Histoire de Gil Blas de Santillane/IV/7

Garnier (tome 1p. 296-307).
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Livre IV


CHAPITRE VII

Gil Blas change de condition, et il passe au service de don Gonzale Pacheco.


Trois semaines après ce mariage, ma maîtresse voulut récompenser les services que je lui avais rendus. Elle me fit présent de cent pistoles, et me dit : Gil Blas, mon ami, je ne vous chasse point de chez moi ; je vous laisse la liberté d’y demeurer tant qu’il vous plaira : mais un oncle de mon mari, don Gonzale Pacheco, souhaite de vous avoir pour valet de chambre. Je lui ai parlé si avantageusement de vous, qu’il m’a témoigné que je lui ferais plaisir de vous donner à lui. C’est un seigneur de la vieille cour, ajouta-t-elle, un homme d’un très bon caractère ; vous serez parfaitement bien auprès de lui.

Je remerciai Aurore de ses bontés ; et, comme elle n’avait plus besoin de moi, j’acceptai d’autant plus volontiers le poste qui se présentait, que je ne sortais point de la famille. J’allai donc un matin, de la part de la nouvelle mariée, chez le seigneur don Gonzale. Il était encore au lit, quoiqu’il fût près de midi. Lorsque j’entrai dans sa chambre, je le trouvai qui prenait un bouillon qu’un page venait de lui apporter. Le vieillard avait la moustache en papillotes, les yeux presque éteints, avec un visage pâle et décharné. C’était un de ces vieux garçons qui ont été fort libertins dans leur jeunesse, et qui ne sont guère plus sages dans un âge plus avancé. Il me reçut agréablement, et me dit que si je voulais le servir avec autant de zèle que j’avais servi sa nièce, je pouvais compter qu’il me ferait un heureux sort. Sur cette assurance, je promis d’avoir pour lui le même attachement que j’avais eu pour elle, et dès ce moment il me retint à son service.

Me voilà donc à un nouveau maître, et Dieu sait quel homme c’était ! Quand il se leva, je crus voir la résurrection du Lazare. Imaginez-vous un grand corps si sec, qu’en le voyant à nu on aurait fort bien pu apprendre l’ostéologie. Il avait les jambes si menues, qu’elles me parurent encore très fines après qu’il eut mis trois ou quatre paires de bas l’une sur l’autre. Outre cela, cette momie vivante était asthmatique, et toussait à chaque parole qui lui sortait de la bouche. Il prit d’abord du chocolat. Il demanda ensuite du papier et de l’encre, écrivit un billet qu’il cacheta, et le fit porter à son adresse par le page qui lui avait donné un bouillon ; puis se tournant de mon côté : Mon ami, me dit-il, c’est toi que je prétends désormais charger de mes commissions, et particulièrement de celles qui regarderont dona Eufrasia. Cette dame est une jeune personne que j’aime et dont je suis tendrement aimé.

Bon Dieu ! dis-je aussitôt en moi-même ; eh ! comment les jeunes gens pourront-ils s’empêcher de croire qu’on les aime, puisque ce vieux penard s’imagine qu’on l’idolâtre ? Gil Blas, poursuivit-il, je te mènerai chez elle dès aujourd’hui : j’y soupe presque tous les soirs. Tu verras une personne tout aimable ; tu seras charmé de son air sage et retenu. Bien loin de ressembler à ces petites étourdies qui donnent dans la jeunesse et s’engagent sur les apparences, elle a l’esprit déjà mûr et judicieux ; elle veut des sentiments dans un homme, et préfère aux figures les plus brillantes un amant qui sait aimer. Le seigneur don Gonzale ne borna point là l’éloge de sa maîtresse : il entreprit de la faire passer pour l’abrégé de toutes les perfections : mais il avait un auditeur assez difficile à persuader là-dessus. Après toutes les manœuvres que j’avais vu faire aux comédiennes, je ne croyais pas les vieux seigneurs fort heureux en amour. Je feignis pourtant, par complaisance, d’ajouter foi à tout ce que me dit mon maître ; je fis plus, je vantai le discernement et le bon goût d’Eufrasie. Je fus même assez imprudent pour avancer qu’elle ne pouvait avoir de galant plus aimable. Le bonhomme ne sentit point que je lui donnais de l’encensoir par le nez ; au contraire, il s’applaudit de mes paroles : tant il est vrai qu’un flatteur peut tout risquer avec les grands ! ils se prêtent jusqu’aux flatteries les plus outrées.

Le vieillard, après avoir écrit, s’arracha quelques poils de la barbe avec des pincettes ; puis il se lava les yeux, pour ôter une épaisse chassie dont ils étaient pleins. Il lava aussi ses oreilles, ensuite ses mains ; et, quand il eut fait toutes ses ablutions, il teignit en noir sa moustache, ses sourcils et ses cheveux. Il fut plus longtemps à sa toilette qu’une vieille douairière qui s’étudie à cacher l’outrage des années. Comme il achevait de s’ajuster, il entra un autre vieillard de ses amis, qu’on nommait le comte d’Asumar. Quelle différence il y avait entre eux ! Celui-ci laissait voir ses cheveux blancs, s’appuyait sur un bâton, et semblait se faire honneur de sa vieillesse, au lieu de vouloir paraître jeune. Seigneur Pacheco, dit-il en entrant, je viens vous demander à dîner. Soyez le bienvenu, comte, répondit mon maître. En même temps ils s’embrassèrent l’un l’autre, s’assirent, et commencèrent à s’entretenir en attendant qu’on servît.

Leur conversation roula d’abord sur une course de taureaux qui s’était faite depuis peu de jours. Ils parlèrent des cavaliers qui y avaient montré le plus d’adresse et de vigueur ; et là-dessus le vieux comte tel que Nestor, à qui toutes les choses présentes donnaient occasion de louer les choses passées, dit en soupirant : Hélas ! je ne vois point aujourd’hui d’hommes comparables à ceux que j’ai vus autrefois, ni les tournois ne se font pas avec autant de magnificence qu’on les faisait dans ma jeunesse. Je riais en moi-même de la prévention du bon seigneur d’Asumar, qui ne s’en tint pas aux tournois ; je me souviens, quand il fut à table et qu’on apporta le fruit, qu’il dit en voyant de fort belles pêches qu’on avait servies : De mon temps, les pêches étaient bien plus grosses qu’elles ne le sont à présent ; la nature s’affaiblit de jour en jour. Sur ce pied-là, dis-je alors en moi-même en souriant, les pêches du temps d’Adam devaient être d’une grosseur merveilleuse.

Le comte d’Asumar demeura presque jusqu’au soir avec mon maître, qui ne se vit pas plutôt débarrassé de lui qu’il sortit en me disant de le suivre. Nous allâmes chez Eufrasie, qui logeait à cent pas de notre maison, et nous la trouvâmes dans un appartement des plus propres. Elle était galamment habillée, et avait un air de jeunesse qui me la fit prendre pour une mineure, bien qu’elle eût trente bonnes années pour le moins. Elle pouvait passer pour jolie, et j’admirai bientôt son esprit. Ce n’était pas une de ces coquettes qui n’ont qu’un babil brillant avec des manières libres : elle avait de la modestie dans son action comme dans ses discours, et elle parlait le plus spirituellement du monde, sans paraître se donner pour spirituelle. Je la considérais avec un extrême étonnement. Ô ciel ! disais-je, est-il possible qu’une personne qui se montre si réservée soit capable de vivre dans le libertinage ? Je m’imaginais que toutes les femmes galantes devaient être effrontées. J’étais surpris d’en voir une modeste en apparence, sans faire réflexion que ces créatures savent se composer et se conformer au caractère des gens riches et des seigneurs qui tombent entre leurs mains. Ces payeurs veulent-ils de l’emportement, elles sont vives et pétillantes. Aiment-ils la retenue, elles se parent d’un extérieur sage et vertueux. Ce sont de vrais caméléons qui changent de couleur suivant l’humeur et le génie des hommes qui les approchent.

Don Gonzale n’était pas du goût des seigneurs qui demandent des beautés hardies ; il ne pouvait souffrir celles-là, et il fallait, pour le piquer, qu’une femme eût un air de vestale : aussi Eufrasie, se réglant là-dessus, faisait voir que les bonnes comédiennes n’étaient pas toutes à la comédie. Je laissai mon maître avec sa nymphe, et je descendis dans une salle, où je trouvai une vieille femme de chambre, que je reconnus pour une soubrette qui avait été suivante d’une comédienne. De son côté, elle me remit, et nous fîmes une scène de reconnaissance digne d’être employée dans une pièce de théâtre. Eh ! vous voilà, seigneur Gil Blas ! me dit cette soubrette transportée de joie ; vous êtes donc sorti de chez Arsénie, comme moi de chez Constance ? Oh ! vraiment, lui répondis-je, il y a longtemps que je l’ai quittée ; j’ai même servi depuis une fille de condition. La vie des personnes de théâtre n’est guère de mon goût. Je me suis donné mon congé moi-même, sans daigner avoir le moindre éclaircissement avec Arsénie. Vous avez bien fait, reprit la soubrette nommée Béatrix. J’en ai usé à peu près de la même manière avec Constance. Un beau matin, je lui rendis mes comptes froidement ; elle les reçut sans me dire une syllabe, et nous nous séparâmes assez cavalièrement.

Je suis ravi, lui dis-je, que nous nous retrouvions dans une maison plus honorable. Dona Eufrasia me paraît une façon de femme de qualité, et je la crois d’un très bon caractère. Vous ne vous trompez pas, me répondit la vieille suivante, elle a de la naissance, ce qui se voit assez par ses manières ; et pour son humeur, je puis vous assurer qu’il n’y en a point de plus égale ni de plus douce. Elle n’est point de ces maîtresses emportées et difficiles qui trouvent à redire à tout, qui crient sans cesse, tourmentent leurs domestiques, et dont le service, en un mot, est un enfer. Je ne l’ai pas encore entendue gronder une seule fois, tant elle aime la douceur. Quand il m’arrive de ne pas faire les choses à sa fantaisie, elle me reprend sans colère, et jamais il ne lui échappe de ces épithètes dont les dames violentes sont si libérales. Mon maître, repris-je, est aussi fort doux ; il se familiarise avec moi, et me traite comme son égal plutôt que comme son laquais : en un mot, c’est le meilleur de tous les humains ; et sur ce pied-là nous sommes, vous et moi, beaucoup mieux que nous n’étions chez nos comédiennes. Mille fois mieux, repartit Béatrix ; je menais une vie tumultueuse, au lieu que je vis présentement dans la retraite. Il ne vient pas d’autre homme ici que le seigneur don Gonzale. Je ne verrai que vous dans ma solitude, et j’en suis bien aise. Il y a longtemps que j’ai de l’affection pour vous ; et j’ai plus d’une fois envié le bonheur de Laure de vous avoir pour ami ; mais enfin j’espère que je ne serai pas moins heureuse qu’elle. Si je n’ai pas sa jeunesse et sa beauté, en récompense, je hais la coquetterie, ce que les hommes ne sauraient assez payer ; je suis une tourterelle pour la fidélité.

Comme la bonne Béatrix était une de ces personnes qui sont obligées d’offrir leurs faveurs, parce qu’on ne les leur demanderait pas, je ne fus nullement tenté de profiter de ses avances. Je ne voulus pas pourtant qu’elle s’aperçût que je la méprisais, et même j’eus la politesse de lui parler de manière qu’elle ne perdît pas toute espérance de m’engager à l’aimer. Je m’imaginai donc que j’avais fait la conquête d’une vieille suivante, et je me trompai encore dans cette occasion. La soubrette n’en usait pas ainsi avec moi seulement pour mes beaux yeux : son dessein était de m’inspirer de l’amour pour me mettre dans les intérêts de sa maîtresse, pour qui elle se sentait si zélée, qu’elle ne s’embarrassait point de ce qu’il lui en coûterait pour la servir. Je reconnus mon erreur dès le lendemain matin, que je portai, de la part de mon maître, un billet doux à Eufrasie. Cette dame me fit un accueil gracieux, me dit mille choses obligeantes, et la femme de chambre aussi s’en mêla. L’une admirait ma physionomie ; l’autre me trouvait un air de sagesse et de prudence. À les entendre, le seigneur don Gonzale possédait en moi un trésor. En un mot, elles me louèrent tant, que je me défiai des louanges, qu’elles me donnèrent. J’en pénétrai le motif ; mais je les reçus en apparence avec toute la simplicité d’un sot, et par cette contre-ruse je trompai les friponnes, qui levèrent enfin le masque.

Écoute, Gil Blas, me dit Eufrasie, il ne tiendra qu’à toi de faire ta fortune. Agissons de concert, mon ami. Don Gonzale est vieux et d’une santé si délicate, que la moindre fièvre, aidée d’un bon médecin, l’emportera. Ménageons les moments qui lui restent, et faisons en sorte qu’il me laisse la meilleure partie de son bien. Je t’en ferai bonne part, je te le promets ; et tu peux compter sur cette promesse, comme si je te la faisais par-devant tous les notaires de Madrid. Madame, lui répondis-je, disposez de votre serviteur. Vous n’avez qu’à me prescrire la conduite que je dois tenir, et vous serez satisfaite. Eh ! bien, reprit-elle, il faut observer ton maître, et me rendre compte de tous ses pas. Quand vous vous entretiendrez tous deux, ne manque pas de faire tomber la conversation sur les femmes, et de là prends, mais avec art, occasion de lui dire du bien de moi ; occupe-le d’Eufrasie autant qu’il te sera possible. Ce n’est pas tout ce que j’exige de toi, mon ami ; je te recommande encore d’être fort attentif à ce qui se passe dans la famille des Pacheco. Si tu t’aperçois que quelque parent de don Gonzale ait de grandes assiduités auprès de lui et couche en joue sa succession, tu m’en avertiras aussitôt : je ne t’en demande pas davantage ; je le coulerai à fond en peu de temps. Je connais les divers caractères des parents de ton maître : je sais quels portraits ridicules on lui peut faire d’eux, et j’ai déjà mis assez mal dans son esprit tous ses neveux et ses cousins.

Je jugeai par ces instructions, et par d’autres qu’y joignit Eufrasie, que cette dame était de celles qui s’attachent aux vieillards généreux. Elle avait, depuis peu, obligé don Gonzale à vendre une terre dont elle avait touché l’argent. Elle tirait de lui tous les jours de bonnes nippes, et de plus elle espérait qu’il ne l’oublierait pas dans son testament. Je feignis de m’engager volontiers à faire tout ce qu’on attendait de moi ; et pour ne rien dissimuler, je doutai, en m’en retournant au logis, si je contribuerais à tromper mon maître, ou si j’entreprendrais de le détacher de sa maîtresse. Ce dernier parti me paraissait plus honnête que l’autre, et je me sentais plus de penchant à remplir mon devoir qu’à le trahir. D’ailleurs, Eufrasie ne m’avait rien promis de positif, et cela peut-être était cause qu’elle n’avait pas corrompu ma fidélité. Je me résolus donc à servir don Gonzale avec zèle, et je me persuadai que, si j’étais assez heureux pour l’arracher à son idole, je serais mieux payé de cette bonne action, que des mauvaises que je pourrais faire.

Pour parvenir à la fin que je me proposais, je me montrai tout dévoué au service de dona Eufrasia. Je lui fis accroire que je parlais d’elle incessamment à mon maître, et là-dessus je lui débitais des fables qu’elle prenait pour argent comptant. Je m’insinuai si bien dans son esprit, qu’elle me crut entièrement dans ses intérêts. Pour mieux lui en imposer encore, j’affectai de paraître amoureux de Béatrix, qui, ravie à son âge de voir un jeune homme à ses trousses, ne se souciait guère d’être trompée, pourvu que je la trompasse bien. Lorsque nous étions auprès de nos princesses, mon maître et moi, cela faisait deux tableaux différents dans le même goût. Don Gonzale, sec et pâle comme je l’ai peint, avait l’air d’un agonisant quand il voulait faire les doux yeux ; et mon infante, à mesure que je me montrais plus passionné, prenait des manières enfantines, et faisait tout le manège d’une vieille coquette : aussi avait-elle quarante ans d’école pour le moins. Elle s’était raffinée au service de quelques-unes de ces héroïnes de galanterie qui savent plaire jusque dans leur vieillesse, et qui meurent chargées des dépouilles de deux ou trois générations.

Je ne me contentais pas d’aller tous les soirs avec mon maître chez Eufrasie ; j’y allais quelquefois tout seul pendant le jour, et je m’attendais toujours à trouver dans cette maison quelque jeune galant caché ; mais à quelque heure que j’y entrasse, je n’y rencontrais jamais d’homme, pas même de femme d’un air équivoque. Je n’y découvrais pas la moindre trace d’infidélité ; ce qui ne m’étonnait pas peu : car, quoique Béatrix m’eût assuré que sa maîtresse ne recevait aucune visite masculine, je ne pouvais penser qu’une si jolie dame fût exactement fidèle à don Gonzale. En quoi certes, je ne faisais pas un jugement téméraire ; et la belle Eufrasie, comme vous le verrez bientôt, pour attendre plus patiemment la succession de mon maître, s’était pourvue d’un amant plus convenable à une femme de son âge.

Un matin, je portais à mon ordinaire un billet doux à la princesse. J’aperçus, tandis que j’étais dans sa chambre, les pieds d’un homme caché derrière une tapisserie. Je me gardai bien de faire connaître que je les voyais, et, sitôt que j’eus fait ma commission, je sortis sans faire semblant de les avoir remarqués : mais, quoique cet objet dût peu me surprendre, et que la chose ne roulât pas sur mon compte, je ne laissai pas d’en être fort ému. Ah ! perfide, disais-je avec indignation, scélérate Eufrasie ! tu n’es pas satisfaite d’en imposer à un bon vieillard en lui persuadant que tu l’aimes ; il faut que tu te livres à un autre, pour mettre le comble à ta trahison ! Que j’étais fat, quand j’y pense, de raisonner de la sorte ! il fallait plutôt rire de cette aventure, et la regarder comme une compensation des ennuis et des langueurs qu’il y avait dans le commerce de mon maître. J’aurais du moins mieux fait de n’en dire mot, que de me servir de cette occasion pour faire le bon valet. Mais, au lieu de modérer mon zèle, j’entrai avec chaleur dans les intérêts de don Gonzale, et lui fis un fidèle rapport de ce que j’avais vu ; j’ajoutai même à cela qu’Eufrasie m’avait voulu séduire. Je ne dissimulai rien de tout ce qu’elle m’avait dit, et il ne tint qu’à lui de connaître parfaitement sa maîtresse. Il me fit quelques questions comme s’il n’eût pas entièrement ajouté foi à ce que je venais de lui rapporter ; mais telles furent mes réponses, qu’elles lui ôtèrent la satisfaction d’en pouvoir douter. Il en fut frappé, malgré le sang-froid qu’il conservait dans toute autre chose, et une petite émotion de colère qui parut sur son visage sembla présager que la dame ne lui serait pas impunément infidèle. C’est assez, Gil Blas, me dit-il ; je suis très sensible à l’attachement que je te vois à mon service, et ta fidélité me plaît. Je vais tout à l’heure chez Eufrasie. Je veux l’accabler de reproches, et rompre avec l’ingrate. À ces mots, il sortit effectivement pour se rendre chez elle, et il me dispensa de le suivre, pour m’épargner le mauvais rôle que j’aurais eu à jouer pendant leur éclaircissement.

J’attendis le plus impatiemment du monde que mon maître fût de retour. Je ne doutais point qu’ayant un aussi grand sujet qu’il en avait de se plaindre de sa nymphe, il ne revînt détaché de ses attraits, ou tout au moins résolu d’y renoncer. Dans cette pensée, je m’applaudissais de mon ouvrage. Je me représentais le plaisir qu’auraient les héritiers naturels de don Gonzale, quand ils apprendraient que leur parent n’était plus le jouet d’une passion si contraire à leurs intérêts. Je me flattais qu’ils m’en tiendraient compte, et qu’enfin j’allais me distinguer des autres valets de chambre, qui sont ordinairement plus disposés à maintenir leurs maîtres dans la débauche qu’à les en retirer. J’aimais l’honneur, et je pensais avec plaisir que je passerais pour le coryphée des domestiques ; mais une idée si agréable s’évanouit quelques heures après. Mon patron arriva. Mon ami, me dit-il, je viens d’avoir un entretien très vif avec Eufrasie. Je l’ai traitée d’ingrate et de perfide ; je l’ai accablée de reproches. Sais-tu bien ce qu’elle m’a répondu ? Que j’avais tort d’écouter des valets. Elle soutient que tu m’as fait un faux rapport. Tu n’es, si on l’en croit, qu’un imposteur, qu’un valet dévoué à mes neveux, pour l’amour de qui tu n’épargnerais rien pour me brouiller avec elle. J’ai vu couler de ses yeux des pleurs, mais des pleurs véritables. Elle m’a juré, par ce qu’il y a de plus sacré, qu’elle ne t’a fait aucune proposition, et qu’elle ne voit pas un homme. Béatrix, qui me paraît une bonne fille, incapable de mentir, m’a protesté la même chose ; de sorte que malgré moi ma colère s’est apaisée.

Eh quoi ! monsieur, interrompis-je avec douleur, doutez-vous de ma sincérité ? vous défiez-vous… Non, mon enfant, interrompit-il à son tour ; je te rends justice. Je ne te crois point d’accord avec mes neveux. Je suis persuadé que mon intérêt seul te touche, et je t’en sais bon gré : mais, après tout, les apparences sont trompeuses ; peut-être n’as-tu pas vu effectivement ce que tu t’imaginais voir ; et, dans ce cas, juge jusqu’à quel point ton accusation doit être désagréable à Eufrasie ! Quoi qu’il en soit, c’est une femme que je ne puis m’empêcher d’aimer ; c’est mon sort : il faut même que je lui fasse le sacrifice qu’elle exige de mon amour, et ce sacrifice est de te donner ton congé. J’en suis fâché, mon pauvre Gil Blas, poursuivit-il, et je t’assure que je n’y ai consenti qu’à regret : mais je ne saurais faire autrement : compatis à ma faiblesse ; ce qui doit te consoler, c’est que je ne te renverrai pas sans récompense. De plus, je prétends te placer chez une dame de mes amies, où tu seras fort agréablement.

Je fus bien mortifié de voir tourner ainsi mon zèle contre moi. Je maudis Eufrasie, et déplorai la faiblesse de don Gonzale, de s’en être laissé posséder. Le bon vieillard sentait assez qu’en me congédiant pour plaire seulement à sa maîtresse, il ne faisait pas une action des plus viriles ; aussi, pour compenser sa mollesse et me mieux faire avaler la pilule, il me donna cinquante ducats, et me mena le jour suivant chez la marquise de Chaves, à laquelle il dit en ma présence que j’étais un jeune homme qui n’avait que de bonnes qualités ; qu’il m’aimait, et que, des raisons de famille ne lui permettant pas de me retenir à son service, il la priait de me prendre au sien. Elle me reçut dès ce moment au nombre de ses domestiques ; si bien que je me trouvai tout à coup dans une nouvelle maison.