Histoire de Gil Blas de Santillane/XI/8

Garnier (tome 2p. 356-359).
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Livre XI


CHAPITRE VIII

Gil Blas se rend de jour en jour plus cher à son maître. Du retour de Scipion à Madrid, et de la relation qu’il fit de son voyage à Santillane.


Le comte d’Olivarès, que j’appellerai désormais le comte-duc, parce qu’il plut au roi, dans ce temps-là, de l’honorer de ce titre, avait un faible que je ne découvris pas infructueusement ; c’était de vouloir être aimé. Dès qu’il s’apercevait que quelqu’un s’attachait à lui par inclination, il le prenait en amitié. Je n’eus garde de négliger cette observation. Je ne me contentais pas de bien faire ce qu’il me commandait, j’exécutais ses ordres avec des démonstrations de zèle qui le ravissaient. J’étudiais son goût en toutes choses pour m’y conformer, et prévenais ses désirs autant qu’il m’était possible.

Par cette conduite, qui mène presque toujours au but, je devins insensiblement le favori de mon maître, qui, de son côté, comme j’avais le même faible que lui, me gagna l’âme par les marques d’affection qu’il me donna. Je m’insinuai si avant dans ses bonnes grâces, que je parvins à partager sa confiance avec le seigneur Carnero[1], son premier secrétaire.

Carnero s’était servi du même moyen que moi pour plaire à Son Excellence ; et il y avait si bien réussi qu’elle lui faisait part des mystères du cabinet. Nous étions donc, ce secrétaire et moi, les deux confidents du premier ministre et les dépositaires de ses secrets : avec cette différence qu’il ne parlait à Carnero que d’affaires d’État, et qu’il ne m’entretenait que de ses intérêts particuliers ; ce qui faisait, pour ainsi dire, deux départements séparés, dont nous étions également satisfaits l’un et l’autre. Nous vivions ensemble sans jalousie comme sans amitié. J’avais sujet d’être content de ma place, qui, me donnant sans cesse occasion d’être avec le comte-duc, me mettait à portée de voir le fond de son âme, que, tout dissimulé qu’il était naturellement, il cessa de me cacher, lorsqu’il ne douta plus de la sincérité de mon attachement pour lui.

Santillane, me dit-il un jour, tu as vu le duc de Lerme jouir d’une autorité qui ressemblait moins à celle d’un ministre favori qu’à la puissance d’un monarque absolu : cependant je suis encore plus heureux qu’il n’était au plus haut point de sa fortune. Il avait deux ennemis redoutables dans le duc d’Uzède, son propre fils, et dans le confesseur de Philippe III ; au lieu que je ne vois personne auprès du roi qui ait assez de crédit pour me nuire, ni même que je soupçonne de mauvaise volonté pour moi.

Il est vrai, poursuivit-il, qu’à mon avènement au ministère j’ai eu grand soin de ne souffrir auprès du prince que des sujets à qui le sang ou l’amitié me lient. Je me suis défait, par des vice-royautés ou par des ambassades, de tous les seigneurs qui, par leur mérite personnel, auraient pu m’enlever quelque portion des bonnes grâces du souverain, que je veux posséder entièrement ; de sorte que je puis dire, à l’heure qu’il est, qu’aucun grand ne fait ombre à mon crédit. Tu vois, Gil Blas, ajouta-t-il, que je te découvre mon cœur. Comme j’ai lieu de penser que tu m’es tout dévoué, je t’ai choisi pour mon confident. Tu as de l’esprit ; je te crois sage, prudent, discret ; en un mot, tu me parais propre à te bien acquitter de vingt sortes de commissions qui demandent un garçon plein d’intelligence.

Je ne fus point à l’épreuve des images flatteuses que ces paroles offrirent à mon esprit. Quelques vapeurs d’avarice et d’ambition me montèrent subitement à la tête, et réveillèrent en moi des sentiments dont je croyais avoir triomphé. Je protestai au ministre que je répondrais de tout mon pouvoir à ses intentions, et je me tins prêt à exécuter sans scrupule tous les ordres dont il jugerait à propos de me charger.

Pendant que j’étais ainsi disposé à dresser de nouveaux autels à la fortune, Scipion revint de son voyage. Je n’ai pas, me dit-il, un long récit à vous faire. J’ai charmé les seigneurs de Leyva, en leur apprenant l’accueil que le roi vous a fait lorsqu’il vous a reconnu, et la manière dont le comte d’Olivarès en use avec vous.

J’interrompis Scipion : Mon ami, lui dis-je, tu leur aurais fait encore plus de plaisir, si tu leur avais pu dire sur quel pied je suis aujourd’hui auprès de monseigneur. C’est une chose prodigieuse que la rapidité des progrès que j’ai faits depuis ton départ dans le cœur de Son Excellence. Dieu en soit loué, mon cher maître ! me répondit-il : je pressens que nous aurons de belles destinées à remplir.

Changeons de matière, lui dis-je ; parlons d’Oviedo. Tu as été aux Asturies. Dans quel état y as-tu laissé ma mère ? Ah ! Monsieur, me repartit-il en prenant tout à coup un air triste, je n’ai que des nouvelles affligeantes à vous annoncer de ce côté-là. Ô ciel ! m’écriai-je, ma mère est morte assurément ! Il y a six mois, dit mon secrétaire, que la bonne dame a payé le tribut à la nature, aussi bien que le seigneur Gil Perez, votre oncle.

La mort de ma mère me causa une vive affliction, quoique dans mon enfance je n’eusse pas reçu d’elle les caresses dont les enfants ont grand besoin pour devenir reconnaissants dans la suite. Je donnai aussi au bon chanoine les larmes que je lui devais pour le soin qu’il avait eu de mon éducation. Ma douleur, à la vérité, ne fut pas longue, et dégénéra bientôt en un souvenir tendre que j’ai toujours conservé de mes parents.



  1. Carnero, mouton.