Histoire de Gil Blas de Santillane/XI/7

Garnier (tome 2p. 352-356).
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Livre XI


CHAPITRE VII

Par quel hasard, dans quel endroit et dans quel état Gil Blas retrouva son ami Fabrice, et de l’entretien qu’ils eurent ensemble.


Rien ne faisait plus de plaisir à Monseigneur que d’apprendre ce qu’on pensait à Madrid de la conduite qu’il tenait dans son ministère. Il me demandait tous les jours ce qu’on disait de lui dans le monde. Il avait même des espions qui, pour son argent, lui rendaient un compte exact de tout ce qui se passait dans la ville. Ils lui rapportaient jusqu’aux moindres discours qu’ils avaient entendus ; et, comme il leur ordonnait d’être sincères, son amour-propre en souffrait quelquefois, car le peuple a une intempérance de langue qui ne respecte rien.

Quand je m’aperçus que le comte aimait qu’on lui fît des rapports, je me mis sur le pied d’aller l’après-dînée dans des lieux publics, et de me mêler à la conversation des honnêtes gens, quand il s’y en trouvait. Lorsqu’ils parlaient du gouvernement, je les écoutais avec attention ; et s’ils disaient quelque chose qui méritât d’être redit à Son Excellence, je ne manquais pas de lui en faire part. Mais il faut observer que je ne lui rapportais rien qui ne fût à son avantage. Il me semblait que j’en devais user ainsi avec un homme du caractère de ce ministre.

Un jour, en revenant de l’un de ces endroits, je passai devant la porte d’un hôpital. Il me prit envie d’y entrer. Je parcourus deux ou trois salles remplies de malades alités, en promenant ma vue de toutes parts. Parmi ces malheureux, que je ne regardais pas sans compassion, j’en remarquai un qui me frappa : je crus reconnaître en lui Fabrice, mon ancien camarade et mon compatriote. Pour le voir de plus près, je m’approchai de son lit, et, ne pouvant douter que ce ne fût le poète Nunez, je demeurai quelques moments à le considérer sans rien dire. De son côté, il me remit aussi et m’envisagea de la même façon. Enfin, rompant le silence : Mes yeux, lui dis-je, ne me trompent-ils point ? est-ce en effet Fabrice que je rencontre ici ? C’est lui-même, répondit-il froidement, et tu ne dois pas t’en étonner. Depuis que je t’ai quitté, j’ai toujours fait le métier d’auteur ; j’ai composé des romans, des comédies, toutes sortes d’ouvrages d’esprit. J’ai fait mon chemin : je suis à l’hôpital.

Je ne pus m’empêcher de rire de ces paroles ; et encore plus de l’air sérieux dont il les avait accompagnées. Eh quoi ! m’écriai-je, ta muse t’a conduit dans ce lieu ! elle t’a joué ce vilain tour-là ! Tu le vois, répondit-il, cette maison sert souvent de retraite aux beaux esprits. Tu as bien fait, mon enfant, poursuivit-il, de prendre une autre route que moi. Mais tu n’es plus, ce me semble, à la cour, et tes affaires ont changé de face : je me souviens même d’avoir ouï dire que tu étais en prison par ordre du roi. On t’a dit la vérité, lui répliquai-je ; la situation charmante où tu me laissas quand nous nous séparâmes fut, peu de temps après, suivie d’un revers de fortune qui m’enleva mes biens et ma liberté. Cependant, mon ami, post nubila Phœbus ; tu me revois dans un état plus brillant encore que celui où tu m’as vu. Cela n’est pas possible, dit Nunez ; ton maintien est sage et modeste ; tu n’as pas l’air vain et insolent que donne ordinairement la prospérité ; Les disgrâces, repris-je, ont purifié ma vertu ; et j’ai appris à l’école de l’adversité à jouir des richesses sans m’en laisser posséder.

Dis-moi donc, interrompit Fabrice en se mettant avec transport sur son séant, quel peut être ton emploi ? Que fais-tu présentement ? Serais-tu intendant d’un grand seigneur ruiné ou de quelque veuve opulente ? J’ai un meilleur poste, lui repartis-je ; mais dispense-moi, je te prie, de t’en dire davantage à présent ; je satisferai une autre fois ta curiosité. Je me contente en ce moment de t’apprendre que je suis en état de te faire plaisir, ou plutôt de te mettre à ton aise pour le reste de tes jours, pourvu que tu me promettes de ne plus composer d’ouvrages d’esprit, soit en vers, soit en prose. Te sens-tu capable de me faire un si grand sacrifice ? Je l’ai déjà fait au ciel, me dit-il, dans une maladie mortelle dont tu me vois échappé. Un père de Saint-Dominique m’a fait abjurer la poésie, comme un amusement qui, s’il n’est pas criminel, détourne du moins du but de la sagesse.

Je t’en félicite, lui repartis-je, mon cher Nunez ; tu as fort bien fait, mon ami : mais gare la rechute ! Oh ! me repartit-il d’un air résolu, c’est ce que je n’appréhende point du tout. J’ai pris une ferme résolution d’abandonner les muses : quand tu es entré dans cette salle, je composais des vers, pour leur dire un éternel adieu. Monsieur Fabrice, lui dis-je alors en branlant la tête, je ne sais si nous devons, le père de Saint-Dominique et moi, nous fier à votre abjuration : vous me paraissez furieusement épris de ces doctes pucelles. Non, non, me répondit-il, j’ai rompu tous les nœuds qui m’attachaient à elles. J’ai plus fait, j’ai pris le public en aversion, et ma haine est juste. Il ne mérite pas qu’il y ait des auteurs, qui veuillent lui consacrer leurs travaux ; je serais fâché de faire quelque production qui lui plût. Ne crois pas, continua-t-il, que le chagrin me dicte ce langage ; je te parle de sang-froid. Je méprise autant les applaudissements du public que ses sifflets. On ne sait qui gagne ou qui perd avec lui : c’est un capricieux qui pense aujourd’hui d’une façon, et qui demain pensera d’une autre. Que les poètes dramatiques sont fous de tirer vanité de leurs pièces quand elles réussissent ! Quelque bruit qu’elles fassent dans leur nouveauté sur la scène, elles se soutiennent rarement après l’impression ; et si on les remet au théâtre vingt ans après, elles sont pour la plupart assez mal reçues. La génération présente accuse de mauvais goût celle qui l’a précédée, et ses jugements sont contredits à leur tour par ceux de la génération suivante. C’est ce que j’ai toujours remarqué, et de là je conclus que les auteurs qui sont applaudis présentement doivent s’attendre à être sifflés dans la suite. Il en est de même des romans et des autres livres amusants qu’on met au jour ; quoiqu’ils aient d’abord une approbation générale, ils tombent insensiblement dans le mépris. L’honneur qui nous revient de l’heureux succès d’un ouvrage n’est donc qu’une pure chimère, qu’une illusion de l’esprit, qu’un feu de paille dont la fumée se dissipe bientôt dans les airs.

Quoique je jugeasse bien que le poète des Asturies ne parlait ainsi que par mauvaise humeur, je ne fis pas semblant de m’en apercevoir. Je suis ravi, lui dis-je, que tu sois dégoûté du bel esprit, et radicalement guéri de la rage d’écrire. Tu peux compter que je te ferai donner incessamment un emploi, où tu pourras t’enrichir sans être obligé de faire une grande dépense de génie. Tant mieux, s’écria-t-il ; l’esprit me pue, et je le regarde à l’heure qu’il est comme le présent le plus funeste que le ciel puisse faire à l’homme. Je souhaite repris-je, mon cher Fabrice, que tu conserves toujours les sentiments où tu es. Si tu persistes à vouloir quitter la poésie, je te le répète, je te ferai obtenir bientôt un poste honnête et lucratif. Mais en attendant que je te rende ce service, ajoutai-je en lui présentant une bourse où il y avait une soixantaine de pistoles, je te prie de recevoir cette petite marque d’amitié.

Ô généreux ami ! s’écria le fils du barbier Nunez, transporté de joie et de reconnaissance, quelles grâces n’ai-je pas à rendre au ciel de t’avoir fait entrer dans cet hôpital, d’où je vais dès ce jour sortir par ton assistance ! Comme effectivement il se fit transporter dans une chambre garnie. Mais, avant que de nous séparer, je lui enseignai ma demeure, et l’invitai à me venir voir aussitôt que sa santé serait rétablie. Il fit paraître une extrême surprise, lorsque je lui dis que j’étais logé chez le comte d’Olivares. Ô trop heureux Gil Blas, me dit-il, dont le sort est de plaire aux ministres ! je me réjouis de ton bonheur, puisque tu en fais un si bon usage.