Dezobry & Magdeleine (p. 29-36).


CHAPITRE III


Puissance des maires du palais, et affaiblissement progressif de l’autorité royale. — Triomphe de l’Ostrasie sur la Neustrie. — Les Carlovingiens remplacent les Mérovingiens.

Les rois fainéants, 638-752.

24. Les trois visions de Childéric. — Un vieux chroniqueur piésente sous la forme fabuleuse d’une vision le tableau de la décadence des Mérovingiens. Nous reproduisons à peu près son récit, parce qu’il résume toute cette époque par une vive image. La reine Basine, femme de Childéric, qui fut le père de Clovis, avait dit un jour à son époux : « Descendez sous le portique du palais, et rapportez-moi ce que vous y aurez vu. » Childéric descendit, et aperçut des lions et des léopards, et la fierté de ces nobles animaux le frappa d’admiration. Il remonta vers la reine qui lui dit : « Descendez encore ; vous n’avez pas tout vu. » Il redescendit, et vit des ours et des loups qui se combattaient et il fut saisi d’horreur. Quand il eut raconté cette seconde vision à la reine : « Allez, dit-elle, vous n’avez pas tout vu. » Il distingua cette fois, à travers une ombre épaisse, des chiens qui s’entre-dévoraient, et il détourna la vue avec dégoût. C’était l’histoire de toute l’époque mérovingienne qui s’était déroulée devant lui. À la gloire de la conquête succédait la cruauté des guerres civiles ; aux guerres civiles devait succéder la dégradation de la race royale.

25. rois fainéants. — Le règne des deux fils de Dagobert, qui succédèrent à leur père en 638, commence la période des rois que l’histoire appelle les rois fainéants, parce qu’ils n’ont régné que de nom. Relégués au fond de leur palais, d’où ils ne sortaient que dans les occasions solennelles, pour se montrer au peuple sur un char attelé de quatre bœufs, et condamnés pour la plupart à une vieillesse précoce par l’abus des plaisirs, les derniers Mérovingiens ont été de véritables esclaves couronnés. L’autorité royale était exercée en leur nom par les maires du palais.

26. Maires du palais — Ces officiers n’avaient été d’abord que de simples intendants de la maison royale ; on les

trouve désignés quelquefois, dans l’origine, sous le nom de nourriciers du roi. Ils veillaient à la distribution des repas et aux différentes occupations du monarque, ils administraient ses domaines et étaient chargés de ses dépenses et de ses revenus. Cette charge toute domestique se transforma facilement pour eux en celle de premier ministre, et ils devinrent les véritables maîtres du royaume. Il y eut des maires du palais dès l’origine de la monarchie ; mais c’est à partir de 675 seulement qu’ils apparaissent dans l’histoire comme investis de fonctions politiques. Choisis primitivement par le roi et révoqués à son gré, ils furent désignés ensuite par la noblesse et devinrent ses représentants auprès de la royauté, les défenseurs de ses prérogatives, avec le privilège de l’inamovibilité, et plus tard même de l’hérédité.

27. faiblesse des fils de dagobert. — Sigebert II et Clovis II, fils de Dagobert, avaient, l’un huit ans et l’autre quatre ans, lorsque leur père mourut (638) ; les maires du palais régnèrent en leur nom. Pépin de Landen[1] resta tout-puissant en Ostrasie, sous Sigebert ; Ega devint maire de Neustrie et de Bourgogne, sous Clovis.

28. Rivalité de la Neustrie et de l’Ostrasie. — Dès ce moment surtout, l’Ostrasie et la Neustrie formèrent deux nations distinctes. L’Ostrasie, qui comprenait le pays situé entre le Rhin et les Ardennes, était habitée par une noblesse riche, turbulente, jalouse de son indépendance ; la Neustrie, qui comprenait les pays arrosés par la Seine et la Loire, était moins ennemie de la civilisation romaine et plus facile à gouverner. La situation de chacune d’elles explique cette différence ; la première conservait un peu de la barbarie des nations germaniques, avec lesquelles elle était toujours en contact ; la seconde s’était presque complètement soumise aux institutions et aux mœurs romaines, conservées dans la France du sud et même dans celle du centre. De là vint la longue inimitié des deux pays.

29. clovis ii seul roi, 650-656. — L’histoire de la France sous les derniers Mérovingiens n’est autre chose que le récit des progrès de la puissance des maires et de la rivalité des Neustriens et des Ostrasiens. À la mort de Sigebert II, Grimoald, fils et successeur de Pépin de Landen, osa reléguer l’héritier de l’Ostrasie dans un monastère d’Irlande, et placer la couronne sur la tête de son propre fils. Il avait trop présumé de son pouvoir et de l’indifférence de la nation pour des princes dégénérés. L’Ostrasie n’était pas préparée à une telle usurpation ; elle se donna au roi de Neustrie et lui livra Grimoald et son fils, qui furent mis à mort. Clovis II réunit ainsi pendant six années sur sa faible tête les trois couronnes de Neustrie, d’Ostrasie et de Bourgogne. Erkinoald fut maire du palais pour les trois royaumes ; il gouverna avec sagesse et modération au nom de ce prince, puis au nom de ses trois fils, qui régnèrent d’abord simultanément de 656 à 664.

30. ebroïn et saint léger. — Mais Ebroïn, qui vint après Erkinoald, compromit tout par ses violences. D’abord l’Ostrasie se sépara de la Neustrie, et prit pour roi Childéric II, l’un des enfants de Clovis (664). Puis les seigneurs de Neustrie et de Bourgogne, soulevés par l’évêque d’Autun Léodegaire ou Léger[2], déposèrent Ebroïn et l’enfermèrent au couvent de Luxeuil. Childéric fut reconnu seul roi (671). Il voulut s’affranchir de la tutelle de Léodegaire et l’envoya partager la captivité d’Ebroïn à Luxeuil. Là s’opéra entre les deux ennemis une réconciliation qui n’était sincère que de la part de l’évêque d’Autun. Ils s’échappèrent ensemble de leur prison, pendant que le roi Childéric était assassiné avec sa famille dans la forêt de Chelles (673). Ce crime, qui était le résultat d’une vengeance particulière, fut comme le signal de nouvelles atrocités. Ebroïn, redevenu tout-puissant en Neustrie sous Thierry III, fit mettre à mort son rival Léodegaire, et annonça le projet d’abaisser la noblesse au profit du pouvoir royal.

31. la royauté supprimée en ostrasie, 679. — Pour répondre à ces menaces, les seigneurs ostrasiens égorgèrent leur roi Dagobert II, abolirent la royauté et placèrent à leur tête avec le titre de ducs d’Ostrasie, Martel ou Martin et Pépin d’Héristal, petits-fils de saint Arnulf[3], évêque de Metz.

32. les héristals. — Ici commence le rôle de cette famille des Héristals, qui, joignant bientôt à l’influence que devait lui assurer la mairie du palais les avantages d’une alliance intime avec les clerpé, parvint au trône, et remplaça les Mérovingiens. Les riches et nombreux domaines qu’elle possédait, et dont le principal était celui d’Héristal[4], sur la Meuse, avaient désigné Martel et Pépin au choix de leurs concitoyens.

33. bataille de testry, 687. — 33.. — Ebroïn marcha contre les deux ducs d’Ostrasie afin de les soumettre. La victoire qu’il remporta à Latofao près de Laon, en 680, et la mort de Martel, qu’il fit traîtreusement poignarder dans une conférence, semblaient assurer le succès de ses plans, lorsqu’il périt lui-même assassiné par un seigneur qu’il avait dépouillé de ses biens. Les trois maires qui gouvernèrent successivement la Neustrie après Ebroïn voulurent continuer son œuvre et ne furent pas plus heureux. Bertaire, le dernier d’entre eux, perdit la bataille et la vie dans les plaines de Testry[5] en Vermandois. Après cette victoire de la France orientale, qui était restée fidèle aux mœurs de la Germanie, sur la France de l’ouest, amollie par la civilisation romaine, la royauté mérovingienne ne subsista plus que de nom ; ce sont désormais les Héristals qui règnent en fait, sinon en droit.

34. mairie de pépin d’héristal. — Le vainqueur de Testry ne voulut pas ou peut-être n’osa pas supprimer la royauté en Neustrie. Il laissa la couronne à Thierry III, mais il se fit donner la mairie du palais, et comme il tenait à ne pas quitter sa résidence de Cologne, où il était entouré de ses fidèles Ostrasiens, il chargea une de ses créatures d’exercer cette mairie en son nom. Quoique absent, il gouverna donc la Neustrie en maître absolu, et disposa trois fois de la couronne à son gré. Pour affermir son autorité, il rechercha comme avait fait Clovis l’amitié du clergé, et ses successeurs imitèrent son exemple. Lorsqu’il avait pris les armes et livré la bataille de Testry, ce n’était pas seulement pour venger les seigneurs opprimés ou proscrits ; c’était aussi pour défendre la religion, et pour restituer aux églises les biens dont elles avaient été dépouillées. L’intérêt de la religion, le désir de favoriser les progrès de l’Évangile lui firent encore diriger plusieurs expéditions contre les peuples voisins, et soumettre les Bretons, les Frisons et des Allemands. En même temps, il remit en vigueur l’usage des assemblées générales de la nation, et chaque année il y eut une réunion des hommes libres.

35. mairie de charles-martel. — Pépin d’Héristal mourut en 714, laissant la mairie à son petit-fils Théodoald, sous la tutelle de sa veuve Plectrude ; il déshéritait ainsi le seul fils qui lui restât, Charles-Martel, né d’une autre femme que Plectrude. Charles ne se résigna point à cette injuste spoliation ; enfermé par sa belle-mère dans une prison à Cologne, il s’échappa, se mit à la tête des Ostrasiens, qui ne voulaient pas obéir à un enfant et à une femme, battit les Neustriens à Vincy[6] et à Soissons (719), s’empara de la mairie de Neustrie, imposa son alliance au duc d’Aquitaine, et réduisit les peuples tributaires qui affectaient l’indépendance.

36. bataille de tours ou de poitiers, 732. — Mais de tous les exploits de Charles-Martel, le plus glorieux fut sans contredit la victoire qu’il remporta sur les Arabes ou Sarrasins entre Tours et Poitiers. Il y avait à peine un siècle que Mahomet était mort, et ses disciples fanatiques, après avoir soumis la Syrie, l’Égypte, la Perse, la haute Asie et l’Afrique septentrionale, avaient passé le détroit de Gibraltar et conquis l’Espagne en une seule bataille (711). Ils envahirent alors la Gaule et chassèrent de ses États le duc d’Aquitaine Eudes, dont on a fait à tort, sur la foi d’une charte douteuse, un descendant de Caribert, un représentant de la branche cadette des Mérovingiens. Malgré l’antipathie de race qui séparait l’Aquitain du Franc, malgré ses sentiments d’inimitié personnelle contre le duc d’Ostrasie, Eudes se résigna à implorer le secours de ce vaillant capitaine. Sa cause était celle de la chrétienté tout entière. Charles s’avança vers la Loire pour arrêter les Infidèles, qui se proposaient de piller la riche abbaye de Saint-Martin à Tours ; il les défit dans une sanglante bataille qui coûta la vie à leur général Abdérame[7]. Toutefois leur déroute ne fut pas aussi complète que les historiens se sont plu à le raconter : car le vainqueur n’osa pas les inquiéter dans leur retraite ; il ne put les chasser de Narbonne, dont ils s’étaient emparés avec l’appui de quelques seigneurs du pays, ni les empêcher de prendre la ville d’Arles. Le souvenir de ces guerres est encore vivant dans le midi de la France ; on montre dans les arènes d’Arles la tour de Charles-Martel ; on voit sur les murs des arènes de Nîmes les traces de l’incendie qu’y alluma, dit-on, Charles-Martel pour en déloger les ennemis.

37. interrègne en neustrie, 737-742. — La victoire de Tours n’en mit pas moins le comble à la puissance de Charles-Martel, et il put faire ce que Pépin d’Héristal n’avait pas même entrepris. À la mort de Thierry IV (737), il laissa vaquer le trône, afin que la Neustrie s’accoutumât à ne plus considérer l’autorité royale comme appartenant nécessairement à la famille des Mérovingiens. Pour assurer le succès de cette tentative, il eut soin de se concilier la faveur de ses compagnons d’armes, en leur distribuant à titre de récompense des terres enlevées aux églises et même des abbayes et des évêchés. Cette spoliation excita un juste mécontentement parmi le clergé, et elle fut une source de scandales par les désordres auxquels se livrèrent ces guerriers que la volonté du maître avait transformés en prélats. Mais l’irritation du clergé alla trop loin : le sauveur de la chrétienté fut accusé d’hérésie et d’impiété.

38. mort de charles-martel, 741. — Le pape Grégoire III ne partagea pas ces ressentiments : menacé dans Rome par les Lombards, il n’hésita point à implorer le secours de celui qui, à l’exemple de son père, avait aidé de tout son pouvoir les missionnaires envoyés en Germanie pour y prêcher le christianisme. Charles se disposait à passer en Italie, lorsque la mort le surprit au milieu de ses préparatifs de guerre.

39. carloman et pépin. — Ses deux fils héritèrent de sa puissance : Carloman, l’aîné, fut maire d’Ostrasie, Pépin, le second, maire de Neustrie, et le trône resta vacant. Mais en 742, Pépin, cédant aux vœux des Neustriens, tira du cloître un prince mérovingien qu’il fit couronner sous le nom de Childéric III. Les deux frères conservèrent néanmoins toute l’autorité. En 747, Carloman, dégoûté du monde, se retira au monastère du mont Cassin, près de Rome ; dès lors Pépin fut seul maire.

40. fin de la dynastie mérovingienne, 752. — Sûr de l’appui des grands et du clergé, il envoya demander au pape Zacharie s’il n’était pas juste que celui qui avait en réalité la puissance royale fût aussi revêtu du titre de roi. Le pape ayant répondu affirmativement, Pépin fit déposer Childéric III par les grands assemblés à Soissons et l’enferma dans un cloître. Il prit pour lui-même le titre de roi, et commença ainsi la dynastie des Héristals, plus connue sous le nom de Carlovingiens.

La première race avait duré 304 ans, à partir de Mérovée qui lui donna son nom. Elle avait fourni trente et un rois, dont six seulement gouvernèrent sans partage toute la monarchie (v. tabl. généal. I).


Synchronisme. — Conquêtes des Arabes en Asie et en Afrique, 632-708. — Bataille de Xérez, qui enlève l’Espagne aux Visigoths, 711. — Khalifats d’Orient et d’Occident : les Abbassides à Bagdad, 750 ; les Ommiades à Cordoue, 756.


  1. On compte trois Pépin parmi les maires du palais : Pépin de Landen, dit l’Ancien ou le Vieux, dont la fille Begga épousa Anségise ; Pépin d’Héristal, fils d’Anségise, et Pépin le Bref petit-fils du précédent.
  2. Léodegaire a mérité depuis par ses vertus d’être canonisé ; il est honoré sous le nom de saint Léger.
  3. Le père de Martel et de Pépin fut cet Anségise dont nous avons parlé plus haut, et que saint Arnulf avait eu avant d’entrer dans les ordres.
  4. Héristal ou Herstal est situé en Belgique, au N.-E. de Liège. Il y a encore une ville du nom de Pépinster dans les environs de Liège, et un village appelé Landen entre Liège et Tirlemont.
  5. Entre Saint-Quentin et Péronne.
  6. Auj. Inchy, petit village entre Cambrai et Cateau-Cambresis.
  7. On a dit souvent que Charles mérita le surnom de Martel a cette bataille, parce qu’il y écrasa les ennemis comme un marteau écrase le fer. Il est plus probable que ce surnom lui fut donné, comme à d’autres membres de la famille des Héristals, en l’honneur de saint Martin ; le nom de Martel est le même que celui de Martin.