Histoire de Gil Blas de Santillane/IX/10

Garnier (tome 2p. 213-218).
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Livre IX


CHAPITRE X

Ce qu’ils firent en arrivant à Madrid. Quel homme Gil Blas rencontra dans la rue, et de quel événement cette rencontre fut suivie.


Lorsque nous fûmes arrivés à Madrid, nous allâmes descendre à un petit hôtel garni où Scipion avait logé dans ses voyages, et la première chose que nous fûmes fut de nous rendre chez Salero, pour retirer de ses mains nos doublons. Il nous reçut parfaitement bien, et me témoigna beaucoup de joie de me voir en liberté. Je vous proteste, ajouta-t-il, que j’ai été si sensible à votre disgrâce, qu’elle m’a dégoûté de l’alliance des gens de cour. Leurs fortunes sont trop en l’air. J’ai marié ma fille Gabrielle à un riche négociant. Vous avez fort bien fait, lui répondis-je : outre que cela est plus solide, c’est qu’un bourgeois qui devient beau-père d’un homme de qualité n’est pas toujours content de monsieur son gendre.

Puis changeant de discours, et venant au fait : Seigneur Gabriel, poursuivis-je, ayez, s’il vous plaît, la bonté de nous remettre les deux mille pistoles que… Votre argent est tout prêt, interrompit l’orfèvre, qui nous ayant fait passer dans son cabinet, nous montra deux sacs où ces mots étaient écrits sur des étiquettes : Ces sacs de doublons appartiennent au seigneur Gil Blas de Santillane. Voilà, me dit-il, le dépôt tel qu’il m’a été confié.

Je rendis grâces à Salero, du plaisir qu’il m’avait fait ; et, fort consolé d’avoir perdu sa fille, nous emportâmes les sacs à notre hôtel, où nous nous mîmes à visiter nos doubles pistoles. Le compte s’y trouva, à cinquante près, qui avaient été employées aux frais de mon élargissement. Nous ne songeâmes plus qu’à nous mettre en état de partir pour l’Aragon. Mon secrétaire se chargea du soin d’acheter une chaise roulante et deux mules. De mon côté, je fis provision de linge et d’habits. Pendant que j’allais et venais dans les rues en faisant mes emplettes, je rencontrai le baron de Steinbach, cet officier de la garde allemande chez lequel don Alphonse avait été élevé.

Je saluai ce cavalier allemand, qui, m’ayant aussi reconnu, vint à moi et m’embrassa. Ma joie est extrême, lui dis-je, de revoir votre seigneurie dans la meilleure santé du monde, et de trouver en même temps l’occasion d’apprendre des nouvelles de mes chers seigneurs don César et don Alphonse de Leyva. Je puis vous en dire de certaines, me répondit-il, puisqu’ils sont tous deux actuellement a Madrid, et de plus logés dans ma maison. Il y a près de trois mois qu’ils sont venus dans cette ville, pour remercier le roi d’un bienfait que don Alphonse a reçu en reconnaissance des services que ses aïeux ont rendus à l’État. Il a été fait gouverneur de la ville de Valence, sans qu’il ait demandé ce poste, ni prié personne de le solliciter pour lui. Rien n’est plus gracieux, et cela fait voir que notre monarque aime à récompenser la valeur.

Quoique je susse mieux que Steinbach ce qu’il en fallait penser, je ne fis pas semblant d’avoir la moindre connaissance de ce qu’il me contait. Je lui témoignai une si vive impatience de saluer mes anciens maîtres, que, pour la satisfaire, il me mena chez lui sur-le-champ. J’étais curieux d’éprouver don Alphonse et de juger, par la réception qu’il me ferait, s’il lui restait encore quelque affection pour moi. Je le trouvai dans une salle où il jouait aux échecs avec la baronne de Steinbach. Il quitta le jeu et se leva dès qu’il m’aperçut. Il s’avança vers moi avec transport, et me pressant la tête entre ses bras : Santillane, me dit-il d’un air qui marquait une véritable joie, vous m’êtes donc enfin rendu ! J’en suis charmé. Il n’a pas tenu à moi que nous n’ayons toujours été ensemble. Je vous avais prié, s’il vous en souvient, de ne vous pas retirer du château de Leyva. Vous n’avez point eu d’égard à ma prière. Je ne vous en fais pourtant pas un crime ; je vous sais même bon gré du motif de votre retraite. Mais depuis ce temps-là, vous auriez dû me donner de vos nouvelles, et m’épargner la peine de vous faire chercher inutilement à Grenade, où don Fernand, mon beau-frère, m’avait mandé que vous étiez.

Après ce petit reproche, continua-t-il, apprenez-moi ce que vous faites à Madrid. Vous y avez apparemment quelque emploi. Soyez persuadé que je prends plus de part que jamais à ce qui vous regarde. Seigneur, lui répondis-je, il n’y a pas quatre mois que j’occupais à la cour un poste assez considérable. J’avais l’honneur d’être secrétaire et confident du duc de Lerme. Serait-il possible, s’écria don Alphonse avec un extrême étonnement ! Quoi ! vous auriez été dans la confidence de ce premier ministre ? J’ai gagné sa faveur, repris-je, et je l’ai perdue de la manière que je vais vous le dire. Alors je lui racontai toute cette histoire, et je finis mon récit par la résolution que j’avais prise d’acheter, du peu de bien qui me restait de ma prospérité passée, une chaumière pour y aller mener une vie retirée.

Le fils de don César, après m’avoir écouté avec beaucoup d’attention, me répliqua : Mon cher Gil Blas, vous savez que je vous ai toujours aimé. Vous m’êtes encore plus cher que jamais, et il faut que je vous en donne des marques, puisque le ciel m’a mis en état d’augmenter vos biens. Vous ne serez plus le jouet de la fortune. Je veux vous affranchir de son pouvoir en vous rendant maître d’un bien qu’elle ne pourra vous ôter. Vous êtes dans le dessein de vivre à la campagne ; je vous donne une petite terre que nous avons auprès de Lirias, à quatre lieues de Valence. Vous la connaissez. C’est un présent que nous pouvons vous faire sans nous incommoder. J’ose vous répondre que mon père ne me désavouera point, et que cela fera un vrai plaisir à Séraphine.

Je me jetai aux genoux de don Alphonse qui me releva dans le moment. Je lui baisai la main ; et plus charmé de son bon cœur que de son bienfait : Seigneur, lui dis-je, vos manières m’enchantent. Le don que vous me faites m’est d’autant plus agréable, qu’il précède la reconnaissance d’un service que je vous ai rendu ; et j’aime mieux le devoir à votre générosité qu’à votre reconnaissance. Mon gouverneur fut un peu surpris de ce discours, et ne manqua pas de me demander ce que c’était que ce prétendu service. Je le lui appris, et lui fis un détail qui redoubla son étonnement. Il était bien éloigné de penser, aussi bien que le baron de Steinbach, que le gouvernement de Valence lui eût été donné par mon crédit. Néanmoins, n’en pouvant plus douter : Gil Blas, me dit-il, puisque c’est à vous que je dois mon poste, je ne prétends point m’en tenir à la petite terre de Lirias. Je vous offre avec cela deux mille ducats de pension.

Halte-là, seigneur don Alphonse, interrompis-je en cet endroit. Ne réveillez pas mon avarice. Les biens ne sont propres qu’à corrompre mes mœurs ; je ne l’ai que trop éprouvé. J’accepte volontiers votre terre de Lirias ; j’y vivrai commodément avec le bien que j’ai d’ailleurs. Mais cela me suffit ; et, loin d’en désirer davantage, je consentirais plutôt de perdre tout ce qu’il y a de superflu dans ce que je possède. Les richesses sont un fardeau dans une retraite où l’on ne cherche que la tranquillité.

Pendant que nous nous entretenions de cette sorte, don César arriva. Il ne fit guère moins paraître de joie que son fils en me voyant ; et, lorsqu’il fut informé de l’obligation que sa famille m’avait, il me pressa d’accepter la pension ; ce que je refusai de nouveau. Enfin, le père et le fils me menèrent sur-le-champ chez un notaire, où ils firent dresser la donation, qu’ils signèrent tous deux avec plus de plaisir qu’ils n’auraient signé un acte à leur profit. Quand le contrat fut expédié, ils me le remirent entre les mains, en me disant que la terre de Lirias n’était plus à eux, et que j’en pourrais aller prendre possession quand il me plairait. Ils s’en retournèrent ensuite chez le baron de Steinbach ; et moi, je volai vers notre hôtel, où je ravis d’admiration mon secrétaire, lorsque je lui annonçai que nous avions une terre dans le royaume de Valence, et que je lui contai de quelle manière je venais de faire cette acquisition. Combien peut valoir ce petit domaine ? me dit-il. Cinq cents ducats de rente, lui répondis-je, et je puis t’assurer que c’est une aimable solitude. Je la connais pour y avoir été plusieurs fois en qualité d’intendant des seigneurs de Leyva. C’est une petite maison sur les bords du Guadalaviar, dans un hameau de cinq ou six feux, et dans un pays charmant.

Ce qui m’en plaît davantage, s’écria Scipion, c’est que nous aurons là de bon gibier, avec du vin de Benicarlo et d’excellent muscat. Allons, mon patron, hâtons-nous de quitter le monde et de gagner notre ermitage. Je n’ai pas moins d’envie d’y être que toi, lui repartis-je ; mais il faut auparavant que je fasse un tour aux Asturies. Mon père et ma mère n’y sont pas dans une heureuse situation. Je prétends les aller chercher pour les conduire à Lirias, où ils passeront en repos leurs derniers jours. Le ciel ne m’a peut-être fait trouver cet asile que pour les y recevoir, et il me punirait si j’y manquais. Scipion loua fort mon dessein ; il m’excita même à l’exécuter. Ne perdons point de temps, me dit-il : je me suis assuré déjà d’une chaise roulante ; achetons vite des mules, et prenons le chemin d’Oviedo. Oui, mon ami, lui répondis-je, partons le plus tôt qu’il nous sera possible. Je me fais un devoir indispensable de partager les douceurs de ma retraite avec les auteurs de ma naissance. Nous nous verrons bientôt dans notre hameau ; et je veux, en y arrivant, écrire sur la porte de ma maison ces deux vers latins en lettres d’or :

Inveni portum. Spes et Fortuna, valete !
Sat me lusistis ; ludite nunc alios
[1] !



  1. Je suis au port. Espérance et Fortune, adieu. Vous m’avez assez joué ; jouez-en d’autres à présent !