Histoire de Gil Blas de Santillane/XI/5

Garnier (tome 2p. 343-347).
◄  IV
VI  ►
Livre XI


CHAPITRE V

De l’entretien secret que Gil Blas eut avec Navarro, et de la première occupation que le comte d’Olivarès lui donna.


D’abord que je vis Joseph, je lui dis avec agitation que j’avais bien des choses à lui apprendre. Il me mena dans un endroit particulier, où, l’ayant mis au fait, je lui demandai ce qu’il pensait de ce que je venais de lui dire. Je pense, me répondit-il, que vous êtes en train de faire une grosse fortune. Tout vous rit : vous plaisez au premier ministre ; et, ce qui ne doit pas être compté pour rien, c’est que je puis vous rendre le même service que vous rendit mon oncle Melchior de la Ronda, quand vous entrâtes à l’Archevêché de Grenade. Il vous épargna la peine d’étudier le prélat et ses principaux officiers, en vous découvrant leurs différents caractères ; je veux, à son exemple, vous faire connaître le comte, la comtesse son épouse, et dona Maria de Guzman, leur fille unique.

Commençons par le ministre : il a l’esprit vif, pénétrant et propre à former des grands projets. Il se donne pour un homme universel, parce qu’il a une légère teinture de toutes les sciences ; il se croit capable de décider de tout. Il s’imagine être un profond jurisconsulte, un grand capitaine et un politique des plus raffinés. Avec cela, il est si entêté de ses opinions, qu’il les veut toujours suivre préférablement à celles des autres, de peur de paraître déférer aux lumières de quelqu’un. Entre nous, ce défaut peut avoir d’étranges suites, dont le ciel veuille préserver la monarchie ! J’ajoute à cela qu’il brille dans le conseil par une éloquence naturelle, et qu’il écrirait aussi bien qu’il parle, s’il n’affectait pas, pour donner plus de dignité à son style, de le rendre obscur et trop recherché. Il pense singulièrement ; et, comme je crois vous l’avoir déjà dit, il est capricieux et chimérique. Tel est le portrait de son esprit ; faisons celui de son cœur. Il est généreux et bon ami. On le dit vindicatif, mais quel Espagnol ne l’est pas ? De plus, on l’accuse d’ingratitude pour avoir fait exiler le duc d’Uzède et le frère Louis Aliaga, auxquels il avait, dit-on, de grandes obligations ; c’est ce qu’il faut encore lui pardonner ; l’envie d’être premier ministre dispense d’être reconnaissant.

Doña Agnès de Zuniga è Velasco, comtesse d’Olivarès, poursuivit Joseph, est une dame à qui je ne connais que le défaut de vendre au poids de l’or les grâces qu’elle fait obtenir. Pour doña Maria de Guzman, qui sans contredit est aujourd’hui le premier parti d’Espagne, c’est une personne accomplie et l’idole de son père. Réglez-vous là-dessus ; faites bien votre cour à ces deux dames, et paraissez encore plus dévoué au comte d’Olivarès que vous ne l’étiez au duc de Lerme avant votre voyage de Ségovie : vous deviendrez par ce moyen un homme comblé d’honneurs et de richesses.

Je vous conseille encore, ajouta-t-il, de voir de temps en temps don Baltazar mon maître ; quoique vous n’ayez plus besoin de lui pour vous avancer, ne laissez pas de le ménager. Vous êtes bien dans son esprit ; conservez son estime et son amitié ; il peut vous servir dans l’occasion. Comme l’oncle et le neveu, dis-je à Navarro, gouvernent ensemble l’État, n’y aurait-il point un peu de jalousie entre ces deux collègues ? Non, me répondit-il, ils sont au contraire dans la plus parfaite union. Sans don Baltazar, le comte d’Olivarès ne serait peut-être pas premier ministre ; car enfin, après la mort de Philippe III, tous les amis et les partisans de la maison de Sandoval se donnèrent de grands mouvements, les uns en faveur du cardinal, et les autres pour son fils ; mais mon maître, le plus délié des courtisans, et le comte, qui n’est guère moins fin que lui, rompirent leurs mesures, et en prirent de si justes pour s’assurer cette place, qu’ils l’emportèrent sur leurs concurrents. Le comte d’Olivarès étant devenu premier ministre, a fait part de son administration à don Baltazar son oncle ; il lui a laissé le soin des affaires du dehors, et s’est réservé celles du dedans ; de sorte que, resserrant par là les nœuds de l’amitié qui doit naturellement lier les personnes d’un même sang, ces deux seigneurs, indépendants l’un de l’autre, vivent dans une intelligence qui me paraît inaltérable[1].

Telle fut la conversation que j’eus avec Joseph, et dont je me promis bien de profiter ; après cela j’allai remercier le seigneur de Zuniga, de ce qu’il avait eu la bonté de faire pour moi. Il me dit fort poliment qu’il saisirait toujours les occasions où il s’agirait de me faire plaisir, et qu’il était bien aise que je fusse satisfait de son neveu, auquel il assura qu’il parlerait encore en ma faveur, voulant du moins, disait-il, me faire voir par là que mes intérêts lui étaient chers, et qu’au lieu d’un protecteur j’en avais deux. C’est ainsi que don Baltazar, par amitié pour Navarro, prenait ma fortune à cœur.

Dès ce soir-là même j’abandonnai mon hôtel garni pour aller loger chez le premier ministre, où je soupai avec Scipion dans mon appartement. C’était une chose à voir que notre contenance ! Nous y fûmes servis tous deux par des domestiques du logis, qui, pendant le repas, tandis que nous affections une gravité imposante, riaient peut-être en eux-mêmes du respect de commande qu’ils avaient pour nous. Lorsqu’ils se furent retirés après avoir desservi, mon secrétaire, cessant de se contraindre, me dit mille folies que son humeur gaie et ses espérances lui inspirèrent. Pour moi, quoique ravi de la brillante situation où je commençais à me voir, je ne me sentais encore aucune disposition à m’en laisser éblouir. Aussi, m’étant couché, je m’endormis tranquillement, sans livrer mon esprit aux idées agréables dont je pouvais l’occuper, au lieu que l’ambitieux Scipion prit peu de repos. Il passa plus de la moitié de la nuit à thésauriser pour marier sa fille Séraphine.

J’étais à peine habillé le lendemain matin, qu’on me vint chercher de la part de monseigneur. Je fus bientôt auprès de Son Excellence, qui me dit : Oh çà ! Santillane, voyons un peu ce que tu sais faire. Tu m’as dit que le duc de Lerme te donnait des mémoires à rédiger ; j’en ai un que je te destine pour ton coup d’essai. Je vais t’en dire la matière ; écoute-moi attentivement : il est question de composer un ouvrage qui prévienne le public en faveur de mon ministère. J’ai déjà fait courir le bruit secrètement que j’ai trouvé les affaires fort dérangées ; il s’agit présentement d’exposer aux yeux de la cour et de la ville le misérable état où la monarchie est réduite. Il faut faire là-dessus un tableau qui frappe le peuple, et l’empêche de regretter mon prédécesseur. Après cela, tu vanteras les mesures que j’ai prises pour rendre le règne du roi glorieux, ses États florissants et ses sujets parfaitement heureux.

Après que monseigneur m’eut parlé de cette sorte, il me mit entre les mains un papier qui contenait les justes sujets qu’on avait de se plaindre de l’administration précédente ; et je me souviens qu’il y avait dix articles, dont le moins important était capable d’alarmer les bons Espagnols ; puis, m’ayant fait passer dans un petit cabinet voisin du sien, il m’y laissa travailler en liberté. Je commençait donc à composer mon mémoire le mieux qu’il me fut possible. J’exposai d’abord le mauvais état où se trouvait le royaume : les finances dissipées, les revenus royaux engagés à des partisans, et la marine ruinée. Je rapportai ensuite les fautes commises par ceux qui avaient gouverné l’État sous le dernier règne, et les suites fâcheuses qu’elles pouvaient avoir. Enfin, je peignis la monarchie en péril, et censurai si vivement le précédent ministère, que la perte du duc de Lerme était, suivant mon mémoire, un grand bonheur pour l’Espagne. Pour dire la vérité, quoique je n’eusse aucun ressentiment contre ce seigneur, je ne fus pas fâché de lui rendre ce bon office. Voilà l’homme !

Enfin, après une peinture effrayante des maux qui menaçaient l’Espagne, je rassurais les esprits en faisant avec art concevoir aux peuples de belles espérances pour l’avenir. Pour cet effet, je faisais parler le comte d’Olivarès comme un restaurateur envoyé du ciel pour le salut de la nation ; je promettais monts et merveilles. En un mot, j’entrai si bien dans les vues du nouveau ministre, qu’il parut surpris de mon ouvrage lorsqu’il l’eut lu tout entier. Santillane, me dit-il, je ne t’aurais pas cru capable de composer un pareil mémoire. Sais-tu bien que tu viens de faire un morceau digne d’un secrétaire d’État ? Je ne m’étonne plus si le duc de Lerme exerçait ta plume. Ton style est concis et même élégant ; mais je le trouve un peu trop naturel. En même temps, m’ayant fait remarquer les endroits qui n’étaient pas de son goût, il les changea ; et je jugeai par ses corrections qu’il aimait, comme Navarro me l’avait dit, les expressions recherchées et l’obscurité. Néanmoins, quoiqu’il voulût de la noblesse, ou, pour mieux dire, du précieux dans la diction, il ne laissa pas de conserver les deux tiers de mon mémoire, et, pour me témoigner jusqu’à quel point il en était satisfait, il m’envoya par don Raimond trois cents pistoles à l’issue de mon dîner.



  1. Tous ces détails sont historiques. « Le comte d’Olivares, qui cachait sous le voile d’une extraordinaire modestie une grande suffisance, et croyait au moins égaler Ximénès en capacité, ne voulut pas paraître rien faire de son propre chef, et mit son oncle don Baltazar de Zuniga, qui avait été gouverneur du roi, à la tête des affaires étrangères. Ce seigneur était tout différent de son neveu ; il avait réellement la capacité que l’autre se croyait, et la modestie qu’il affectait ». (Histoire universelle, tome XV de l’Histoire moderne, page 110.)