus sur ces lèvres. Et ils mordirent la terre pour cet homme qui ne sut pas tomber avec eux !

Combien d’heures il a fallu, cinquante ans, un demi-siècle, pour que la France, égarée par sa douleur, découvrit enfin le vrai coupable. Histoire, au vainqueur prostituée, nous t’avons enfin arraché une à une la preuve des cruautés, des mensonges et des folies de cet homme ; pièces en mains nous pouvons aujourd’hui absoudre la France, absoudre le hasard et dire : Un homme, un homme seul il faut maudire ; le criminel, c’est Napoléon !

Et sais-tu, Jacques, quelle estime il avait pour ces esclaves volontaires ?

Tu as entendu parler de cette fameuse campagne de Russie. En 1812, pour satisfaire un caprice du maître, cinq cent mille Français sont lancés aux extrémités de l’Europe. À travers des carnages affreux (toutes les victimes de la Révolution, à Paris, ne font pas la quarantième partie d’une de ces batailles, celle de la Moscowa), ils se font jour jusqu’à Moscou. Les Russes, héroïques, brûlent la ville sainte, et l’armée française, sans asile, est forcée de battre en retraite, livrée aux rigueurs du plus mortel hiver que le siècle ait connu. À pied, sans approvisionnements, harcelés par les Cosaques, toutes les routes évanouies sous la neige, obligés d’abandonner leurs fourgons, leurs canons, leurs chevaux, précipités dans des fleuves glacés, cinq cent mille Jacques Bonhomme reprirent le chemin de la France et semèrent de leurs cadavres cinq cents lieues de la Russie. Moins de vingt mille revirent la patrie. Et pendant cette effroyable débâcle, lui, le César, chaudement enveloppé dans de riches fourrures, soigneusement gardé par ses généraux, il fuyait en traîneau, abandonnant aux tourbillons de neige et de Cosaques les derniers débris de son armée. Et comme la France, demi-morte d’angoisses, demandait aux rafales une parole de mort ou de vie, sais-tu, Jacques Bonhomme, quelle est la première nouvelle qu’il daigna lui donner ? C’est que « jamais sa santé n’a été meilleure, » c’est « qu’il engraisse à cheval. » Oui, Jacques, voilà le premier bulletin qu’à nos mères agonisantes cet homme jetta pour consolation. Et pendant que la nation pleurait ses morts sans pouvoir, hélas ! les compter, il ne s’inquiétait lui, que de son héritier qui criait et bavait au berceau, lui qui avait laissé en Russie cinq cent mille enfants du peuple, et du vrai peuple celui-là, car les riches, à force d’argent, échappaient à la conscription, mais Jacques, n’ayant que son sang, était bien forcé de partir.

Et cependant en 1814, à la première invasion, le jour où il entendit gronder le canon aux portes de Paris, Jacques oublia tout, sa Révolution ravie et ses blessures saignantes. Il voulut marcher, couvrir les hauteurs, il demanda des armes. Que répondit cet empereur ? « On ne doit pas donner des fusils aux ouvriers à qui on ne pourrait plus les retirer. » Ah ! tu étais bien toujours pour lui, Jacques Bonhomme, cette « vile canaille » qu’il avait vue, disait-il, au 10 août ; chair à misère avant la Révolution, chair à canon depuis Bonaparte. N’avait-il pas dit sur un champ de bataille : « Ménagez les chevaux, on trouve toujours des hommes. » — Mais cette « vile canaille, » elle avait sauvé la France, et ses grenadiers, à lui, la perdirent ; cette « vile canaille » avait gardé la virginité de Paris ; — défendue par elle, la grande ville n’avait jamais vu la fumée d’un camp ennemi, et en 1814 et en 1815, les Cosaques attachaient leurs chevaux aux arbres de ses promenades, et, pour y installer leurs camarades, jetaient à bas des lits des hôpitaux les blessés français ; — elle n’avait pas, cette « vile canaille, » imposé à la France l’humiliation de payer aux alliés 400 millions pour défrayer leurs dépenses d’invasion, 700 millions pour les contributions de guerre, 400 millions pour entretenir pendant trois ans, sur notre territoire, cent cinquante mille Prussiens, Russes, etc., 241 millions pour tous les dommages causés à nos ennemis par les conquêtes françaises depuis 92 ; — elle serait morte mille fois, cette « vile canaille, » plutôt que de payer un milliard d’indemnité aux émigrés traîtres à leur patrie et légitimement expropriés en vertu de lois régulières ; — enfin cette « vile canaille » professait un tel respect pour la loi civile que, toute-puissante dans Paris le 9 Thermidor, il suffit pour la désarmer, quand elle accourut au secours de la Commune et de Robespierre, du décret de la Convention qui les mettait tous deux hors la loi.

Arrière à tout jamais, ces mensonges grossiers avec lesquels on berça notre enfance, ces récits pompeux de batailles gagnées, ces promenades militaires dont chaque étape était marquée par un attentat au droit des hommes et à celui des nations. De ces quinze années de gloire mensongère, ne voyons que les résultats derniers, la liberté égorgée, les caractères avilis, l’invasion hideuse, la France démantelée, réduite à ses frontières d’avant 89, ruinée, payant tribut à tous les peuples. — Valmy, Waterloo, entre ces deux dates, plaçons cet homme. Valmy, le berceau couronné de lauriers ; Waterloo, la tombe sanglante ; — la République, l’Empire ; — la vie d’un côté, — de l’autre non-seulement la mort, mais encore la mort honteuse pour cette France replacée sous l’ancien joug.

En effet, en 1815, l’ancienne royauté est déballée des fourgons étrangers. Désespérant d’effacer entièrement le passé, le frère de Louis XVI daigna nous octroyer la jouissance de quelques-uns de ces droits pour lesquels, vingt années auparavant, étaient morts tant de milliers d’hommes. En payant un milliard aux nobles rentrés à la suite du roi, Jacques Bonhomme de la campagne put espérer de conserver le champ qu’il cultivait depuis vingt-cinq années. Des députés, nommés par la réaction royale, votèrent l’impôt. Le clergé reverdit comme en plein Moyen Age. La riche bourgeoisie, habilement ménagée, peu soucieuse du maître, pourvu que ses intérêts soient saufs, applaudit jusqu’au jour où le successeur de Louis XVIII, Charles X, prétendit la ramener, elle aussi, au règne du bon plaisir. Elle se souvint alors du vieux Jacques Bonhomme, et les cajoleries de 89 recommencèrent. Lui, il accourut avec un cœur et une naïveté, hélas ! pareille : pendant trois jours, il lutta ; pendant trois jours, 27, 28, 29 juillet 1830, il arrosa de son sang le pavé de Paris.

Il vainquit, et, selon l’usage, l’aristocratie bourgeoise escamota la victoire. Un Bourbon se trouvait sous sa main, Louis-Philippe d’Orléans. La bourgeoisie se cramponna à lui, l’adopta, mit la couronne sur sa tête, et, pendant dix-huit années, gouverna sous son nom. On vit alors des chambres élues par quelques milliers de riches, peuplée de fonctionnaires qui votaient un budget par eux-mêmes dévoré ; on vit des hommes, hypocrites austères dans leur vie privée, ériger la corruption et la vénalité en système de gouvernement, et la France, ce soldat chevaleresque du droit et de l’idée, reçut d’eux ce mot d’ordre cynique : Enrichissez-vous.

Pendant que, dociles à cette consigne, les détenteurs du capital, exploitaient sans vergogne, pressuraient sans pitié le prolétaire, entièrement à leur merci, un travail mystérieux s’accomplissait dans les esprits.

Trois fois vaincu ou trompé, le Jacques des villes se prit à réfléchir.