Dezobry & Magdeleine (p. 36-40).

CHAPITRE IV.


Institutions, religion, mœurs, littérature sous les rois Mérovingiens.

Avant de quitter cette époque mérovingienne, qui renferme les origines et les commencements de notre histoire, disons quelques mots des institutions, de la religion, des mœurs, de la littérature de la Gaule depuis le ve jusqu’au milieu du viiie siècle.

41. Pouvoir royal. — Les rois Mérovingiens ne jouissaient pas d’un pouvoir absolu. L’anecdote du vase de Soissons nous montre que le roi, assimilé aux autres guerriers, au moins dans les premiers temps, ne devait rien avoir après le combat que ce que le sort lui assignait. Lorsque les fils de Clovis s’unirent pour faire la conquête de la Bourgogne, les soldats de Thierry, voyant qu’on les emmenait contre l’Auvergne, au lieu de marcher sur la Bourgogne, s’ameutèrent autour de la tente de leur roi, et menacèrent de le quitter. La royauté était élective et héréditaire tout à la fois ; la nation choisissait son chef, mais elle devait le choisir dans la famille de Mérovée, dont les membres se distinguaient par leur longue chevelure.

42. Administration. — Le roi ne pouvait être élu, ni décider de la paix ou de la guerre, ni faire aucun traité, sans le consentement des grands de la nation réunis en assemblée générale. Ces réunions s’appelaient Champ-de-Mars ou Champ-de-Mai, selon qu’elles avaient lieu au mois de mars ou au mois de mai. Les propositions y étaient approuvées ou rejetées par acclamation.

L’administration locale resta, comme sous l’empire romain, confiée à des ducs et à des comtes. Ces officiers royaux, qui étaient amovibles, commandaient les troupes, rendaient la justice et percevaient les revenus. La plupart des cités conservèrent le régime municipal dont elles avaient joui sous les empereurs ; seulement l’évêque devint le premier magistrat, partout où il y avait un siège épiscopal.

43. État des personnes. — On distinguait quatre classes de personnes : 1o  les leudes ou antrustions, c’est-à-dire les fidèles du roi, les nobles ou seigneurs, soit laïques, soit ecclésiastiques ; 2o  les ahrimans, ou hommes libres ; 3o  les colons tributaires, ou fermiers qui cultivaient la terre moyennant une redevance ; 4o  enfin les serfs, ou esclaves qui appartenaient à la terre et ne pouvaient en être séparés. Les seigneurs et les hommes libres étaient seuls considérés comme formant ce qu’on appelait la nation ; seuls ils étaient appelés aux Champs de mars ou de mai.

44. Législation ; loi salique. — Au moment où Clovis venait de faire sa conquête, on comptait en Gaule autant de législations particulières qu’il y avait de peuples établis sur le territoire ; il y avait la loi des Romains, celle des Visigoths, celle des Bourguignons, enfin celles des différentes tribus franques. Après le règne de Clovis, toutes ces lois furent réunies en une seule loi générale, qui, dans les provinces méridionales, conserva un grand nombre d’articles de la loi romaine, et, dans celles du nord, emprunta presque toutes ses dispositions à la loi des Francs Saliens ou loi salique.

La loi salique, rédigée, dit-on, par les Francs avant leur établissement en Gaule, fut revisée et publiée par Dagobert. Comme toutes celles des peuples germaniques, la loi salique était personnelle, c’est-à-dire qu’elle admettait qu’un bourguignon résidant parmi les Francs Saliens fût jugé d’après la loi bourguignonne, et non d’après la loi franque. Chez les peuples modernes, les lois sont au contraire territoriales, c’est-à-dire qu’elles s’appliquent à tous les individus rassemblés sur le même territoire, quelle que soit leur origine ; ainsi un allemand ou un russe, s’il commet un crime en France, est jugé d’après la loi française, et non d’après la loi de son pays.

45. Wehrgeld. — Un autre caractère commun à la loi salique et à toutes les lois barbares, c’était la faculté de racheter toute espèce de crime ou de délit en payant à l’offensé ou à sa famille, à titre de réparation, une certaine somme dont le taux variait suivant la gravité du délit. La peine de mort était sévèrement proscrite de tous les codes, comme si l’homme ne s’était pas cru le droit d’ôter la vie à son semblable, même au nom de la société troublée par le crime. Mais une choquante disproportion existait dans le tarif fixé par la loi pour les vainqueurs et pour les vaincus : on payait 200 sols d’or, pour le meurtre d’un Franc, 100 pour un propriétaire romain, 600 pour un Franc convive du roi[1], 300 pour un Romain convive du roi. C’est ce qui s’appelait le wehrgeld ou argent de la défense. La loi entrait même dans des détails minutieux ; elle fixait une somme pour chaque blessure, tant pour un œil arraché, tant pour une oreille ou pour un nez coupé, tant pour une dent cassée.

46. Épreuves, duel judiciaire. — Dans ces temps de grossière ignorance, où les lois de la procédure criminelle étaient inconnues, où l’on avait aucun moyen régulier de constater la vérité, on avait souvent recours, pour découvrir le coupable, aux épreuves par l’eau, par le fer, par le feu, etc. Il fallait que l’accusé prit une boule placée au fond d’un vase rempli d’eau bouillante, ou qu’il portât dans sa main un fer rougi au feu. Il était absous, si sa main ne conservait aucune trace de brûlure ; condamné, si le contraire arrivait. Quelquefois on le plongeait dans une rivière ou dans un grand bassin d’eau froide, pieds et poings liés, et s’il surnageait, il était jugé coupable ; on disait que l’élément le rejetait de son sein. Le duel ou combat judiciaire était aussi un des moyens fréquemment employé ; les femmes se choisissaient un champion. Ces usages, absurdes subsistèrent jusqu’au temps de saint Louis, qui réforma l’administration de la justice ; le duel judiciaire ne fut même aboli que sous Philippe-le-Bel

47. Succession des femmes. — Ne quittons pas la loi salique sans mentionner le célèbre article sur la succession des femmes. Cette loi, faite pour un peuple qui vivait au milieu des violence résulte de l’emploi constant de la force, parce que la terre salique ne peut-être possédée par une femme, parce qu’elle est inhabile à la défendre. On a plus tard appliqué cette interdiction à la succession royale, qui a été ainsi assimilé à la terre salique, et par suite de ce principe posé pour la première fois en 1316, les femme ne sont pas aptes à occuper le trône en France.

48. Progrès du christianisme ; autorité des évêques. — La religion chrétienne avait trouvé parmi les rois Francs de fidèles disciples. Presque tous s’empressèrent de construire de nombreuses églises. Les plus anciennes sont celles de Saint-Denis et de Saint-Germain-des-Prés, à Paris. Les évêques, respectés et consultés sans cesse, acquirent une sorte de pouvoir politique, outre l’influence que leur assurait leur caractère religieux. Ils luttèrent sans cesse contre l’abus de la force brutale qui était le grand vice de la société barbare ; ils cherchèrent à inspirer aux puissants un esprit de douceur et de justice dans leurs relations avec les faibles, à entretenir dans les faibles l’espoir d’un avenir meilleur. Au milieu de l’anarchie et du désordre que la conquête avait engendrés, ce fut un immense bienfait que ces tendances morales, ces sentiments d’équité et de modération que l’Église fit prévaloir peu à peu dans la société. Elle avait d’ailleurs contre les rois ou les sujets qui violaient la loi divine ou humaine l’arme terrible de l’excommunication, et lorsqu’elle avait épuisé les voies de là douceur et les avertissements, elle n’hésitait plus à frapper ceux qui persévéraient dans le mal.

49. Excommunication. — Au milieu d’une église, au son des cloches, l’évêque, revêtu de ses ornements pontificaux, debout et ayant autour de lui douze prêtres dont chacun tenait à la main une torche de cire allumée, récitait en latin les paroles suivantes : « D’après l’autorité des lois de l’Église, au nom du Père et du Fils, et par la vertu du Saint-Esprit, nous séparons les coupables du sein de notre sainte mère l’Église, comme persécuteurs des églises de Dieu, ravisseurs et homicides, et nous les condamnons par l’anathème d’une malédiction perpétuelle. Qu’ils soient maudits à la ville, maudits à la campagne. Que leurs biens soient maudits et que leurs corps soient maudits. Que les fruits de leurs terres soient maudits… Qu’ils soient anathèmes, c’est-à-dire que nul chrétien ne leur dise salut. Que nul prêtre ne célèbre pour eux la messe, et ne leur donne la sainte communion… Et, à moins qu’ils ne reviennent à l’église par amende et pénitence, que leur lumière s’éteigne comme vont s’éteindre ces flambeaux… » Et alors tous les prêtres jetaient leurs torches par terre et les éteignaient en marchant dessus. L’évêque ajoutait, en parlant au peuple, ; « Sachez tous que dorénavant, vous devez les traiter, non en chrétiens, mais en païens. Quiconque aura communiqué avec l’un d’entre eux, aura bu, mangé, conversé ou prié avec lui, ou l’aura reçu dans sa maison, à moins que ce ne soit pour l’exhorter à se repentir, sera excommunié comme lui. »

50. Principaux évêques. — Parmi les évêques les plus célèbres de cette époque, il faut citer saint Grégoire, évêque de Tours, qui a écrit l’histoire de son temps ; saint Germain, évêque d Auxerre, saint Prétextat et saint Didier, qui firent de vains efforts pour ramener Brunchant et Frédégonde à de meilleurs sentiments ; beaucoup d’autres encore, qui firent souvent entendre la parole de Dieu au milieu des crimes des hommes.

51. Couvents, ordres monastiques. — Nous devons mentionner aussi, comme un fait digne de remarque, le développement régulier des ordres monastiques en Occident, depuis le commencement du vie siècle. Ce fut dans les nombreux couvents fondés alors que se formèrent ces moines dont l’influence fut si grande par la suite.

52. Restes de superstition. — Malgré les efforts du clergé, la superstition était restée dans les esprits, et la barbarie dans les mœurs. Les devins et les présages étaient consultés chaque jour avec une aveugle crédulité, et l’on vit encore en 539 les Ostrasiens faire des sacrifices humains pour obtenir la victoire.

53. Littérature. — Le désordre et l’anarchie, qui furent les conséquences des invasions et des guerres civiles, avaient anéanti toute culture de l’esprit. Le clergé seul conserva quelques débris de la civilisation romaine, et les travaux intellectuels furent continués, soit au sein des écoles épiscopales, fondées par les évêques dans leurs diocèses pour ceux qui se destinaient aux ordres, soit au sein des écoles monastiques établies dans l’intérieur même des couvents pour l’instruction des moines. Mais la théologie était la seule science dont on s’occupât. La littérature chrétienne, produisit alors de nombreux monuments, lettres, sermons, traités, poëmes religieux, légendes ou vies des saints. L’histoire fut de même écrite par les moines et les évêques ; l’Histoire ecclésiastique des Francs ; par Grégoire, évêque de Tours, est le plus remarquable des ouvrages de cette époque. On, peut citer aussi les poësies d’Avitus, évêque de Vienne, et celle de Fortunat, évêque de Poitiers.

  1. On appelait convive du roi tout homme noble ayant un rang suffisant pour être admis à la table du roi.