Histoire de Gil Blas de Santillane/XI/6

Garnier (tome 2p. 348-351).
◄  V
VII  ►
Livre XI


CHAPITRE VI

De l’usage que Gil Blas fit de ces trois cents pistoles, et des soins dont il chargea Scipion. Succès du mémoire dont on vient de parler.


Ce bienfait du ministre fournit à Scipion un nouveau sujet de me féliciter d’être venu à la cour : ce qu’il ne manqua pas de faire. Vous voyez, me dit-il, que la fortune a de grands desseins sur Votre Seigneurie. Êtes-vous fâché présentement d’avoir quitté votre solitude ? Vive le comte d’Olivarès ! c’est bien un autre patron que son prédécesseur. Le duc de Lerme, quoique vous lui fussiez fort attaché, vous laissa languir plusieurs mois sans vous faire présent d’une pistole ; et le comte vous a déjà fait une gratification que vous n’auriez osé espérer qu’après de longs services.

Je voudrais bien, ajouta-t-il, que les seigneurs de Leyva fussent témoins du bonheur dont vous jouissez ou du moins qu’ils le sussent. Il est temps de les en informer, lui répondis-je, et c’est de quoi j’allais te parler. Je ne doute pas qu’ils n’aient une extrême impatience d’apprendre de mes nouvelles ; mais j’attendais, pour leur en donner, que je me visse dans un état fixe, et que je pusse leur mander positivement si je demeurerais ou non à la cour. À présent que je sais bien à quoi m’en tenir, tu peux partir pour Valence quand il te plaira, pour aller instruire ces seigneurs de ma situation présente, que je regarde comme leur ouvrage, puisqu’il est certain que sans eux je ne me serais jamais déterminé à faire le voyage de Madrid. Cela étant, s’écria le fils de la Coscolina, don César et don Alphonse seront bientôt informés de l’état présent de vos affaires. Que je vais leur causer de joie en leur racontant ce qui vous est arrivé ! Que ne suis-je déjà aux portes de Valence ! mais j’y serai en peu de jours. Les deux chevaux de don Alphonse sont tout prêts. Je vais me mettre en chemin avec un laquais de monseigneur. Outre que je serai bien aise d’avoir un compagnon sur la route, vous savez que la livrée d’un premier ministre jette de la poudre aux yeux.

Je ne pus m’empêcher de rire de la sotte vanité de mon secrétaire ; et cependant, plus vain peut-être encore que lui, je le laissai faire ce qu’il voulut. Pars, lui dis-je, et reviens promptement ; car j’ai une autre commission à te donner. Je veux t’envoyer aux Asturies porter de l’argent à ma mère. J’ai par négligence laissé passer le temps auquel j’ai promis de lui faire tenir cent pistoles, que tu t’es obligé de lui remettre toi-même en main propre. Ces sortes de paroles doivent être si sacrées pour un fils, que je me reproche mon peu d’exactitude à les garder. Vous avez raison, Monsieur, me répondit Scipion, et je me sais mauvais gré de ne vous en avoir pas fait souvenir ; mais patience, dans six semaines au plus tard je vous rendrai compte de ces deux commissions ; j’aurai parlé aux seigneurs de Leyva, fait un tour à votre château, et revu la ville d’Oviedo, dont je ne puis me rappeler le souvenir sans donner au diable les trois quarts et demi de ses habitants. Je comptai donc au fils de la Coscolina cent pistoles pour la pension de ma mère, avec cent autres pour lui, voulant qu’il fît gracieusement le long voyage qu’il allait entreprendre.

Quelques jours après son départ, monseigneur fit imprimer notre mémoire, qui ne fut pas plus tôt rendu public, qu’il devint le sujet de toutes les conversations de Madrid. Le peuple, ami de la nouveauté, fut charmé de cet écrit ; l’épuisement des finances, qui était peint avec de vives couleurs, le révolta contre le duc de Lerme ; et si les coups de griffe qu’y recevait ce ministre ne furent pas applaudis de tout le monde, du moins ils trouvèrent des approbateurs. Quant aux magnifiques promesses que le comte d’Olivarès y faisait, et entre autres celle de fournir par une sage économie aux dépenses de l’État, sans incommoder les sujets, elles éblouirent les citoyens en général, et les confirmèrent dans la grande opinion qu’ils avaient déjà de ses lumières : si bien que toute la ville retentit de ses louanges.

Ce ministre, ravi de se voir parvenu à son but, qui n’avait été, dans cet ouvrage, que de s’attirer l’affection publique, voulut la mériter véritablement par une action louable, et qui fût utile au roi. Pour cet effet, il eut recours à l’invention de l’empereur Galba ; c’est-à-dire qu’il fit rendre gorge aux particuliers qui s’étaient enrichis, Dieu sait comment, dans les régies royales. Quand il eut tiré de ces sangsues le sang qu’elles avaient sucé, et qu’il en eut rempli les coffres du roi, il entreprit de l’y conserver, en faisant supprimer toutes les pensions, sans en excepter la sienne, aussi bien que les gratifications qui se faisaient des deniers du prince. Pour réussir dans ce dessein, qu’il ne pouvait exécuter sans changer la face du gouvernement, il me chargea de composer un nouveau mémoire dont il me dit la substance et la forme. Ensuite, il me recommanda de m’élever autant qu’il me serait possible au-dessus de la simplicité ordinaire de mon style, pour donner plus de noblesse à mes phrases. Cela suffit, Monseigneur, lui dis-je ; Votre Excellence veut du sublime et du lumineux ; elle en aura. Je m’enfermai dans le même cabinet où j’avais déjà travaillé ; et là je me mis à l’ouvrage, après avoir invoqué le génie éloquent de l’archevêque de Grenade.

Je débutai par représenter qu’il fallait garder avec soin tout l’argent qui était dans le trésor royal, et qu’il ne devait être employé qu’aux seuls besoins de la monarchie, comme étant un fonds sacré, qu’il était à propos de se réserver pour tenir en respect les ennemis de l’Espagne. Ensuite je faisais voir au monarque, car c’était à lui que s’adressait le mémoire, qu’en ôtant toutes les pensions et les gratifications qui se prenaient sur ses revenus ordinaires, il ne se priverait point pour cela du plaisir de récompenser ceux de ses sujets qui se rendraient dignes de ses grâces, puisque, sans toucher à son trésor, il était en état de leur donner de grandes récompenses : qu’il avait pour les uns des vice-royautés, des gouvernements, des ordres de chevalerie, des emplois militaires ; pour les autres, des commanderies ou des pensions dessus, des titres avec des magistratures ; et enfin toutes sortes de bénéfices pour les personnes consacrées au culte des autels.

Ce mémoire, qui était beaucoup plus long que le premier, m’occupa près de trois jours ; mais heureusement je le fis à la fantaisie de mon maître, qui, le trouvant écrit avec emphase et farci de métaphores, m’accabla de louanges. Je suis bien content de cela, me dit-il en montrant les endroits les plus enflés ; voilà des expressions marquées au bon coin. Courage, mon ami, je prévois que tu me seras d’une grande utilité. Cependant, malgré les applaudissements qu’il me prodigua, il ne laissa pas de retoucher le mémoire. Il y mit beaucoup du sien, et fit une pièce d’éloquence qui charma le roi et toute la cour. La ville y joignit son approbation, augura bien pour l’avenir, et se flatta que la monarchie reprendrait son ancien lustre sous le ministère d’un si grand personnage. Son Excellence, voyant que cet écrit lui faisait beaucoup d’honneur, voulut, pour la part que j’y avais, que j’en recueillisse quelque fruit ; elle me fit donner une pension de cinq cents écus sur la commanderie de Castille : ce qui me parut une récompense honnête de mon travail, et me fut d’autant plus agréable, que ce n’était pas un bien mal acquis, quoique je l’eusse gagné bien aisément.