Histoire de Gil Blas de Santillane/IX/9

Garnier (tome 2p. 210-213).
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Livre IX


CHAPITRE IX

Scipion retourne à Madrid. Comment et à quelles conditions il fit mettre Gil Blas en liberté. Où ils allèrent tous deux en sortant de la tour de Ségovie, et quelle conversation ils eurent ensemble.


Scipion partit donc encore pour Madrid ; et moi, en attendant son retour, je m’attachai à la lecture. Tordesillas me fournissait plus de livres que je n’en voulais. Il les empruntait d’un vieux commandeur qui ne savait pas lire, et qui ne laissait pas d’avoir une belle bibliothèque, pour se donner un air de savant. J’aimais surtout les bons ouvrages de morale, parce que j’y trouvais à tout moment des passages qui flattaient mon aversion pour la cour et mon goût pour la solitude.

Je passai trois semaines sans entendre parler de mon négociateur, qui revint enfin, et me dit d’un air gai : Pour le coup, Seigneur de Santillane, je vous apporte de bonnes nouvelles ! Madame la nourrice s’intéresse pour vous. Sa suivante, à ma prière, et pour une centaine de pistoles que j’ai consignées, a eu la bonté de l’engager à prier le prince d’Espagne de vous faire relâcher ; et ce prince, qui, comme je vous l’ai dit souvent, ne peut rien lui refuser, a promis de demander au roi son père votre élargissement. Je suis venu au plus vite vous en avertir, et je vais retourner sur mes pas pour mettre la dernière main à mon ouvrage. À ces mots, il me quitta pour reprendre le chemin de la cour.

Son troisième voyage ne fut pas long. Au bout de huit jours je vis revenir mon homme, qui m’apprit que le prince avait, non sans peine, obtenu du roi ma liberté ; ce qui me fut confirmé dès le même jour par le seigneur châtelain qui vint me dire en m’embrassant : Mon cher Gil Blas, grâce au ciel, vous êtes libre ! Les portes de cette prison vous sont ouvertes ; mais c’est à deux conditions qui vous feront peut-être beaucoup de peine, et que je me vois à regret obligé de vous faire savoir. Sa Majesté vous défend de vous montrer à la cour, et vous ordonne de sortir des deux Castilles dans un mois. Je suis très mortifié qu’on vous interdise la cour. Et moi j’en suis ravi, lui répondis-je. Dieu sait ce que j’en pense. Je n’attendais du roi qu’une grâce, il m’en fait deux.

Étant donc assuré que je n’étais plus prisonnier, je fis louer deux mules, sur lesquelles nous montâmes le lendemain, mon confident et moi, après que j’eus dit adieu à Cogollos, et remercié mille fois Tordesillas de tous les témoignages d’amitié que j’avais reçus de lui. Nous prîmes gaiement la route de Madrid, pour aller retirer des mains du seigneur Gabriel nos deux sacs, où il y avait dans chacun cinq cents doublons. Chemin faisant, mon associé me dit : Si nous ne sommes pas assez riches pour acheter une terre magnifique, nous pourrons en avoir du moins une raisonnable. Quand nous n’aurions qu’une cabane, lui répondis-je, j’y serais satisfait de mon sort. Quoique je sois à peine au milieu de ma carrière, je me sens revenu du monde, et je ne prétends plus vivre que pour moi. Outre cela, je te dirai que je me suis formé des agréments de la vie champêtre une idée qui m’enchante, et qui m’en fait jouir par avance. Il me semble déjà que je vois l’émail des prairies, que j’entends chanter les rossignols et murmurer les ruisseaux : tantôt je crois prendre le divertissement de la chasse, et tantôt celui de la pêche. Imagine-toi, mon ami, tous les différents plaisirs qui nous attendent dans la solitude, et tu en seras charmé comme moi. À l’égard de notre nourriture, la plus simple sera la meilleure. Un morceau de pain pourra nous contenter, quand nous serons pressés de la faim : nous le mangerons avec un appétit qui nous le fera trouver excellent. La volupté n’est point dans la bonté des aliments exquis, elle est toute en nous ; et cela est si vrai, que mes repas les plus délicieux ne sont pas ceux où je vois régner la délicatesse et l’abondance. La frugalité est une source de délices merveilleuse pour la santé.

Avec votre permission, seigneur Gil Blas, interrompit mon secrétaire, je ne suis pas tout à fait de votre sentiment sur la prétendue frugalité dont vous voulez me faire fête. Pourquoi nous nourrir comme des Diogènes ? Quand nous ne ferons pas si mauvaise chère, nous ne nous porterons pas plus mal. Croyez-moi, puisque nous avons, Dieu merci, de quoi rendre notre retraite agréable, n’en faisons pas le séjour de la faim et de la pauvreté. Sitôt que nous aurons une terre, il faudra la munir de bons vins et de toutes les autres provisions convenables à des gens d’esprit, qui ne quittent pas le commerce des hommes pour renoncer aux commodités de la vie, mais plutôt pour en jouir avec plus de tranquillité. Ce qu’on a dans sa maison, dit Hésiode, ne nuit pas, au lieu que ce qu’on n’y a point peut nuire. Il vaut mieux, ajoute-t-il, posséder chez soi les choses nécessaires, que de souhaiter de les avoir.

Comment diable, monsieur Scipion, interrompis-je à mon tour, vous connaissez les poètes grecs ! Eh ! où avez-vous fait connaissance avec Hésiode ? Chez un savant, me répondit-il. J’ai servi quelque temps à Salamanque un pédant qui était un grand commentateur. Il vous faisait en moins de rien un gros volume. Il le composait de passages hébreux, grecs et latins, qu’il tirait des livres de sa bibliothèque et traduisait en castillan. Comme j’étais son copiste, j’ai retenu je ne sais combien de sentences aussi remarquables que celle que je viens de citer. Cela étant, lui répliquai-je, vous avez la mémoire bien ornée. Mais pour revenir à notre projet, dans quel royaume d’Espagne jugez-vous à propos que nous allions établir notre résidence philosophique ? J’opine pour l’Aragon, repartit mon confident. Nous y trouverons des endroits charmants, où nous pourrons mener une vie délicieuse. Eh bien ! lui dis-je, soit ; arrêtons-nous à l’Aragon : j’y consens. Puissions-nous y déterrer un séjour qui me fournisse tous les plaisirs dont se repaît mon imagination