Histoire de Gil Blas de Santillane/IV/5

Garnier (tome 1p. 277-286).
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Livre IV


CHAPITRE V

De ce que fit Aurore de Guzman, lorsqu’elle fut à Salamanque.


Ortiz, ses compagnes et moi, après avoir entendu cette histoire, nous sortîmes de la salle, où nous laissâmes Aurore avec Elvire. Elles y passèrent le reste de la journée à s’entretenir. Elles ne s’ennuyaient point l’une avec l’autre : et le lendemain, quand nous partîmes, elles eurent autant de peine à se quitter, que deux amies qui se sont fait une douce habitude de vivre ensemble.

Enfin nous arrivâmes sans incident à Salamanque. Nous y louâmes d’abord une maison toute meublée ; et la dame Ortiz, ainsi que nous en étions convenus, prit le nom de dona Ximena de Guzman. Elle avait été trop longtemps duègne, pour n’être pas une bonne actrice. Elle sortit un matin avec Aurore, une femme de chambre et un valet, et se rendit à un hôtel garni où nous avions appris que Pacheco logeait ordinairement. Elle demanda s’il y avait quelque appartement à louer. On lui répondit qu’oui, et on lui en montra un assez propre, qu’elle arrêta. Elle donna même de l’argent d’avance à l’hôtesse, en lui disant que c’était pour un de ses neveux qui venait de Tolède étudier à Salamanque, et qui devait arriver ce jour-là.

La duègne et ma maîtresse, après s’être assurées de ce logement, revinrent sur leurs pas ; et la belle Aurore, sans perdre de temps, se travestit en cavalier. Elle couvrit ses cheveux noirs d’une fausse chevelure blonde, se teignit les sourcils de la même couleur, et s’ajusta de sorte qu’elle pouvait fort bien passer pour un jeune seigneur. Elle avait l’action libre et aisée ; et, à la réserve de son visage, qui était un peu trop beau pour un homme, rien ne trahissait son déguisement. La suivante, qui devait lui servir de page, s’habilla aussi, et nous n’appréhendions point qu’elle fît mal son personnage : outre qu’elle n’était pas des plus jolies, elle avait un petit air effronté qui convenait fort à son rôle. L’après-dînée, ces deux actrices se trouvant en état de paraître sur la scène, c’est-à-dire dans l’hôtel garni, j’en pris le chemin avec elles. Nous y allâmes tous trois en carrosse, et nous y portâmes toutes les hardes dont nous avions besoin.

L’hôtesse, appelée Bernarda Ramirez, nous reçut avec beaucoup de civilité, et nous conduisit à notre appartement, où nous commençâmes à l’entretenir. Nous convînmes de la nourriture qu’elle aurait soin de nous fournir, et de ce que nous lui donnerions pour cela tous les mois. Nous lui demandâmes ensuite si elle avait bien des pensionnaires. Je n’en ai pas présentement, nous répondit-elle : je n’en manquerais point si j’étais d’humeur à prendre toutes sortes de personnes ; mais je ne veux que de jeunes seigneurs. J’en attends ce soir un qui vient de Madrid ici achever ses études. C’est don Luis Pacheco, un cavalier de vingt ans tout au plus ; si vous ne le connaissez pas personnellement, vous pouvez en avoir entendu parler. Non, dit Aurore ; je n’ignore pas qu’il est d’une illustre famille ; mais je ne sais quel homme c’est, et vous me ferez plaisir de me l’apprendre, puisque je dois demeurer avec lui. Seigneur, reprit l’hôtesse en regardant ce faux cavalier, c’est une figure toute brillante ; il est fait à peu près comme vous. Ah ! que vous serez bien ensemble l’un et l’autre ! Par saint Jacques ! je pourrai me vanter d’avoir chez moi les deux plus gentils seigneurs d’Espagne. Ce don Luis, répliqua ma maîtresse, a sans doute en ce pays-ci des bonnes fortunes ? Oh ! je vous en assure, repartit la vieille ; c’est un vert galant, sur ma parole : il n’a qu’à se montrer pour faire des conquêtes. Il a charmé, entre autres, une dame qui a de la jeunesse et de la beauté : on la nomme Isabelle. C’est la fille d’un vieux docteur en droit. Elle en est si entêtée, qu’elle en perdra l’esprit assurément. Et dites-moi, ma bonne, interrompit Aurore avec précipitation, est-il de son côté fort amoureux d’elle ? Il l’aimait, répondit Bernarda Ramirez, avant son départ pour Madrid, mais je ne sais s’il l’aime encore ; car il est un peu sujet à caution. Il court de femme en femme, comme tous les jeunes cavaliers ont coutume de faire.

La bonne veuve n’avait pas achevé de parler que nous entendîmes du bruit dans la cour. Nous regardâmes aussitôt par la fenêtre, et nous aperçûmes deux hommes qui descendaient de cheval. C’était don Luis Pacheco lui-même, qui arrivait de Madrid avec un valet de chambre. La vieille nous quitta pour aller le recevoir ; et ma maîtresse se disposa, non sans émotion, à jouer le rôle de don Félix. Nous vîmes bientôt entrer dans notre appartement don Luis encore tout botté. Je viens d’apprendre, dit-il en saluant Aurore, qu’un jeune seigneur tolédan est logé dans cet hôtel ; il veut bien que je lui témoigne la joie que j’ai de loger avec lui ? Pendant que ma maîtresse répondait à ce compliment, Pacheco me parut surpris de trouver un cavalier si aimable. Aussi ne put-il s’empêcher de lui dire qu’il n’en avait jamais vu de si beau ni de si bien fait. Après force discours pleins de politesse de part et d’autre, don Luis se retira dans l’appartement qui lui était destiné.

Tandis qu’il y faisait ôter ses bottes, et changeait d’habit et de linge, une espèce de page, qui le cherchait pour lui rendre une lettre, rencontra par hasard Aurore sur l’escalier. Il la prit pour don Luis ; et lui remettant le billet dont il était chargé : Tenez, seigneur cavalier, lui dit-il, quoique je ne connaisse pas le seigneur Pacheco, je ne crois pas avoir besoin de vous demander si vous l’êtes ; sur le portrait qu’on m’a fait de ce seigneur, je suis persuadé que je ne me trompe point. Non, mon ami, répondit ma maîtresse avec une présence d’esprit admirable, vous ne vous trompez pas assurément. Vous vous acquittez de vos commissions à merveille. Vous avez fort bien deviné que je suis don Luis Pacheco. Allez, j’aurai soin de faire tenir ma réponse. Le page disparut ; et Aurore, s’enfermant avec sa suivante et moi, ouvrit la lettre et nous lut ces paroles : Je viens d’apprendre que vous êtes à Salamanque. Avec quelle joie j’ai reçu cette nouvelle ! J’en ai pensé devenir folle. Mais aimez-vous encore Isabelle ? Hâtez-vous de l’assurer que vous n’avez point changé. Je crois qu’elle mourra de plaisir, si elle vous retrouve fidèle.

Le billet est passionné, dit Aurore ; il marque une âme bien éprise. Cette dame est une rivale qui doit m’alarmer. Il faut que je n’épargne rien pour en détacher don Luis, et pour empêcher même qu’il ne la revoie. L’entreprise, je l’avoue, est difficile ; cependant je ne désespère pas d’en venir à bout. Ma maîtresse se mit à rêver là-dessus ; et, un moment après, elle ajouta : Je vous les garantis brouillés en moins de vingt-quatre heures. En effet, Pacheco s’étant un peu reposé dans son appartement, vint nous retrouver dans le nôtre, et renoua l’entretien avec Aurore avant le souper. Seigneur cavalier, lui dit-il en plaisantant, je crois que les maris et les amants ne doivent pas se réjouir de votre arrivée à Salamanque ; vous allez leur causer de l’inquiétude. Pour moi, je tremble pour mes conquêtes. Écoutez, lui répondit ma maîtresse sur le même ton, votre crainte n’est pas mal fondée. Don Félix de Mendoce est un peu redoutable, je vous en avertis. Je suis déjà venu dans ce pays-ci ; je sais que les femmes n’y sont pas insensibles. Quelle preuve en avez-vous ? interrompit don Luis avec vivacité. Une preuve démonstrative, repartit la fille de don Vincent ; il y a un mois que je passai par cette ville : je m’y arrêtai huit jours, et je vous dirai confidemment que j’enflammai la fille d’un vieux docteur en droit.

Je m’aperçus, à ces paroles, que don Luis se troubla. Peut-on, sans indiscrétion, reprit-il, vous demander le nom de la dame ? Comment, sans indiscrétion ? s’écria le faux don Félix ; pourquoi vous ferais-je un mystère de cela ? Me croyez-vous plus discret que les autres seigneurs de mon âge ? Ne me faites point cette injustice-là. D’ailleurs, l’objet, entre nous, ne mérite pas tant de ménagement ; ce n’est qu’une petite bourgeoise. Vous savez bien qu’un homme de qualité ne s’occupe pas sérieusement d’une grisette, et qu’il croit même lui faire honneur en la déshonorant. Je vous apprendrai donc sans façon que la fille du docteur se nomme Isabelle. Et le docteur, interrompit impatiemment Pacheco, s’appellerait-il le seigneur Murcia de la Llana ? Justement, répliqua ma maîtresse. Voici une lettre qu’elle m’a fait tenir tout à l’heure ; lisez-la, et vous verrez si la dame me veut du bien. Don Luis jeta les yeux sur le billet ; et, reconnaissant l’écriture, il demeura confus et interdit. Que vois-je ? poursuivit alors Aurore d’un air étonné ; vous changez de couleur ? Je crois, Dieu me pardonne, que vous prenez intérêt à cette personne. Ah ! que je me veux de mal de vous avoir parlé avec tant de franchise !

Je vous en sais très bon gré, moi, dit don Luis avec un transport mêlé de dépit et de colère. La perfide ! la volage ! Don Félix, que ne vous dois-je point ! Vous me tirez d’une erreur que j’aurais peut-être conservée encore longtemps. Je m’imaginais être aimé, que dis-je, aimé ? je croyais être adoré d’Isabelle. J’avais quelque estime pour cette créature-là, et je vois bien que ce n’est qu’une coquette digne de tout mon mépris. J’approuve votre ressentiment, dit Aurore en marquant à son tour de l’indignation. La fille d’un docteur en droit devrait bien se contenter d’avoir pour amant un jeune seigneur aussi aimable que vous l’êtes. Je ne puis excuser son inconstance ; et, bien loin d’agréer le sacrifice qu’elle me fait de vous, je prétends, pour la punir dédaigner désormais ses bontés. Pour moi, reprit Pacheco, je ne la reverrai de ma vie ; c’est la seule vengeance que j’en dois tirer. Vous avez raison, s’écria le faux Mendoce. Néanmoins, pour lui faire connaître jusqu’à quel point nous la méprisons tous deux, je suis d’avis que nous lui écrivions chacun un billet insultant. J’en ferai un paquet que je lui enverrai pour réponse à sa lettre. Mais avant que nous en venions à cette extrémité, consultez votre cœur ; le sentez-vous assez détaché de votre infidèle pour ne craindre pas de vous repentir un jour de lui avoir rompu en visière ? Non, non, interrompit don Luis, je n’aurai jamais cette faiblesse, et je consens que, pour mortifier l’ingrate, nous fassions ce que vous me proposez.

Aussitôt j’allai chercher du papier et de l’encre, et ils se mirent à composer l’un et l’autre des billets fort obligeants pour la fille du docteur Murcia de la Llana. Pacheco surtout ne pouvait trouver des termes assez forts à son gré pour exprimer ses sentiments, et il déchira cinq ou six lettres commencées, parce qu’elles ne lui parurent pas assez dures. Il en fit pourtant une dont il fut content, et dont il avait sujet de l’être. Elle contenait ces paroles : Apprenez à vous connaître, ma reine, et n’ayez plus la vanité de croire que je vous aime. Il faut un autre mérite que le vôtre pour m’attacher. Vous n’êtes pas même assez agréable pour m’amuser quelques moments. Vous n’êtes propre qu’à faire l’amusement des derniers écoliers de l’Université. Il écrivit donc ce billet gracieux ; et lorsque Aurore eut achevé le sien, qui n’était guère moins offensant, elle les cacheta tous deux, y mit une enveloppe, et me donnant le paquet : Tiens, Gil Blas, me dit-elle, fais en sorte qu’Isabelle reçoive cela ce soir. Tu m’entends bien ? ajouta-t-elle en me faisant des yeux un signe que je compris parfaitement. Oui, seigneur, lui répondis-je, vous serez servi comme vous le souhaitez.

Je sortis en même temps ; et quand je fus dans la rue, je me dis : Oh ! çà, monsieur Gil Blas, on met votre génie à l’épreuve ; vous faites donc le valet dans cette comédie ? Eh bien, mon ami, montrez que vous avez assez d’esprit pour remplir un rôle qui en demande beaucoup. Le seigneur don Félix s’est contenté de vous faire un signe. Il compte, comme vous voyez, sur votre intelligence. A-t-il tort ? Non, je conçois ce qu’il attend de moi. Il veut que je fasse tenir seulement le billet de don Luis ; c’est ce que signifie ce signe-là ; rien n’est plus intelligible. Persuadé que je ne me trompais pas, je ne balançai point à défaire le paquet. Je tirai la lettre de Pacheco, et je la portai chez le docteur Murcia, dont j’eus bientôt appris la demeure. Je trouvai à la porte de sa maison le petit page qui était venu à l’hôtel garni. Frère, lui dis-je, ne seriez-vous point par hasard domestique de la fille de M. le docteur Murcia ? Il me répondit qu’oui, d’un air qui marquait assez qu’il était dans l’habitude de porter et de recevoir des lettres galantes. Vous avez, lui répliquai-je, la physionomie si officieuse, que j’ose vous prier de rendre ce billet doux à votre maîtresse.

Le petit page me demanda de quelle part je l’apportais, et je ne lui eus pas sitôt reparti que c’était de celle de don Luis Pacheco, qu’il me dit : Cela étant, suivez-moi ; j’ai ordre de vous faire entrer ; Isabelle veut vous entretenir. Je me laissai introduire dans un cabinet, où je ne tardai guère à voir paraître la senora. Je fus frappé de la beauté de son visage ; je n’ai point vu de traits plus délicats. Elle avait un air mignon et enfantin ; mais cela n’empêchait pas que, depuis trente bonnes années pour le moins, elle ne marchât sans lisière. Mon ami, me dit-elle d’un air riant, appartenez-vous à don Luis Pacheco ? Je lui répondis que j’étais son valet de chambre depuis trois semaines. Ensuite je lui remis le billet fatal dont j’étais chargé. Elle le relut deux ou trois fois : il semblait qu’elle se défiât du rapport de ses yeux. Effectivement, elle ne s’attendait à rien moins qu’à une pareille réponse. Elle éleva ses regards vers le ciel, se mordit les lèvres, et pendant quelque temps sa contenance rendit témoignage des peines de son cœur. Puis, tout à coup, m’adressant la parole : Mon ami, me dit-elle, don Luis est-il devenu fou depuis notre séparation ? Je ne comprends rien à son procédé. Apprenez-moi, si vous le savez, pourquoi il m’écrit si galamment. Quel démon peut l’agiter ? S’il veut rompre avec moi, ne saurait-il le faire sans m’outrager par des lettres si brutales ?

Madame, lui dis-je en affectant un air plein de sincérité, mon maître a tort assurément : mais il a été en quelque façon forcé de le faire. Si vous me promettiez de garder le secret, je vous découvrirais tout le mystère. Je vous le promets, interrompit-elle avec précipitation ; ne craignez point que je vous commette : expliquez-vous hardiment. Eh bien ! repris-je, voici le fait en deux mots. Un moment après votre lettre reçue, il est entré dans notre hôtel une dame couverte d’une mante des plus épaisses. Elle a demandé le seigneur Pacheco, lui a parlé quelque temps en particulier ; et, sur la fin de la conversation, j’ai entendu qu’elle lui a dit : Vous me jurez que vous ne la reverrez jamais ; ce n’est pas tout, il faut, pour ma satisfaction, que vous lui écriviez tout à l’heure un billet que je vais vous dicter : j’exige cela de vous. Don Luis a fait ce qu’elle désirait ; puis, me mettant le papier entre les mains : Informe-toi, m’a-t-il dit, où demeure le docteur Murcia de la Llana, et fais adroitement tenir ce poulet à sa fille Isabelle.

Vous voyez bien, madame, poursuivis-je, que cette lettre désobligeante est l’ouvrage d’une rivale, et que, par conséquent, mon maître n’est pas si coupable. Ô ciel ! s’écria-t-elle, il l’est encore plus que je ne pensais. Son infidélité m’offense plus que les mots piquants que sa main a tracés. Ah ! l’infidèle, il a pu former d’autres nœuds !… Mais, ajouta-t-elle en prenant un air fier, qu’il s’abandonne sans contrainte à son nouvel amour ; je ne prétends point le traverser. Dites-lui, je vous prie, qu’il n’avait pas besoin de m’insulter pour m’obliger à laisser le champ libre à ma rivale, et que je méprise trop un amant volage pour avoir la moindre envie de le rappeler. À ce discours, elle me congédia, et se retira fort irritée contre don Luis.

Je sortis de chez le docteur Murcia de la Llana fort satisfait de moi, et je compris que, si je voulais me mettre dans le génie, je deviendrais un habile fourbe. Je m’en retournai à notre hôtel, où je trouvai les seigneurs Mendoce et Pacheco qui soupaient ensemble et s’entretenaient comme s’ils se fussent connus de longue main. Aurore s’aperçut, à mon air content, que je ne m’étais point mal acquitté de ma commission. Te voilà donc de retour, Gil Blas, me dit-elle ; rends-nous compte de ton message. Il fallut encore payer d’esprit. Je dis que j’avais donné le paquet en main propre, et qu’Isabelle, après avoir lu les deux billets doux qu’il contenait, au lieu d’en paraître déconcertée, s’était mise à rire comme une folle, en disant : Par ma foi, les jeunes seigneurs ont un joli style ; il faut avouer que les autres personnes n’écrivent pas si agréablement. C’est fort bien se tirer d’embarras, s’écria ma maîtresse ; et voilà son art. Pour moi, dit don Luis, je ne reconnais point Isabelle à ces traits-là ; il faut qu’elle ait changé de caractère pendant mon absence. J’aurais jugé d’elle aussi tout autrement, reprit Aurore. Convenons qu’il y a des femmes qui savent prendre toutes sortes de formes. J’en ai aimé une de celles-là, et j’en ai été longtemps la dupe. Gil Blas vous le dira, elle avait un air de sagesse à tromper toute la terre. Il est vrai, dis-je en me mêlant à la conversation, que c’était un minois à piper les plus fins ; j’y aurais moi-même été attrapé.

Le faux Mendoce et Pacheco firent de grands éclats de rire en m’entendant parler ainsi ; et loin de trouver mauvais que je prisse la liberté de me joindre à leur entretien, ils m’adressèrent souvent la parole pour se réjouir de mes réponses. Nous continuâmes à nous entretenir des femmes qui ont l’art de se masquer ; et le résultat de tous nos discours fut qu’Isabelle demeura dûment atteinte et convaincue d’être une franche coquette. Don Luis protesta de nouveau qu’il ne la reverrait jamais ; et don Félix, à son exemple, jura qu’il aurait toujours pour elle un parfait mépris. Ensuite de ces protestations, ils se lièrent d’amitié tous deux, et se promirent mutuellement de n’avoir rien de caché l’un pour l’autre. Ils passèrent l’après-souper à se dire des choses gracieuses, et enfin ils se séparèrent pour s’aller reposer chacun dans son appartement. Je suivis Aurore dans le sien, où je lui rendis un compte exact de l’entretien que j’avais eu avec la fille du docteur ; je n’oubliai pas la moindre circonstance ; j’en dis même plus qu’il n’y en avait, pour mieux faire ma cour à ma maîtresse, qui fut charmée de mon rapport. Peu s’en fallut qu’elle ne m’embrassât de joie. Mon cher Gil Blas, me dit-elle, je suis enchantée de ton esprit. Quand on a le malheur d’être engagée dans une passion qui nous oblige de recourir à des stratagèmes, quel avantage d’avoir dans ses intérêts un garçon aussi spirituel que toi ! Courage, mon ami, nous venons d’écarter une rivale qui pouvait nous embarrasser ; cela ne va pas mal. Mais, comme les amants sont sujets à d’étranges retours, je suis d’avis de brusquer l’aventure, et de mettre en jeu dès demain Aurore de Guzman. J’approuvai cette pensée, et, laissant le seigneur don Félix avec son page, je me retirai dans un cabinet où était mon lit.