Histoire de Gil Blas de Santillane/IV/6

Garnier (tome 1p. 287-295).
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Livre IV


CHAPITRE VI

Quelles ruses Aurore mit en usage pour se faire aimer de don Luis Pacheco.


Les deux nouveaux amis se rassemblèrent le lendemain matin ; ce fut leur premier soin. Ils commencèrent la journée par des embrassades qu’Aurore fut obligée de donner et de recevoir, pour bien jouer le rôle de don Félix. Ils allèrent ensemble se promener dans la ville, et je les accompagnai avec Chilindron, valet de don Luis. Nous nous arrêtâmes auprès de l’Université, pour regarder quelques affiches de livres qu’on venait d’attacher à la porte. Plusieurs personnes s’amusaient aussi à les lire, et j’aperçus parmi celles-là un petit homme qui disait son sentiment sur ces ouvrages affichés. Je remarquai qu’on l’écoutait avec une extrême attention, et je jugeai en même temps qu’il croyait mériter qu’on l’écoutât. Il paraissait vain, et il avait l’esprit décisif, comme ont la plupart des petits hommes. Cette nouvelle traduction d’Horace, disait-il, que vous voyez annoncée au public en si gros caractères, est un ouvrage en prose composé par un vieil auteur du collège. C’est un livre fort estimé des écoliers ; ils en ont consumé eux seuls quatre éditions. Il n’y a pas un honnête homme qui en ait acheté un exemplaire. Il ne portait pas des jugements plus avantageux des autres livres ; il les frondait tous sans charité. C’était apparemment quelque auteur. Je n’aurais pas été fâché de l’entendre jusqu’au bout : mais il me fallut suivre don Luis et don Félix, qui, ne prenant pas plus de plaisir à ses discours que d’intérêt aux livres qu’il critiquait, s’éloignèrent de lui et de l’Université.

Nous revînmes à notre hôtel à l’heure du dîner. Ma maîtresse se mit à table avec Pacheco, et fit tomber adroitement la conversation sur sa famille. Mon père, dit-elle, est un cadet de la maison de Mendoce, qui s’est établi à Tolède, et ma mère est propre sœur de dona Ximena de Guzman, qui, depuis quelques jours, est venue à Salamanque pour une affaire importante, avec sa nièce Aurore, fille unique de don Vincent de Guzman, que vous avez peut-être connu. Non, répondit don Luis, mais on m’en a souvent parlé, ainsi que d’Aurore, votre cousine. Dois-je croire ce qu’on dit de cette jeune dame ? On assure que rien n’égale son esprit et sa beauté. Pour de l’esprit, reprit don Félix, elle n’en manque pas ; elle l’a même assez cultivé. Mais ce n’est point une si belle personne ; on trouve que nous nous ressemblons beaucoup. Si cela est, s’écria Pacheco, elle justifie sa réputation. Vos traits sont réguliers, votre teint est parfaitement beau ; votre cousine doit être charmante. Je voudrais bien la voir et l’entretenir. Je m’offre à satisfaire votre curiosité, repartit le faux Mendoce, et même dès ce jour. Je vous mène cette après-dînée chez ma tante.

Ma maîtresse changea tout à coup de matière, et parla de choses indifférentes. L’après-midi, pendant qu’ils se disposaient tous deux à sortir pour aller chez dona Ximena, je pris les devants, et courus avertir la duègne de se préparer à cette visite. Je revins ensuite sur mes pas pour accompagner don Félix, qui conduisit enfin chez sa tante le seigneur don Luis. Mais à peine furent-ils entrés dans la maison, qu’ils rencontrèrent la dame Chimène, qui leur fit signe de ne point faire de bruit. Paix, paix ! leur dit-elle d’une voix basse, vous réveilleriez ma nièce. Elle a depuis hier une migraine effroyable qui ne fait que de la quitter, et la pauvre enfant repose depuis un quart d’heure. Je suis fâché de ce contre-temps, dit Mendoce en affectant un air mortifié ; j’espérais que nous verrions ma cousine. J’avais fait fête de ce plaisir à mon ami Pacheco. Ce n’est pas une affaire si pressée, répondit en souriant Ortiz, vous pouvez la remettre à demain. Les cavaliers eurent une conversation fort courte avec la vieille, et se retirèrent.

Don Luis nous mena chez un jeune gentilhomme de ses amis qu’on appelait don Gabriel de Pedros. Nous y passâmes le reste de la journée ; nous y soupâmes même, et nous n’en sortîmes que sur les deux heures après minuit, pour nous en retourner au logis. Nous avions peut-être fait la moitié du chemin, lorsque nous rencontrâmes sous nos pieds, dans la rue, deux hommes étendus par terre. Nous jugeâmes que c’étaient des malheureux qu’on venait d’assassiner, et nous nous arrêtâmes pour les secourir, s’il en était encore temps. Comme nous cherchions à nous instruire, autant que l’obscurité de la nuit le pouvait permettre, de l’état où ils se trouvaient, la patrouille arriva. Le commandant nous prit d’abord pour des assassins, et nous fit environner par ses gens ; mais il eut meilleure opinion de nous lorsqu’il nous eut entendus parler, et qu’à la faveur d’une lanterne sourde il vit les traits de Mendoce et de Pacheco. Ses archers, par son ordre, examinèrent les deux hommes que nous nous imaginions avoir été tués ; et il se trouva que c’était un gros licencié avec son valet, tous deux pris de vin, ou plutôt ivres-morts. Messieurs, s’écria un des archers, je reconnais ce gros vivant. Eh ! c’est le seigneur licencié Guyomar[1], recteur de notre Université. Tel que vous le voyez, c’est un grand personnage, un génie supérieur. Il n’y a point de philosophe qu’il ne terrasse dans une dispute ; il a un flux de bouche sans pareil. C’est dommage qu’il aime un peu trop le vin, le procès et la grisette. Il revient de souper de chez son Isabelle, où, par malheur, son guide s’est enivré comme lui. Ils sont tombés l’un et l’autre dans le ruisseau. Avant que le bon licencié fût recteur, cela lui arrivait assez souvent. Les honneurs comme vous voyez, ne changent pas toujours les mœurs. Nous laissâmes ces ivrognes entre les mains de la patrouille, qui eut soin de les porter chez eux. Nous regagnâmes notre hôtel, et chacun ne songea qu’à se reposer.

Don Félix et don Luis se levèrent sur le midi ; et, s’étant tous deux rejoints, Aurore de Guzman fut la première chose dont ils s’entretinrent. Gil Blas, me dit ma maîtresse, va chez ma tante dona Ximena, et lui demande de ma part si nous pouvons aujourd’hui, le seigneur Pacheco et moi, voir ma cousine. Je sortis pour m’acquitter de cette commission, ou plutôt pour concerter avec la duègne ce que nous avions à faire ; et, quand nous eûmes pris ensemble de justes mesures, je vins rejoindre le faux Mendoce. Seigneur, lui dis-je, votre cousine Aurore se porte à merveille ; elle m’a chargé elle-même de vous témoigner de sa part que votre visite ne lui saurait être que très agréable ; et dona Ximena m’a dit d’assurer le seigneur Pacheco qu’il sera toujours parfaitement bien reçu chez elle sous vos auspices.

Je m’aperçus que ces dernières paroles firent plaisir à don Luis. Ma maîtresse le remarqua de même, et en conçut un heureux présage. Un moment avant le dîner, le valet de la senora Ximena parut, et dit à don Félix : Seigneur, un homme de Tolède est venu vous demander chez Mme votre tante, et y a laissé ce billet. Le faux Mendoce l’ouvrit, et y trouva ces mots qu’il lut à haute voix : Si vous avez envie d’apprendre des nouvelles de votre père et des choses de conséquence pour vous, ne manquez pas, aussitôt la présente reçue, de vous rendre au Cheval noir, auprès de l’Université. Je suis, dit-il, trop curieux de savoir ces choses importantes, pour ne pas satisfaire ma curiosité tout à l’heure. Sans adieu, Pacheco, continua-t-il ; si je ne suis point de retour ici dans deux heures, vous pourrez aller seul chez ma tante : j’irai vous y rejoindre dans l’après-dînée. Vous savez ce que Gil Blas vous a dit de la part de dona Ximena ; vous êtes en droit de faire cette visite. Il sortit en parlant de cette sorte, et m’ordonna de le suivre.

Vous vous imaginez bien qu’au lieu de prendre la route du Cheval noir, nous enfilâmes celle de la maison où était Ortiz. D’abord que nous y fûmes arrivés, nous nous préparâmes à représenter notre pièce. Aurore ôta sa chevelure blonde, lava et frotta ses sourcils, mit un habit de femme, et devint une belle brune, telle qu’elle l’était naturellement. On peut dire que son déguisement la changeait à un point qu’Aurore et don Félix paraissaient deux personnes différentes ; il semblait même qu’elle fût beaucoup plus grande en femme qu’en homme : il est vrai que ses chappins[2], car elle en avait d’une hauteur excessive, n’y contribuaient pas peu. Lorsqu’elle eut ajouté à ses charmes tous les secours que l’art pouvait leur prêter, elle attendit don Luis avec une agitation mêlée de crainte et d’espérance. Tantôt elle se fiait à son esprit et à sa beauté, et tantôt elle appréhendait de n’en faire qu’un essai malheureux. Ortiz, de son côté, se prépara de son mieux à seconder ma maîtresse. Pour moi, comme il ne fallait pas que Pacheco me vît dans cette maison, et que, semblable aux acteurs qui ne paraissaient qu’au dernier acte d’une pièce, je ne devais me montrer que sur la fin de la visite je sortis aussitôt que j’eus dîné.

Enfin, tout était en état quand don Luis arriva. Il fut reçu très agréablement de la dame Chimène, et il eut avec Aurore une conversation de deux ou trois heures après quoi j’entrai dans la chambre où ils étaient, et m’adressant au cavalier : Seigneur, lui dis-je, don Félix mon maître ne viendra point ici d’aujourd’hui ; il vous prie de l’excuser ; il est avec trois hommes de Tolède, dont il ne peut se débarrasser. Ah ! le petit libertin ! s’écria dona Ximena ; il est sans doute en débauche. Non, madame, repris-je, il s’entretient avec eux d’affaires fort sérieuses. Il a un véritable chagrin de ne pouvoir se rendre ici ; il m’a chargé de vous le dire, aussi bien qu’à dona Aurora. Oh ! je ne reçois point ses excuses, dit ma maîtresse en plaisantant ; il sait que j’ai été indisposée ; il devait marquer un peu plus d’empressement pour les personnes à qui le sang le lie. Pour le punir, je ne le veux voir de quinze jours. Eh ! madame, dit alors don Luis, ne formez point une si cruelle résolution ; don Félix est assez à plaindre de ne vous avoir pas vue.

Ils plaisantèrent quelque temps là-dessus ; ensuite Pacheco se retira. La belle Aurore change aussitôt de forme et reprend son habit de cavalier. Elle retourne à l’hôtel garni le plus promptement qu’il lui est possible. Je vous demande pardon, cher ami, dit-elle à don Luis, de ne vous avoir pas été trouver chez ma tante ; mais je n’ai pu me défaire des personnes avec qui j’étais. Ce qui me console, c’est que vous avez eu du moins tout le loisir de satisfaire vos désirs curieux. Eh bien ! que pensez-vous de ma cousine ? dites-le-moi sans complaisance. J’en suis enchanté, répondit Pacheco. Vous aviez raison de dire que vous vous ressemblez tous deux. Je n’ai jamais vu de traits plus semblables ; c’est le même tour de visage ; vous avez les mêmes yeux, la même bouche, le même son de voix. Il y a pourtant quelque différence : Aurore est plus grande que vous ; elle est brune, et vous êtes blond ; vous êtes enjoué, elle est sérieuse : voilà tout ce qui vous distingue l’un de l’autre. Pour de l’esprit, continua-t-il, je ne crois pas qu’une substance céleste puisse en avoir plus que votre cousine. En un mot, c’est une personne d’un mérite infini.

Le seigneur Pacheco prononça ces dernières paroles avec tant de vivacité, que don Félix lui dit en souriant : Ami, je me repens de vous avoir fait faire connaissance avec dona Ximena ; et si vous m’en croyez, vous n’irez plus chez elle : je vous le conseille pour votre repos. Aurore de Guzman pourrait vous faire voir du pays, et vous inspirer une passion…

Je n’ai pas besoin de la revoir, interrompit-il, pour en devenir amoureux ; l’affaire en est faite. J’en suis fâché pour vous, répliqua le faux Mendoce : car vous n’êtes pas un homme à vous attacher, et ma cousine n’est pas une Isabelle, je vous en avertis. Elle ne s’accommoderait pas d’un amant qui n’aurait pas des vues légitimes. Des vues légitimes ! repartit don Luis ; peut-on en avoir d’autres sur une fille de son sang ? C’est me faire une offense que de me croire capable de jeter sur elle un œil profane ; connaissez-moi mieux, mon cher Mendoce : hélas ! je m’estimerais le plus heureux de tous les hommes, si elle approuvait ma recherche et voulait lier sa destinée à la mienne.

En la prenant sur ce ton-là, reprit don Félix, vous m’intéressez à vous servir. Oui, j’entre dans vos sentiments. Je vous offre mes bons offices auprès d’Aurore, et je veux dès demain essayer de gagner ma tante, qui a beaucoup de crédit sur son esprit. Pacheco rendit mille grâces au cavalier qui lui faisait de si belles promesses, et nous nous aperçûmes avec joie que notre stratagème ne pouvait aller mieux. Le jour suivant, nous augmentâmes encore l’amour de don Luis par une nouvelle invention. Ma maîtresse, après avoir été trouver dona Ximena comme pour la rendre favorable à ce cavalier, vint le rejoindre. J’ai parlé à ma tante, lui dit-elle, et je n’ai pas eu peu de peine à la mettre dans vos intérêts. Elle était furieusement prévenue contre vous. Je ne sais qui vous a fait passer dans son esprit pour un libertin ; mais il est constant que quelqu’un lui a fait de vous un portrait désavantageux : heureusement j’ai entrepris votre apologie, et j’ai pris si vivement votre parti, que j’ai détruit enfin la mauvaise impression qu’on lui avait donnée de vos mœurs.

Ce n’est pas tout, poursuivit Aurore, je veux que vous ayez, en ma présence, un entretien avec ma tante ; nous achèverons de vous assurer son appui. Pacheco témoigna une extrême impatience d’entretenir dona Ximena, et cette satisfaction lui fut accordée le lendemain matin. Le faux Mendoce le conduisit à la dame Ortiz, et ils eurent tous trois une conversation où don Luis fit voir qu’en peu de temps il s’était laissé fort enflammer. L’adroite Ximena feignit d’être touchée de toute la tendresse qu’il faisait paraître, et promit au cavalier de faire tous ses efforts pour engager sa nièce à l’épouser. Pacheco se jeta aux pieds d’une si bonne tante, pour la remercier de ses bontés. Là-dessus don Félix demanda si sa cousine était levée. Non, répondit la duègne, elle repose encore, et vous ne sauriez la voir présentement ; mais revenez cette après-dînée, et vous lui parlerez à loisir. Cette réponse de la dame Chimène redoubla, comme vous pouvez croire, la joie de don Luis, qui trouva le reste de la matinée bien long. Il regagna l’hôtel garni avec Mendoce, qui ne prenait pas peu de plaisir à l’observer, et à remarquer en lui toutes les apparences d’un véritable amour.

Ils ne s’entretinrent que d’Aurore ; et, lorsqu’ils eurent dîné, don Félix dit à Pacheco : il me vient une idée. Je suis d’avis d’aller chez ma tante quelques moments avant vous ; je veux parler en particulier à ma cousine, et découvrir, s’il est possible, dans quelle disposition son cœur est à votre égard. Don Luis approuva cette pensée ; il laissa sortir son ami, et ne partit qu’une heure après lui. Ma maîtresse profita si bien de ce temps-là, qu’elle était habillée en femme quand son amant arriva. Je croyais, dit ce cavalier après avoir salué Aurore et la duègne, je croyais trouver ici don Félix. Vous le verrez dans un instant, répondit dona Ximena ; il écrit dans mon cabinet. Pacheco parut se payer de cette défaite, et lia conversation avec les dames. Cependant, malgré la présence de l’objet aimé, il s’aperçut que les heures s’écoulaient sans que Mendoce se montrât ; et, comme il ne put s’empêcher d’en témoigner quelque surprise, Aurore changea tout à coup de contenance, se mit à rire, et dit à don Luis : Est-il possible que vous n’ayez pas encore le moindre soupçon de la supercherie qu’on vous fait ? Une fausse chevelure blonde et des sourcils teints me rendent-ils si différente de moi-même, qu’on puisse jusque-là s’y tromper ? Désabusez-vous donc, Pacheco, continua-t-elle en reprenant son sérieux ; apprenez que don Félix de Mendoce et Aurore de Guzman ne sont qu’une même personne.

Elle ne se contenta pas de le tirer de cette erreur ; elle avoua la faiblesse qu’elle avait pour lui et toutes les démarches qu’elle avait faites pour l’amener au point où elle le voulait. Don Luis ne fut pas moins charmé que surpris de ce qu’il venait d’entendre, il se jeta aux pieds de ma maîtresse, et lui dit avec transport : Ah ! belle Aurore ; croirai-je en effet que je suis l’heureux mortel pour qui vous avez eu tant de bontés ? Que puis-je faire pour les reconnaître ? Un éternel amour ne saurait assez les payer. Ces paroles furent suivies de mille autres discours tendres et passionnés ; après quoi les amants parlèrent des mesures qu’ils avaient à prendre pour parvenir à l’accomplissement de leurs désirs. Il fut résolu que nous partirions tous incessamment pour Madrid, où nous dénouerions notre comédie par un mariage. Ce dessein fut presque aussitôt exécuté que conçu : don Luis, quinze jours après, épousa ma maîtresse, et leurs noces donnèrent lieu à des fêtes et à des réjouissances infinies.



  1. Guyomar, ce nom retourné désigne Dagoumer (Guillaume), célèbre professeur au collège d’Harcourt, et recteur de l’Université de Paris.
  2. Chappin, claque, espèce de sandale que les femmes espagnoles mettent par-dessus leurs souliers.