Histoire de Gil Blas de Santillane/XI/4

Garnier (tome 2p. 339-342).
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Livre XI


CHAPITRE IV

Gil Blas se fait aimer du comte d’Olivarès.


Je ne manquai pas de retourner l’après-dînée chez le premier ministre, et de demander son intendant, qui s’appelait don Raimond Caporis. Je ne lui eus pas sitôt décliné mon nom, que, me saluant avec des marques de considération : Seigneur, me dit-il, suivez-moi, s’il vous plaît ; je vais vous conduire à l’appartement qui vous est destiné dans cet hôtel. Après avoir dit ces paroles, il me mena, par un petit escalier, à une enfilade de cinq à six pièces de plain-pied, qui composaient le second étage d’une aile du logis, et qui étaient assez modestement meublées. Vous voyez, reprit-il, le logement que monseigneur vous donne, et vous y aurez une table de six couverts entretenue à ses dépens. Vous serez servi par ses propres domestiques ; il y aura toujours un carrosse à vos ordres. Ce n’est pas tout, ajouta-t-il ; Son Excellence m’a fortement recommandé d’avoir pour vous les mêmes attentions que si vous étiez de la maison de Guzman.

Que diable signifie tout ceci ? dis-je en moi-même. Comment dois-je prendre ces distinctions ? N’y aurait-il point de la malice là-dedans, et ne serait-ce pas encore pour se divertir que le ministre me ferait un traitement si honorable ? C’est ce que je suis tenté de croire ; car enfin convient-il au ministre de la monarchie d’Espagne d’en user de cette sorte avec moi ? Pendant que j’étais dans cette incertitude, flottant entre la crainte et l’espérance, un page vint m’avertir que le comte me demandait. Je me rendis dans le moment auprès de monseigneur, qui était tout seul dans son cabinet. Eh bien ! Santillane, me dit-il, es-tu satisfait de ton appartement et des ordres que j’ai donnés à don Raimond ? Les bontés de Votre Excellence, lui répondis-je, me paraissent excessives, et je ne m’y prête qu’en tremblant. Pourquoi donc ? répliqua-t-il ; puis-je faire trop d’honneur à un homme que le roi m’a confié, et dont il veut que je prenne soin ? Non, sans doute ; je ne fais que mon devoir en te traitant honorablement. Ne t’étonne donc plus de ce que je fais pour toi, et compte qu’une fortune brillante et solide ne saurait t’échapper si tu m’es aussi attaché que tu l’étais au duc de Lerme.

Mais à propos de ce seigneur, poursuivit-il, on dit que tu vivais familièrement avec lui. Je suis curieux de savoir comment vous fîtes tous deux connaissance, et quel emploi ce ministre te fit exercer. Ne me déguise rien ; j’exige de toi un récit sincère. Je me souvins alors de l’embarras où je m’étais trouvé avec le duc de Lerme en pareil cas, et de quelle façon je m’en étais tiré ; ce que je pratiquai encore fort heureusement, c’est-à-dire que, dans ma narration, j’adoucis les endroits rudes, et passai légèrement sur les choses qui me faisaient peu d’honneur. Je ménageai aussi le duc de Lerme, quoiqu’en ne l’épargnant point du tout j’eusse fait peut-être plus de plaisir à mon auditeur. Pour don Rodrigue de Calderone, je ne lui fis grâce de rien. Je détaillai tous les beaux coups que je savais qu’il avait faits dans le trafic des commanderies, des bénéfices et des gouvernements.

Ce que tu m’apprends de Calderone, interrompit le ministre, est conforme à certains mémoires qui m’ont été présentés contre lui, et qui contiennent des chefs d’accusation encore plus importants. On va bientôt lui faire son procès ; et, si tu souhaites qu’il succombe dans cette affaire, je crois que tes vœux seront satisfaits[1]. Je ne désire point sa mort, lui dis-je, quoiqu’il n’ait point tenu à lui que je n’aie trouvé la mienne dans la tour de Ségovie, où il a été cause que j’ai fait un assez long séjour. Comment ! reprit Son Excellence avec étonnement, c’est don Rodrigue qui a causé ta prison, voilà ce que j’ignorais. Don Baltazar, à qui Navarro a raconté ton histoire, m’a bien dit que le feu roi te fit emprisonner, pour te punir d’avoir mené la nuit le prince d’Espagne dans un lieu suspect ; mais je n’en sais pas davantage, et je ne puis deviner quel rôle Calderone a joué dans cette pièce. Le rôle d’un amant qui se venge d’un outrage reçu, lui répondis-je. En même temps je lui fis un détail de l’aventure, qu’il trouva si divertissante que, tout grave qu’il était, il ne put s’empêcher d’en rire, ou plutôt d’en pleurer de plaisir. Catalina, tantôt nièce et tantôt petite-fille, le réjouit infiniment, aussi bien que la part qu’avait eue à tout cela le duc de Lerme.

Lorsque j’eus achevé mon récit, le comte me renvoya, en me disant que le lendemain il ne manquerait pas de m’occuper. Je courus aussitôt à l’hôtel de Zuniga, pour remercier don Baltazar de ses bons offices, et pour rendre compte à mon ami Joseph de l’entretien que je venais d’avoir avec le premier ministre, et de la disposition favorable où Son Excellence était pour moi.



  1. C’est ici le lieu de finir l’histoire singulière de ce fameux premier commis. « La disgrâce du duc de Lerme fut suivie de près de celle de don Rodrigue Calderone, comte d’Oliva, son favori, qui fut arrêté et mis en prison (en 1619). La fortune et le sort de cet homme ont quelque chose d’extraordinaire. Il était fils d’un pauvre soldat et d’une Flamande, dont on n’aurait jamais entendu parler sans leur fils, qui avait de grands talents. Étant entré chez le duc de Lerme, encore marquis de Denia, il devint son favori. On a remarqué comme une chose particulière au duc de Lerme, qu’il éleva son favori aussi haut que s’il eût été celui du roi ; non seulement il le rendit riche de cent mille ducats de rente, mais il lui procura des titres et des honneurs, et lui permit même d’aspirer à une vice-royauté. Tant de faveurs excitèrent l’envie, que son humeur hautaine et méprisante changea bientôt en haine ; et son père lui prédit plusieurs fois qu’il périrait s’il ne conduisait mieux sa barque. On l’accuse de la mort du prince Philippe-Emmanuel de Savoie, de celle de la reine Marguerite, et de plusieurs autres crimes ; mais après que son procès eut duré deux ans et demi, on ne put prouver ce dont on l’accusait. On le retint tout ce temps-là en prison. On prétend que l’on tira le procès si fort en longueur, tant pour empêcher qu’il ne se sauvât que pour entretenir la haine du public contre le duc son maître, et prévenir le retour de sa faveur. » (Histoire universelle, tome XXIX, p. 109.)

    Enfin, en 1621, après avoir eu de Philippe III des lettres d’absolution de tous les grands crimes dont on l’avait d’abord accusé, il fut condamné à mort « comme atteint et convaincu du meurtre de deux gentilshommes espagnols. Il fut décapité publiquement, et mourut si courageusement et si chrétiennement, qu’il attira la compassion de tout le monde. » (Ibid., p. 109.)

    Calderone fut une victime qui paya pour le duc de Lerme. Celui-ci, étant cardinal, brava les procédures, à l’abri du respect qu’on avait en Espagne pour la pourpre romaine.