Histoire de Gil Blas de Santillane/X/1

Garnier (tome 2p. 219-227).
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Livre X


LIVRE DIXIÈME


CHAPITRE PREMIER

Gil Blas part pour les Asturies ; il passe par Valladolid, où il va voir le docteur Sangrado, son ancien maître. Il rencontre par hasard le seigneur Manuel Ordonez, administrateur de l’hôpital.


Dans le temps que je me disposais à partir de Madrid avec Scipion, pour me rendre aux Asturies, Paul V nomma le duc de Lerme au cardinalat. Ce pape, voulant établir l’Inquisition dans le royaume de Naples, revêtit de la pourpre ce ministre, pour l’engager à faire agréer au roi Philippe un si louable dessein. Tous ceux qui connaissaient parfaitement ce nouveau membre du Sacré-Collège trouvèrent, comme moi, que l’Église venait de faire une belle acquisition.

Scipion, qui aurait mieux aimé me revoir dans un poste brillant à la cour, qu’enterré dans une solitude, me conseilla de me présenter devant le nouveau cardinal. Peut-être, me dit-il, que Son Éminence, vous voyant hors de prison par ordre du roi, ne croira plus devoir affecter de paraître irritée contre vous, et pourra vous reprendre à son service. Monsieur Scipion, lui répondis-je, vous oubliez apparemment que je n’ai obtenu la liberté qu’à condition que je sortirais incessamment des deux Castilles. D’ailleurs, me croyez-vous déjà dégoûté de mon château de Lirias ? Je vous l’ai déjà dit et je vous le répète, quand le duc de Lerme me rendrait ses bonnes grâces, quand il m’offrirait la place même de don Rodrigue de Calderone, je la refuserais. Mon parti est pris ; je veux aller à Oviedo chercher mes parents, et me retirer avec eux auprès de la ville de Valence. Pour toi, mon ami, si tu te repens d’avoir lié ton sort au mien, tu n’as qu’à me le dire ; je suis prêt à te donner la moitié de mes espèces, avec quoi tu demeureras à Madrid, où tu pousseras ta fortune le plus loin qu’il te sera possible.

Comment donc ! reprit mon secrétaire, un peu touché de ces paroles, pouvez-vous me soupçonner d’avoir quelque répugnance à vous suivre dans votre retraite ? Ce soupçon blesse mon zèle et mon attachement. Quoi ! Scipion, ce fidèle serviteur, qui, pour partager vos peines, aurait volontiers passé le reste de ses jours avec vous dans la tour de Ségovie, ne vous accompagnerait qu’à regret dans un séjour qui lui promet mille délices ! Non, monsieur, non, je n’ai pas envie de vous détourner de votre résolution. Il faut que je vous avoue ma malice : lorsque je vous ai conseillé de vous montrer au duc de Lerme, c’est que j’ai été bien aise de vous sonder, pour savoir s’il ne restait point encore en vous quelques semences d’ambition. Eh bien ! puisque vous êtes si détaché des grandeurs, abandonnons donc promptement la cour, pour aller jouir de ces plaisirs innocents et délicieux-dont nous nous formons une si charmante idée.

Nous partîmes en effet bientôt après, tous deux, dans une chaise tirée par deux bonnes mules, conduites par un garçon dont je jugeai à propos d’augmenter ma suite. Nous couchâmes le premier jour à Alcala de Henarès, et le second à Ségovie, d’où, sans m’arrêter à voir le généreux châtelain Tordesillas, je gagnai Penafiel sur le Duero, et le lendemain Valladolid. À la vue de cette dernière ville, je ne pus m’empêcher de pousser un profond soupir. Mon compagnon, qui l’entendit, m’en demanda la cause. Mon enfant, lui dis-je, c’est que j’ai longtemps exercé ici la médecine. Je n’y puis penser tranquillement. Ma conscience m’en fait dans ce moment de secrets reproches. Que dis-je ? il me semble que tous les malades que j’ai tués sortent de leurs tombeaux, pour venir me mettre en pièces. Quelle imagination ! dit mon secrétaire. En vérité, seigneur de Santillane, vous êtes trop bon. Pourquoi vous repentir d’avoir fait votre métier ? Voyez les plus vieux médecins ; ont-ils de pareils remords ? Oh ! que non ! ils vont toujours leur train, rejetant sur la nature les accidents funestes, et se faisant honneur des événements heureux.

Il est vrai, repris-je, que le docteur Sangrado, de qui je suivais fidèlement la méthode, était de ce caractère-là. Il avait beau voir périr tous les jours vingt personnes entre ses mains, il était si persuadé de l’excellence de la saignée et de la fréquente boisson, qu’il appelait ses deux spécifiques pour toutes sortes de maladies, qu’au lieu de s’en prendre à ses remèdes, il croyait que les malades ne mouraient que faute d’avoir assez bu et d’avoir été assez saignés. Vive Dieu ! s’écria Scipion en faisant un éclat de rire, vous me parlez là d’un personnage incomparable. Si tu es curieux de le voir et de l’entendre, lui dis-je, tu pourras dès demain satisfaire ta curiosité, pourvu que Sangrado vive encore, et qu’il soit à Valladolid : ce que j’ai de la peine à croire ; car il était déjà vieux quand je le quittai, et il s’est écoulé bien des années depuis ce temps-là.

Notre premier soin, en arrivant dans l’hôtellerie où nous allâmes descendre, fut de nous informer de ce docteur. Nous apprîmes qu’il n’était pas encore mort, mais que, ne pouvant plus à son âge faire de visites ni se donner de grands mouvements, il avait abandonné le pavé à trois ou quatre autres docteurs qui s’étaient mis en réputation par une nouvelle pratique qui ne valait guère mieux que la sienne. Nous résolûmes donc de nous arrêter à Valladolid le jour suivant, tant pour laisser reposer nos mules, que pour voir le seigneur Sangrado. Nous nous rendîmes chez lui sur les dix heures du matin : nous le trouvâmes assis dans un fauteuil, un livre à la main. Il se leva sitôt qu’il nous aperçut, vint au-devant de nous d’un pas assez ferme pour un septuagénaire, et nous demanda ce que nous lui voulions. Monsieur le docteur, lui dis-je, regardez-moi, je vous prie, attentivement ; est-ce que vous ne me remettez point ? J’ai pourtant l’honneur d’être un de vos élèves. Ne vous souvient-il plus d’un certain Gil Blas, qui était autrefois votre commensal et votre substitut ? Quoi ! c’est vous, Santillane ? me répondit-il en m’embrassant d’un air affectueux. Je ne vous aurais pas reconnu. Je suis bien aise de vous revoir. Qu’avez-vous fait depuis notre séparation ? Vous avez sans doute toujours pratiqué la médecine ? C’est à quoi, repris-je, j’avais assez de penchant ; mais de fortes raisons m’en ont empêché.

Tant pis, reprit Sangrado ; avec les principes que vous aviez reçus de moi, vous seriez devenu un habile médecin, pourvu que le ciel vous eût fait la grâce de vous préserver de l’amour dangereux de la chimie. Ah ! mon fils, poursuivit-il d’un ton douloureux et déclamateur, quel changement dans la médecine depuis quelques années ! Vous m’en voyez surpris et indigné avec raison. On ôte à cet art l’honneur et la dignité. Cet art, qui dans tous les temps a respecté la vie des hommes, est présentement en proie à la témérité, à la présomption et à l’impéritie ; car les faits parlent, et bientôt les pierres crieront contre le brigandage des nouveaux praticiens : lapides clamabunt. On voit dans cette ville des médecins, ou soi-disant tels, qui se sont attelés au char de triomphe de l’antimoine : currus triumphalis antimonii ; des échappés de l’école de Paracelse, des adorateurs du kermès, des guérisseurs de hasard, qui font consister toute la science de la médecine à savoir préparer des drogues chimiques. Que vous dirai-je ? tout est méconnaissable dans leur méthode. La saignée du pied, par exemple, jadis si rare est aujourd’hui presque la seule qui soit en usage. Les purgatifs autrefois doux et bénins sont changés en émétique et en kermès. Ce n’est plus qu’un chaos où chacun se permet ce qu’il veut, et franchit les bornes de l’ordre et de la sagesse que nos premiers maîtres ont posées.

Quelque envie que j’eusse de rire en entendant une si comique déclamation, j’eus la force d’y résister ; je fis plus, je déclamai contre le kermès sans savoir ce que c’était, et donnai au diable, à tout hasard, ceux qui l’ont inventé. Scipion, remarquant que je m’égayais dans cette scène, y voulut mettre aussi du sien. Monsieur le docteur, dit-il à Sangrado, comme je suis petit-neveu d’un médecin de la vieille école, qu’il me soit permis de me révolter avec vous contre les remèdes de la chimie. Feu mon grand’oncle, à qui Dieu fasse miséricorde, était si chaud partisan d’Hippocrate, qu’il s’est souvent battu contre les empiriques qui ne parlaient pas avec assez de respect de ce roi de la médecine. Bon sang ne peut mentir ; je servirais volontiers de bourreau à ces novateurs ignorants dont vous vous plaignez avec tant de justice et d’éloquence. Quel désordre ces misérables ne causent-ils pas dans la société civile !

Ce désordre, dit le docteur, va plus loin que vous ne pensez. Il ne m’a servi de rien de publier un livre contre le brigandage de la médecine ; au contraire il augmente de jour en jour. Les chirurgiens, dont la rage est de vouloir faire des médecins, se croient capables de l’être, dès qu’il ne faut que donner du kermès et de l’émétique, à quoi ils joignent des saignées du pied à leur fantaisie. Ils vont même jusqu’à mêler le kermès dans les apozèmes et les potions cordiales, et les voilà de pair avec les grands faiseurs en médecine. Cette contagion se répand jusque dans les cloîtres. Il y a parmi les moines des frères qui sont tout ensemble apothicaires et chirurgiens. Ces singes de médecins s’appliquent à la chimie, et font des drogues pernicieuses avec lesquelles ils abrègent la vie de leurs révérends pères. Enfin, il y a dans Valladolid plus de soixante monastères, tant d’hommes que de filles : jugez du ravage qu’y fait le kermès, avec l’émétique et la saignée du pied ! Seigneur Sangrado, lui dis-je alors ; vous avez bien raison d’être en colère contre ces empoisonneurs ; je gémis avec vous, et partage vos alarmes sur la vie des hommes, manifestement menacée par une méthode si différente de la vôtre. Je crains fort que la chimie n’occasionne un jour la perte de la médecine, comme la fausse monnaie cause la ruine des États. Fasse le ciel que ce jour fatal ne soit pas près d’arriver !

Dans cet endroit de notre conversation, nous vîmes paraître une vieille servante qui apportait au docteur une soucoupe sur laquelle il y avait un petit pain mollet, un verre avec deux carafes, dont l’une était pleine d’eau, et l’autre de vin. Après qu’il eut mangé un morceau, il but un coup, où il y avait à la vérité les trois quarts d’eau ; mais cela ne le sauva point des reproches qu’il me donnait sujet de lui faire. Ah ! ah ! lui dis-je, monsieur le docteur, je vous prends sur le fait. Vous buvez du vin, vous qui vous êtes toujours déclaré contre cette boisson, vous qui pendant les trois quarts de votre vie n’avez bu que de l’eau, et qui êtes cause que depuis dix ans je n’ai pas bu une goutte de vin ! Depuis quand êtes-vous devenu si contraire à vous-même ! Vous ne sauriez vous excuser sur votre âge, puisque, dans un endroit de vos écrits, vous définissez la vieillesse comme une phtisie naturelle qui nous dessèche et nous consume ; que, sur cette définition, vous déplorez l’ignorance des personnes qui appellent le vin le lait des vieillards. Que direz-vous donc pour vous justifier ?

Vous me faites la guerre bien injustement, me répondit le vieux médecin. Si je buvais du vin pur, vous auriez raison de me regarder comme un infidèle observateur de ma propre méthode ; mais vous voyez que mon vin est bien trempé. Autre contradiction, lui répliquai-je, mon cher maître : souvenez-vous que vous trouviez mauvais que le chanoine Sedillo bût du vin, quoiqu’il y mêlât beaucoup d’eau. Avouez de bonne grâce que vous avez reconnu votre erreur, et que le vin n’est pas une funeste liqueur, comme vous l’avez avancé dans vos ouvrages, pourvu qu’on n’en boive qu’avec modération.

Ces paroles embarrassèrent un peu notre docteur. Il ne pouvait nier qu’il eût défendu dans ses livres l’usage du vin ; mais la honte et la vanité l’empêchant de convenir que je lui faisais un juste reproche, il ne savait que me répondre, et il en était tout confus. Pour le tirer d’embarras, je changeai de matière ; et un moment après je pris congé de lui, en l’exhortant à tenir toujours bon contre les nouveaux praticiens. Courage, lui dis-je, seigneur Sangrado ; ne vous lassez pas de décrier le kermès, et frondez sans cesse la saignée du pied. Si, malgré votre zèle et votre amour pour l’orthodoxie médicale, cette engeance empirique vient à bout de ruiner la discipline, vous aurez du moins la consolation d’avoir fait tous vos efforts pour la maintenir.

Comme nous nous en retournions à l’hôtellerie, mon secrétaire et moi, nous entretenant tous deux du caractère réjouissant et original de ce docteur, il passa près de nous dans la rue un homme de cinquante-cinq à soixante ans, qui marchait les yeux baissés, tenant un gros chapelet à la main. Je le considérai attentivement, et le reconnus sans peine pour le seigneur Manuel Ordonnez, ce bon administrateur d’hôpital dont il est fait une mention si honorable dans le premier tome de mon histoire. Je l’abordai avec de grandes démonstrations de respect, en disant : Serviteur au vénérable et discret seigneur Manuel Ordonnez, l’homme du monde le plus propre à conserver le bien des pauvres. À ces mots, il me regarda fixement, et me répondit que mes traits ne lui étaient pas inconnus, mais qu’il ne pouvait se rappeler où il m’avait vu. Je n’en suis point étonné, repris-je ; il n’est pas surprenant que vous n’ayez pas fait attention à moi ; j’allais chez vous dans le temps que vous aviez à votre service un de mes amis, nommé Fabrice Nunez. Ah ! je m’en souviens présentement, repartit l’administrateur avec un souris malin, à telles enseignes que vous étiez tous deux de bons enfants ; vous avez fait ensemble bien des tours de jeunesse. Eh ! qu’est-il devenu, ce pauvre Fabrice ? Toutes les fois que je pense à lui, j’ai de l’inquiétude sur ses petites affaires.

C’est pour vous en apprendre des nouvelles, dis-je au seigneur Manuel, que j’ai pris la liberté de vous arrêter dans la rue. Fabrice est à Madrid, où il s’occupe à faire des œuvres mêlées. Qu’appelez-vous des œuvres mêlées ? me répliqua-t-il. Cela me paraît équivoque. Je veux dire, lui repartis-je, qu’il écrit en vers et en prose ; il fait des comédies et des romans ; en un mot, c’est un garçon qui a du génie, et qui est reçu fort agréablement dans les bonnes maisons. Mais, dit l’administrateur, comment est-il avec son boulanger ? Pas si bien, lui répondis-je qu’avec les personnes de condition ; entre nous, je ne le crois pas fort riche. Oh ! je n’en doute nullement, reprit Ordonnez. Qu’il fasse sa cour aux grands seigneurs tant qu’il lui plaira ; ses complaisances, ses flatteries, ses bassesses lui rapporteront encore moins que ses ouvrages. Je vous le prédis, vous le verrez quelque jour à l’hôpital.

Cela pourra bien être, lui répliquai-je : la poésie en a amené là bien d’autres. Mon ami Fabrice aurait beaucoup mieux fait de demeurer attaché à Votre Seigneurie ; il roulerait aujourd’hui sur l’or. Il serait du moins fort à son aise, dit Manuel. Je l’aimais, et j’allais, en l’élevant de poste en poste, lui procurer dans la maison des pauvres un établissement solide, lorsqu’il lui prit fantaisie de donner dans le bel esprit. L’insensé ! il composa une comédie qu’il fit représenter par des comédiens qui étaient dans cette ville ; la pièce réussit, et la tête tourna dès ce moment à l’auteur. Il se crut un nouveau Lope de Vega ; et, préférant la fumée des applaudissements du public aux avantages réels que mon amitié lui préparait, il me demanda son congé. Je voulus, par compassion, lui faire changer de sentiment ; je lui remontrai vainement qu’il laissait l’os pour courir après l’ombre ; je ne pus retenir ce fou que la fureur d’écrire entraînait. Il ne connaissait pas son bonheur, ajouta l’administrateur ; le garçon que j’ai pris après lui pour me servir en peut rendre un bon témoignage : plus raisonnable que Fabrice avec moins d’esprit, il ne s’est uniquement appliqué qu’à bien s’acquitter de ses commissions et qu’à me plaire. Aussi l’ai-je poussé comme il le méritait ; il remplit actuellement à l’hôpital deux emplois, dont le moindre est plus que suffisant pour faire subsister un honnête homme chargé d’une grosse famille.