Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Moyen Âge/Livre 2/Chapitre 3

CHAPITRE III

Dissolution de l’Empire carlovingien.


C’est sous Louis-le-Débonnaire, ou, pour traduire plus fidèlement son nom, sous saint Louis, que devait s’opérer le déchirement et le divorce des parties hétérogènes dont se composait l’Empire. Toutes souffraient d’être ensemble. Le mal, c’était la solidarité d’une guerre immense, qui faisait ressentir sur la Loire les revers de l’Ostrasie ; c’était le tyrannique effort d’une centralisation prématurée. Plus Charlemagne s’en était approché, plus il avait pesé. Sans doute Pepin, et son père au marteau de forge, avaient durement battu les nations. Ils n’avaient pas du moins entrepris de les ramener, diverses et hostiles qu’elles étaient encore, à cette intolérable unité ; unité administrative d’abord ; mais Charlemagne méditait celle de la législation. Son fils consomma l’unité religieuse en nommant Benoît d’Aniane réformateur des monastères de l’Empire, et les ramenant tous à la règle de saint Benoît.

C’est une loi de l’histoire : un monde qui finit, se ferme et s’expie par un saint. Le plus pur de la race en porte les fautes, l’innocent est puni. Son crime, à l’innocent, c’est de continuer un ordre condamné à périr, c’est de couvrir de sa vertu une vieille injustice qui pèse au monde. À travers la vertu d’un homme, l’injustice sociale est frappée. Les moyens sont odieux ; contre Louis-le-Débonnaire, ce fut le parricide. Ses enfants couvrirent de leurs noms les nations diverses qui voulaient s’arracher de l’Empire.

L’infortuné qui vient prêter sa vie à cette immolation d’un monde social, qu’il s’appelle Louis-le-Débonnaire, Charles Ier, ou Louis XVI, n’est pas pourtant toujours exempt de tout reproche. Sa catastrophe toucherait moins s’il était au-dessus de l’homme. Non, c’est un homme de chair et de sang comme nous, une âme douce, un esprit faible, voulant le bien, faisant parfois le mal, livré à ce qui l’entoure et vendu par les siens.


Le saint Louis du neuvième siècle[1], comme celui du treizième, fut nourri dans les pensées de la croisade. Jeune encore, il conduisit plusieurs expéditions contre les Sarrasins d’Espagne, et leur reprit la grande ville de Barcelone après un siège de deux ans. Élevé par le Toulousain saint Guillaume, comme saint Louis par Blanche de Castille, il eut de même dans la religion la ferveur du Midi et la candeur du Nord. Les prêtres qui l’avaient formé firent plus qu’ils ne voulaient ; leur élève se trouva plus prêtre qu’eux, et, dans son intraitable vertu, il commença par réformer ses maîtres. Réforme des évêques : il leur fallut quitter leurs armes, leurs chevaux, leurs éperons[2]. Réforme des monastères : Louis les soumit à l’inquisition du plus sévère des moines, saint Benoît d’Aniane, qui trouvait que la règle bénédictine elle-même avait été donnée pour les faibles et pour les enfants[3]. Ce nouveau roi renvoya dans leur couvent Adalhard et Wala[4], deux moines intrigants et habiles, petits-fils de Charles-Martel, qui dans les dernières années avaient gouverné Charlemagne. Et le palais impérial eut aussi sa réforme : Louis chassa les concubines de son père, et les amants de ses sœurs, et ses sœurs elles-mêmes[5].

Les peuples, opprimés par Charlemagne, trouvèrent en son fils un juge intègre, prêt à décider contre lui-même. Roi d’Aquitaine, il avait accueilli les réclamations des Aquitains, et s’était réduit à une telle pauvreté, dit l’historien, qu’il ne pouvait plus rien donner, à peine sa bénédiction[6]. Empereur, il écouta les plaintes des Saxons, et leur rendit le droit de succéder[7], ôtant ainsi aux évêques, aux gouverneurs des pays, la puissance tyrannique de faire passer les héritages à qui ils voulaient. Les chrétiens d’Espagne, réfugiés dans les Marches, étaient dépouillés par les grands et les lieutenants impériaux des terres que Charlemagne leur avait attribuées ; Louis rendit un édit qui confirmait leurs droits[8]. Il respecta le principe des élections épiscopales, constamment violé par son père ; il laissa les Romains élire, sans son autorisation, les papes Étienne IV et Pascal Ier.

Ainsi, cet héritage de conquêtes et de violences était tombé aux mains d’un homme simple et juste qui voulait à tout prix réparer. Les barbares, qui reconnaissaient sa sainteté, se soumettaient à son arbitrage[9]. Il siégeait au milieu des peuples comme un père facile et confiant. Il allait réparant, soulageant, restituant ; il semblait qu’il eût volontiers restitué l’Empire.

Dans ce jour de restitution, l’Italie réclama aussi. Elle ne voulait rien moins que la liberté[10]. Les villes, les évêques, les peuples se liguèrent ; sous un prince franc, n’importe. Charlemagne avait fait roi d’Italie Bernard, le fils de son aîné Pepin. Bernard, élève d’Adalhard et Wala, longtemps gouverné par eux dans sa royauté d’Italie, croyait avoir droit à l’empire comme fils de l’aîné.

Cependant, le droit du frère puîné prévaut chez les barbares sur celui du neveu[11]. Charlemagne d’ailleurs avait désigné Louis ; il avait consulté les grands un à un, et obtenu leurs voix[12]. Enfin, Bernard lui-même avait reconnu son oncle. Celui-ci avait pour lui l’usage, la volonté de son père, enfin l’élection.

Aussi, Bernard, abandonné d’une grande partie des siens, fut obligé de s’en remettre aux promesses de l’impératrice Hermengarde, qui lui offrait sa médiation. Il se livra lui-même à Chalon-sur-Saône, et dénonça tous ses complices ; un d’eux avait jadis conspiré la mort de Charlemagne. Bernard et tous les autres furent condamnés à mort. L’empereur ne pouvait consentir à l’exécution[13]. Hermengarde obtint du moins qu’on privât Bernard de la vue ; mais elle s’y prit de façon qu’il en mourut au bout de trois jours.

L’Italie ne remua pas seule ; toutes les nations tributaires avaient pris les armes. Les Slaves du Nord avaient pour appui les Danois ; ceux de la Pannonie comptaient sur les Bulgares ; les Basques de la Navarre tendaient la main aux Sarrasins ; les Bretons comptaient sur eux-mêmes. Tous furent réprimés. Les Bretons virent leur pays complètement envahi, peut-être pour la première fois ; les Basques furent défaits, et les Sarrasins repoussés ; les Slaves vaincus aidèrent contre les Danois : un roi de ces derniers embrassa même le christianisme. L’archevêché de Hambourg fut fondé ; la Suède eut un évêque, dépendant de l’archevêque de Reims[14]. Il est vrai que ces premières conquêtes du christianisme ne tinrent pas : le roi chrétien des Danois fut chassé par les siens.

Jusqu’ici le règne de Louis était, il faut le dire, éclatant de force et de justice. Il avait maintenu l’intégrité de l’Empire, étendu son influence. Les barbares craignaient ses armes et vénéraient sa sainteté. Au milieu de ses prospérités, l’âme du saint mollit, et se souvint de l’humanité. Sa femme étant morte, il fit, dit-on, paraître devant lui les filles des grands de ses États et choisit la plus belle[15]. Judith, fille du comte Welf, unissait en elle le sang des nations les plus odieuses aux Francs ; sa mère était de Saxe, son père, Welf, de Bavière, de ce peuple allié des Lombards, et par qui les Slaves et les Avares furent appelés dans l’Empire[16]. Savante[17], dit l’histoire, et plus qu’il n’eût fallu, elle livra son mari à l’influence des hommes élégants et polis du Midi. Louis était déjà favorable aux Aquitains, chez qui il avait été élevé. Bernard, fils de son ancien tuteur, saint Guillaume de Toulouse, devint son favori, et encore plus celui de l’impératrice. Belle et dangereuse Ève, elle dégrada, elle perdit son époux.

Depuis cette chute, Louis, plus faible, parce qu’il avait cessé d’être pur, plus homme et plus sensible, parce qu’il n’était plus saint, ouvrit son cœur aux craintes, aux scrupules. Il se sentait diminué, une vertu était sortie de lui. Il commença à se repentir de sa sévérité à l’égard de son neveu Bernard, à l’égard des moines Wala et Adalhard, qu’il s’était pourtant contenté de renvoyer aux devoirs de leur ordre. Il lui fallut soulager son cœur. Il demanda, il obtint d’être soumis à une pénitence publique. C’était la première fois depuis Théodose qu’on voyait ce grand spectacle de l’humiliation volontaire d’un homme tout-puissant. Les rois mérovingiens, après les plus grands crimes, se contentent de fonder des couvents. La pénitence de Louis est comme l’ère nouvelle de la moralité, l’avènement de la conscience.

Toutefois l’orgueil brutal des hommes de ce temps rougit pour la royauté de l’humble aveu qu’elle faisait de sa faiblesse et de son humanité. Il leur sembla que celui qui avait baissé le front devant le prêtre ne pouvait plus commander aux guerriers. L’Empire en parut, lui aussi, dégradé, désarmé. Les premiers malheurs qui commencèrent une dissolution inévitable furent imputés à la faiblesse d’un roi pénitent. En 820, treize vaisseaux normands coururent trois cents lieues de côtes, et se remplirent de tant de butin, qu’ils furent obligés de relâcher les captifs qu’ils avaient faits. En 824, l’armée des Francs ayant envahi la Navarre fut battue comme à Roncevaux. En 829, on craignit que ces Normands, dont les moindres barques étaient si redoutables, n’envahissent par terre, et les peuples reçurent ordre de se tenir prêts à marcher en masse. Ainsi s’accumula le mécontentement public. Les grands, les évêques le fomentaient ; ils accusaient l’empereur, ils accusaient l’Aquitain Bernard ; le pouvoir central les gênait ; ils étaient impatients de l’unité de l’Empire ; ils voulaient régner chacun chez soi.

Mais il fallait des chefs contre l’empereur ; ce furent ses propres fils. Dès le commencement de son règne, il leur avait donné, avec le titre de roi, deux provinces frontières à gouverner et à défendre, à Louis la Bavière, à Pepin l’Aquitaine, les deux barrières de l’Empire. L’aîné, Lothaire, devait être empereur, avec la royauté d’Italie. Quand Louis eut un fils de Judith, il donna à cet enfant, nommé Charles, le titre de roi d’Alamanie (Souabe et Suisse). Cette concession ne changeait rien aux possessions des princes, mais beaucoup à leurs espérances. Ils prêtèrent leur nom à la conjuration des grands. Ceux-ci refusèrent de faire marcher leurs hommes contre les Bretons, dont Louis voulait réprimer les ravages. L’empereur se trouva seul, Franc de naissance, mais gouverné par un Aquitain, il ne fut soutenu ni du Midi ni du Nord ; nous avons déjà vu Brunehaut succomber dans cette position équivoque. Le fils aîné, Lothaire, se crut déjà empereur ; il chassa Bernard, enferma Judith, jeta son père dans un monastère ; pauvre vieux Lear, qui, parmi ses enfants, ne trouva point de Cordelia.

Cependant ni les grands, ni les frères de Lothaire n’étaient disposés à se soumettre à lui. Empereur pour empereur, ils aimaient mieux Louis. Les moines, qui le tenaient captif, travaillèrent à son rétablissement. Les Francs s’aperçurent que le triomphe des enfants de Louis leur ôtait l’Empire ; les Saxons, les Frisons, qui lui devaient leur liberté, s’intéressèrent pour lui. Une diète fut assemblée à Nimègue au milieu des peuples qui le soutenaient. « Toute la Germanie y accourut pour porter secours à l’empereur[18]. Lothaire se trouva seul à son tour, et à la discrétion de son père ; Wala, tous les chefs de la faction, furent condamnés à mort. Le bon empereur voulut qu’on les épargnât.

Cependant l’Aquitain Bernard, supplanté dans la faveur de Louis par le moine Gondebaud, l’un de ses libérateurs, rallume la guerre dans le Midi ; il anime Pepin. Les trois frères s’entendent de nouveau. Lothaire amène avec lui l’Italien Grégoire IV, qui excommunie tous ceux qui n’obéiront pas au roi d’Italie. Les armées du père et des fils se rencontrent en Alsace. Ceux-ci font parler le pape ; ils font agir la nuit je ne sais quels moyens. Le matin, l’empereur, se voyant abandonné d’une partie des siens, dit aux autres : « Je ne veux point que personne meure pour moi[19]. » Le théâtre de cette honteuse scène fut appelé le champ du Mensonge.

Lothaire, redevenu maître de la personne de Louis, voulut en finir une fois, et achever son père. Ce Lothaire était un homme à qui le sang ne répugnait pas : il fit égorger un frère de Bernard et jeter sa sœur dans la Saône ; mais il craignait l’exécration publique s’il portait sur Louis des mains parricides. Il imagina de le dégrader en lui imposant une pénitence publique et si humiliante qu’il ne s’en pût jamais relever. Les évêques de Lothaire présentèrent au prisonnier une liste de crimes dont il devait s’avouer coupable. D’abord, la mort de Bernard (il en était innocent) ; puis les parjures auxquels il avait exposé le peuple par de nouvelles divisions de l’Empire ; puis d’avoir fait la guerre en carême ; puis d’avoir été trop sévère pour les partisans de ses fils (il les avait soustraits à la mort) ; puis d’avoir permis à Judith et autres de se justifier par serment ; sixièmement, d’avoir exposé l’État aux meurtres, pillages et sacrilèges, en excitant la guerre civile ; septièmement, d’avoir excité ces guerres civiles par des divisions arbitraires de l’Empire ; enfin d’avoir ruiné l’État qu’il devait défendre[20].

Quand on eut lu cette confession absurde dans l’église de Saint-Médard de Soissons, le pauvre Louis ne contesta rien, il signa tout, s’humilia autant qu’on voulut, se confessa trois fois coupable, pleura et demanda la pénitence publique pour réparer les scandales qu’il avait causés. Il déposa son baudrier militaire, prit le cilice, et son fils l’emmena ainsi, misérable, dégradé, humilié, dans la capitale de l’Empire, à Aix-la-Chapelle, dans la même ville où Charlemagne lui avait jadis fait prendre lui-même la couronne sur l’autel.

Le parricide croyait avoir tué Louis. Mais une immense pitié s’éleva dans l’Empire. Ce peuple, si malheureux lui-même, trouva des larmes pour son vieil empereur. On raconta avec horreur comment le fils l’avait tenu à l’autel pleurant et balayant la poussière de ses cheveux blancs ; comment il s’était enquis des péchés de son père, nouveau Cham qui livrait à la risée la nudité paternelle ; comment il avait dressé sa confession : quelle confession ! toute pleine de calomnies et de mensonges. C’était l’archevêque Ebbon, condisciple de Louis et son frère de lait, l’un de ces fils de serfs qu’il aimait tant[21], qui lui avait arraché le baudrier et mis le cilice. Mais en lui enlevant la ceinture et l’épée, en lui ôtant le costume des tyrans et des nobles, ils l’avaient fait apparaître au peuple comme peuple, comme saint et comme homme. Et son histoire n’était autre que celle de l’homme biblique : son Ève l’avait perdu ; ou si l’on veut, l’une de ces filles des géants qui, dans la Genèse, séduisent les enfants de Dieu. D’autre part, dans ce merveilleux exemple de souffrance et de patience, dans cet homme injurié, conspué, et bénissant tous les outrages, on croyait reconnaître la patience de Job, ou plutôt une image du Sauveur ; rien n’y avait manqué, ni le vinaigre ni l’absinthe.

Ainsi le vieil empereur se trouva relevé par son abaissement même : tout le monde s’éloigna du parricide. Abandonné des grands (834-5), et ne pouvant cette fois séduire les partisans de son père[22], Lothaire s’enfuit en Italie. Malade lui-même, il vit, dans le cours d’un été (836), mourir tous les chefs de son parti, les évêques d’Amiens et de Troyes, son beau-père Hugues, les comtes Matfried et Lambert, Agimbert de Perche, Godfried et son fils, Borgarit, préfet de ses chasses, une foule d’autres. Ebbon, déposé du siège de Reims, passa le reste de sa vie dans l’obscurité et dans l’exil. Wala se retira au monastère de Bobbio, près du tombeau de saint Colomban ; un frère de saint Arnulf de Metz, l’aïeul des Carlovingiens, avait été abbé de ce monastère. Wala y mourut l’année même où périrent tant d’hommes de son parti, s’écriant à chaque instant : « Pourquoi suis-je né un homme de querelle, un homme de discorde[23] ? » Ce petit-fils de Charles-Martel, ce moine politique, ce saint factieux, cet homme dur, ardent, passionné, enfermé par Charlemagne dans un monastère, puis son conseiller, et presque roi d’Italie sous Pepin et Bernard, eut le malheur d’associer un nom, jusque-là sans tache, aux révoltes parricides des fils de Louis.

Cependant le Débonnaire, dominé par les mêmes conseils, faisait ce qu’il fallait pour renouveler la révolte et tomber de nouveau. D’une part, il sommait les grands de rendre aux églises les biens qu’ils avaient usurpés ; de l’autre, il diminuait la part de ses fils aînés, qui, il est vrai, l’avaient bien mérité, et dotait à leurs dépens le fils de son choix, le fils de Judith, Charles-le-Chauve. Les enfants de Pepin, qui venait de mourir, étaient dépouillés. Louis-le-Germanique était réduit à la Bavière. Tout était partagé entre Lothaire et Charles. Le vieil empereur aurait dit au premier : « Voilà, mon fils, tout le royaume devant tes yeux, partage, et Charles choisira ; ou, si tu veux choisir, nous partagerons[24]. » Lothaire prit l’Orient, et Charles devait avoir l’Occident. Louis de Bavière armait pour empêcher l’exécution de ce traité, et par une mutation étrange, le père cette fois avait pour lui la France, et le fils l’Allemagne. Mais le vieux Louis succomba au chagrin et aux fatigues de cette guerre nouvelle. « Je pardonne à Louis, dit-il, mais qu’il songe à lui-même, lui qui, méprisant la loi de Dieu, a conduit au tombeau les cheveux blancs de son père. » L’empereur mourut à Ingelheim dans une île du Rhin près Mayence, au centre de l’Empire, et l’unité de l’Empire mourut avec lui.

C’était une vaine entreprise que d’en tenter la résurrection, comme le fit Lothaire. Et avec quelles forces ? Avec l’Italie, avec les Lombards qui avaient si mal défendu Didier contre Charlemagne, Bernard contre Louis-le-Débonnaire. Le jeune Pepin qui se joignit à lui par opposition à Charles-le-Chauve, amenait pour contingent l’armée d’Aquitaine, si souvent défaite par Pepin-le-Bref et Charlemagne. Chose bizarre ! c’étaient les hommes du Midi, les vaincus, les hommes de langue latine qui voulaient soutenir l’unité de l’Empire contre la Germanie et la Neustrie. Les Germains ne demandaient que l’indépendance.

Toutefois ce nom de fils aîné des fils de Charlemagne, ce titre d’empereur, de roi d’Italie, et aussi d’avoir Rome et le pape pour soi, tout cela imposait encore. Ce fut donc humblement, au nom de la paix, de l’Église, des pauvres et des orphelins, que les rois de Germanie et de Neustrie s’adressèrent à Lothaire quand les armées furent en présence, à Fontenai ou Fontenaille près d’Auxerre : « Ils lui offrirent en don tout ce qu’ils avaient dans leur armée, à l’exception des chevaux et des armes ; s’il ne voulait pas, ils consentaient à lui céder chacun une portion du royaume, l’un jusqu’aux Ardennes, l’autre jusqu’au Rhin ; s’il refusait encore, ils diviseraient toute la France en portions égales, et lui laisseraient le choix. Lothaire répondit, selon sa coutume, qu’il leur ferait savoir par ses messagers ce qu’il lui plairait ; et envoyant alors Drogon, Hugues et Héribert, il leur manda qu’auparavant ils ne lui avaient rien proposé de tel, et qu’il voulait avoir du temps pour réfléchir. Mais au fait Pepin n’était pas arrivé, et Lothaire voulait l’attendre[25]. »

Le lendemain, au jour et à l’heure qu’ils avaient eux-mêmes indiqués à Lothaire, les deux frères l’attaquèrent et le défirent. Si l’on en croyait les historiens, la bataille aurait été acharnée et sanglante ; si sanglante qu’elle eût épuisé la population militaire de l’Empire, et l’eût laissé sans défense aux ravages des barbares[26]. Un pareil massacre, difficile à croire en tout temps, l’est surtout à cette époque d’amollissement[27] et d’influence ecclésiastique. Nous avons déjà vu, et nous verrons mieux encore, que le règne de Charlemagne et de ses premiers successeurs devint pour les hommes des temps déplorables qui suivirent, une époque héroïque, dont ils aimaient à rehausser la gloire par des fables aussi patriotiques qu’insipides. Il était d’ailleurs impossible aux hommes de cet âge d’expliquer par des causes politiques la dépopulation de l’Occident et l’affaiblissement de l’esprit militaire. Il était plus facile et plus poétique à la fois de supposer qu’en une seule bataille tous les vaillants avaient péri ; il n’était resté que les lâches.

La bataille fut si peu décisive, que les vainqueurs ne purent poursuivre Lothaire ; ce fut lui au contraire qui, à la campagne suivante, serra de près Charles-le-Chauve. Charles et Louis, toujours en péril, formèrent une nouvelle alliance à Strasbourg, et essayèrent d’y intéresser les peuples en leur parlant, non la langue de l’Église, seule en usage jusque-là dans les traités et les conciles, mais le langage populaire usité en Gaule et en Germanie. Le roi des Allemands fit serment en langue romane, ou française ; celui des Français (nous pouvons dès lors employer ce nom) jura en langue germanique. Ces paroles solennelles prononcées au bord du Rhin, sur la limite des deux peuples, sont le premier monument de leur nationalité.

Louis, comme l’aîné, jura le premier. « Pro Don amur, et pro christian poblo, et nostro commun salvamento, dist di in avant, in quant Deus savir et podir me dunat, si salvareio cist meon fradre Karlo et in adjudha, et in cadhuna cosa, si cùm om per dreit son fradre salvar dist, in o quid il mi altre si fazet. Et ab Ludher nul plaid numquam prindrai, qui meon vol cist meo fradre Karle, in damno sit. » Lorsque Louis eut fait ce serment, Charles jura la même chose en langue allemande : « In Godes minna ind um tes christianes folches, ind unser bedhero gehaltnissi, fon thesemo dage frammordes, so fram so mir Got gewizei indi madh furgibit so hald ih tesan minan bruodher soso man mit rehtu sinan bruder seal, inthiu thaz er mig soso ma duo ; indi mit Lutheren inno kleinnin thing ne geganga zhe minan vvillon imo ce scadhen vverhen[28]. » Le serment que les deux peuples prononcèrent, chacun dans sa propre langue, est ainsi conçu en langue romane : « Si Lodhuvigs sagrament que son fradre Karlo jurat, conservat, et Karlus meos sendra de suo part non los tanit, si io returnar non lint pois, ne io ne nuels cui eo returnar int pois, in nulla adjudha contrà Lodhuwig nun lin iver[29]. »

En langue allemande : « Oba Karl then eid then er sineno brodhuer Ludhuwighe gessuor geleistit, ind Luduwig min herro then er imo gesuor forbrihchit, ob ina ih nes irrwenden ne mag, nah ih, nah thero, noh hein then ih es irrwenden mag, vvindhar Karle imo ce follusti ne wirdhit. »

« Les évêques prononcèrent, ajoute Nithard, que le juste jugement de Dieu avait rejeté Lothaire, et transmis le royaume aux plus dignes. Mais ils n’autorisèrent Louis et Charles à prendre possession qu’après leur avoir demandé s’ils voulaient régner d’après les exemples de leur frère détrôné ou selon la volonté de Dieu. Les rois ayant répondu qu’autant que Dieu le mettrait en leur pouvoir et à leur connaissance, ils se gouverneraient, eux et leurs sujets, selon sa volonté, les évêques dirent : « Au nom de l’autorité divine, prenez le royaume et le gouvernez selon la volonté de Dieu ; nous vous le conseillons, nous vous y exhortons, et vous le commandons. Les deux frères choisirent chacun douze des leurs (j’étais du nombre), et s’en référèrent, pour partager entre eux le royaume, à leur décision. »

Ce qui assura la supériorité à Charles et Louis, c’est que Lothaire et Pépin ayant essayé de s’appuyer sur les Saxons et les Sarrasins, l’Église se déclara contre eux. Il fallut bien que Lothaire se contentât du titre d’empereur sans en exercer l’autorité. « Les évêques ayant tous été d’avis que la paix régnât entre les trois frères, les rois firent venir les députés de Lothaire, et lui accordèrent ce qu’il demandait. Ils passèrent quatre jours et plus à partager le royaume. On arrêta enfin que tout le pays situé entre le Rhin et la Meuse[30], jusqu’à la source de la Meuse, de là jusqu’à la source de la Saône, le long de la Saône jusqu’à son confluent avec le Rhône, et le long du Rhône jusqu’à la mer, serait offert à Lothaire comme le tiers du royaume, et qu’il posséderait tous les évêchés, toutes les abbayes, tous les comtés et tous les domaines royaux de ces régions en deçà des Alpes, à l’exception de[31]… » (Traité de Verdun, 843).

« Les commissaires de Louis et de Charles ayant fait diverses plaintes sur le partage projeté, on leur demanda si quelqu’un d’eux avait une connaissance claire de tout le royaume. Comme on n’en trouva aucun qui pût répondre, on demanda pourquoi, dans le temps qui s’était déjà écoulé, ils n’avaient pas envoyé de messagers pour parcourir toutes les provinces et en dresser le tableau. On découvrit que c’était Lothaire qui ne l’avait pas voulu ; et on leur dit qu’il était impossible de partager également une chose qu’on ne connaissait pas. On examina alors s’ils avaient pu prêter loyalement le serment de partager le royaume également et de leur mieux, quand ils savaient que nul d’entre eux ne le connaissait. On remit cette question à la décision des évêques[32]. »

L’odieux secours que Lothaire avait demandé aux païens[33], et dont plus tard son allié Pépin fit aussi usage dans l’Aquitaine, sembla porter malheur à sa famille. Charles-le-Chauve et Louis-le-Germanique, appuyés des évêques de leurs royaumes, perpétuèrent le nom de Charlemagne, et fondèrent au moins l’institution royale, qui, longtemps éclipsée sous la féodalité, devait un jour devenir si puissante. Lothaire et Pepin ne purent rien fonder. Ce Charles-le-Chauve, qu’on croyait le fils du Languedocien Bernard, le favori de Louis-le-Débonnaire et de Judith, et qui ressemblait à Bernard[34], paraît avoir eu en effet l’adresse toute méridionale de ce dernier. D’abord c’est l’homme des évêques, l’homme d’Hincmar, le grand archevêque de Reims : c’est en quelque sorte au nom de l’Église qu’il fait la guerre à Lothaire, à Pepin, allié des païens. Celui-ci, dirigé par les conseils d’un fils de Bernard, n’avait pas hésité à appeler les Sarrasins, les Normands[35] dans l’Aquitaine. Nous avons vu, par le mariage de la fille d’Eudes avec un émir, que le christianisme des gens du Midi ne s’effrayait pas de ces alliances avec les mécréants. Les Sarrasins envahirent au nom de Pepin la Septimanie, les Normands prirent Toulouse. On dit qu’il en vint jusqu’à renier le Christ, et jura sur un cheval au nom de Woden. Mais de tels secours devaient lui être plus funestes qu’utiles ; les peuples détestèrent l’ami des barbares, et lui imputèrent leurs ravages. Livré à Charles-le-Chauve par le chef des Gascons, souvent prisonnier, souvent fugitif, il n’établit que l’anarchie.

La famille de Lothaire ne fut guère plus heureuse. À sa mort (855), son aîné, Louis II, fut empereur ; les deux autres, Lothaire II et Charles, roi de Lorraine (provinces entre Meuse et Rhin) et roi de Provence. Charles mourut bientôt, Louis, harcelé par les Sarrasins, prisonnier des Lombards, fut toujours malheureux, malgré son courage. Pour Lothaire II, son règne semble l’avènement de la suprématie des papes sur les rois. Il avait chassé sa femme Teutberge pour vivre avec la sœur de l’archevêque de Cologne, nièce de celui de Trêves, et il accusait Teutberge d’adultère et d’inceste. Elle nia longtemps, puis avoua, sans doute intimidée. Le pape Nicolas Ier, à qui elle s’était adressée d’abord, refusa de croire à cet aveu. Il força Lothaire de la reprendre. Lothaire vint se justifier à Rome, et y reçut la communion des mains d’Adrien II. Mais celui-ci l’avait en même temps menacé, s’il ne changeait, de la punition du ciel. Lothaire mourut dans la semaine, la plupart des siens dans l’année. Charles-le-Chauve et Louis-le-Germanique profitèrent de ce jugement de Dieu ; ils se partagèrent les États de Lothaire.

Le roi de France au contraire fut, au moins dans les premiers temps, l’homme de l’Église. Depuis que cette contrée avait échappé à l’influence germanique, l’Église seule y était puissante ; les séculiers n’y balançaient plus son pouvoir. Les Germains, les Aquitains, des Irlandais même et des Lombards, semblent avoir tenu plus de place que les Neustriens à la cour carlovingienne. Gouvernée, défendue par les étrangers, la Neustrie n’avait depuis longtemps de force et de vie que dans son clergé. Du reste, il semble qu’elle ne présentait guère que des esclaves épars sur les terres immenses et à moitié incultes des grands du pays ; les premiers des grands, les plus riches, c’étaient les évêques et les abbés. Les villes n’étaient rien excepté les cités épiscopales ; mais autour de chaque abbaye s’étendait une ville, ou au moins une bourgade[36]. Les plus riches étaient Saint-Médard de Soissons, Saint-Denis, fondation de Dagobert, berceau de la monarchie, tombe de nos rois. Et par-dessus toute la contrée dominait, par la dignité du siège, par la doctrine et par les miracles, la grande métropole de Reims, aussi grande dans le Nord que Lyon l’était dans le Midi ; Saint-Martin de Tours, Saint-Hilaire de Poitiers étaient bien déchues, au milieu des guerres et des ravages. Reims succéda à leur influence sous la seconde race, étendant ses possessions dans les provinces les plus lointaines jusque dans les Vosges, jusqu’en Aquitaine[37] ; elle fut la ville épiscopale par excellence. Laon, sur son inaccessible sommet, fut la ville royale, et eut le triste honneur de défendre les derniers Carlovingiens. Il fallut que les ravages des Normands fussent passés pour que nos rois de la troisième race se hasardassent à descendre en plaine, et vinssent s’établir à Paris dans l’île de la Cité, à côté de Saint-Denis, comme les Carlovingiens avaient, pour dernier asile, choisi Laon à côté de Reims.

Charles-le-Chauve ne fut d’abord que l’humble client des évêques. Avant, après la bataille de Fontenai, dans ses négociations avec Lothaire, il se plaint surtout de ce que celui-ci ne respecte pas l’Église[38]. Aussi Dieu le protège. Lorsque Lothaire arrive sur la Seine avec son armée barbare et païenne, dont les Saxons faisaient partie, le fleuve enfle miraculeusement et couvre Charles-le-Chauve[39]. Les moines, avant de délivrer Louis-le-Débonnaire, lui avaient demandé s’il voulait rétablir et soutenir le culte divin ; les évêques interrogent de même Charles-le-Chauve et Louis-le-Germanique, puis leur confèrent le royaume. Plus tard les évêques sont d’avis que la paix règne entre les trois frères[40]. Après la bataille de Fontenai, les évêques s’assemblent, déclarent que Charles et Louis ont combattu pour l’équité et la justice, et ordonnent un jeûne de trois jours. — « Les Francs comme les Aquitains, dit son partisan Nithard, méprisèrent le petit nombre de ceux qui suivaient Charles. Mais les moines de Saint-Médard de Soissons vinrent à sa rencontre, et le prièrent de porter sur ses épaules les reliques de saint Médard et de quinze autres saints, que l’on transportait dans leur nouvelle basilique. Il les porta en effet sur ses épaules en toute vénération, puis il se rendit à Reims[41]… »

Créature des évêques et des moines, il dut leur transférer la plus grande partie du pouvoir. Ainsi le Capitulaire d’Épernay (846) confirme le partage des attributions des commissaires royaux[42] entre les évêques et les laïques ; celui de Kiersy (857) confère aux curés un droit d’inquisition contre tous les malfaiteurs[43]. Cette législation tout ecclésiastique prescrit, pour remède aux troubles et aux brigandages qui désolaient le royaume, des serments sur les reliques que prêteront les hommes libres et les centeniers. Elle recommande les brigands aux instructions épiscopales, et les menace, s’ils persistent, de les frapper du glaive spirituel de l’excommunication.

Les maîtres du pays étaient donc les évêques. Le vrai roi, le vrai pape de la France, était le fameux Hincmar, archevêque de Reims. Il était né dans le nord de la Gaule, mais Aquitain d’origine, parent de saint Guillaume de Toulouse, et de ce Bernard, favori de Judith, dont on croyait que Charles était le fils. Personne ne contribua davantage à l’élévation de Charles, et n’exerça plus d’autorité en son nom dans les premières années. C’est Hincmar qui, à la tête du clergé de France, semble avoir empêché Louis-le-Germanique de s’établir dans la Neustrie et dans l’Aquitaine, où les grands l’appelaient. Louis ayant envahi le royaume de Charles en 859, le concile de Metz lui envoya trois députés pour lui offrir l’indulgence de l’Église, pourvu qu’il rachetât, par une pénitence proportionnée, le péché qu’il avait commis en envahissant le royaume de son frère, et en l’exposant aux ravages de son armée. Hincmar était à la tête de cette députation. « Le roi Louis, dirent les évêques à leur retour au concile, nous donna audience à Worms, le 4 juin, et il nous dit : Je veux vous prier, si je vous ai offensés en aucune chose, de vouloir bien me le pardonner, pour que je puisse ensuite parler en sûreté avec vous. À cela Hincmar, qui était placé le premier à sa gauche, répondit : Notre affaire sera donc bientôt terminée, car nous venons justement vous offrir le pardon que vous nous demandez. Grimold, chapelain du roi, et l’évêque Théodoric ayant fait à Hincmar quelque observation, il reprit : Vous n’avez rien fait contre moi qui ait laissé dans mon cœur une rancune condamnable ; s’il en était autrement, je n’oserais m’approcher de l’autel pour offrir le sacrifice au Seigneur. — Grimold et les évêques Théodoric et Salomon adressèrent encore quelques mots à Hincmar, et Théodoric lui dit : Faites ce dont le seigneur roi vous prie ; pardonnez-lui. — À quoi Hincmar répondit : Pour ce qui ne regarde que moi et ma propre personne, je vous ai pardonné et je vous pardonne. Mais quant aux offenses contre l’Église qui m’est commise, et contre mon peuple, je puis seulement vous donner officieusement mes conseils, et vous offrir le secours de Dieu, pour que vous en obteniez l’absolution, si vous le voulez. — Alors les évêques s’écrièrent : Certainement il dit bien. — Tous nos frères s’étant trouvés unanimes à cet égard, et ne s’en étant jamais départis, ce fut toute l’indulgence qui lui fut accordée, et rien de plus… car nous attendions qu’il nous demandât conseil sur le salut qui lui était offert, et alors nous l’aurions conseillé selon l’écrit dont nous étions porteurs ; mais il nous répondit, de son trône, qu’il ne s’occuperait point de cet écrit avant de s’être consulté avec ses évêques. »

Peu de temps après, un autre concile plus nombreux fut assemblé à Savonnières, près de Toul, pour rétablir la paix entre les rois des Francs. Charles-le-Chauve s’adressa aux Pères de ce concile (en 859), pour leur demander justice contre Wénilon, clerc de sa chapelle, qu’il avait fait archevêque de Sens, et qui cependant l’avait quitté pour embrasser le parti de Louis-le-Germanique. La plainte du roi des Français est remarquable par son ton d’humilité. Après avoir récapitulé tous les bienfaits qu’il avait accordés à Wénilon, tous les engagements personnels de celui-ci, et toutes les preuves de son ingratitude et de son manque de foi, il ajoute : « D’après sa propre élection et celle des autres évêques et des fidèles de notre royaume, qui exprimaient leur volonté, leur consentement par leurs acclamations, Wénilon, dans son propre diocèse, à l’église de Sainte-Croix d’Orléans, m’a consacré roi selon la tradition ecclésiastique, en présence des autres archevêques et des évêques ; il m’a oint du saint-chrême, il m’a donné le diadème et le sceptre royal, et il m’a fait monter sur le trône. Après cette consécration, je ne devais être repoussé du trône ou supplanté par personne, du moins sans avoir été entendu et jugé par les évêques, par le ministère desquels j’ai été consacré comme roi. Ce sont eux qui sont nommés les trônes de la Divinité ; Dieu repose sur eux, et par eux il rend ses jugements. Dans tous les temps j’ai été prompt à me soumettre à leurs corrections paternelles, à leurs jugements castigatoires, et je le suis encore à présent[44]. »

Le royaume de Neustrie était réellement une république théocratique. Les évêques nourrissaient, soutenaient ce roi qu’ils avaient fait ; ils lui permettaient de lever des soldats parmi leurs hommes ; ils gouvernaient les choses de la guerre comme celles de la paix. « Charles, dit l’annaliste de Saint-Bertin, avait annoncé qu’il irait au secours de Louis avec une armée telle qu’il avait pu la rassembler, levée en grande partie par les évêques. » « Le roi, dit l’historien de l’Église de Reims, chargeait l’archevêque Hincmar de toutes les affaires ecclésiastiques, et de plus, quand il fallait lever le peuple contre l’ennemi, c’était toujours à lui qu’il donnait cette mission, et aussitôt celui-ci, sur l’ordre du roi, convoquait les évêques et les comtes[45]. »

Le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel se trouvaient donc réunis dans les mêmes mains. Des évêques, magistrats et grands propriétaires, commandaient à ce triple titre. C’est dire assez que l’épiscopat allait devenir mondain et politique, et que l’État ne serait ni gouverné ni défendu. Deux événements brisèrent ce faible et léthargique gouvernement, sous lequel le monde fatigué eût pu s’endormir. D’une part, l’esprit humain réclama en sens divers contre le despotisme spirituel de l’Église ; de l’autre, les incursions des Northmans obligèrent les évêques à résigner, au moins en partie, le pouvoir temporel à des mains plus capables de défendre le pays. La féodalité se fonda ; la philosophie scolastique fut au moins préparée.

La première querelle fut celle de l’Eucharistie ; la seconde, celle de la Grâce et de la Liberté : d’abord la question divine, puis la question humaine ; c’est l’ordre nécessaire. Ainsi, Arius précède Pélage, et Bérenger Abailard. Ce fut au neuvième siècle le panégyriste de Wala, l’abbé de Corbie, Paschase Ratbert qui, le premier, enseigna d’une manière explicite cette prodigieuse poésie d’un Dieu enfermé dans un pain, l’esprit dans la matière, l’infini dans l’atome. Les anciens Pères avaient entrevu cette doctrine, mais le temps n’était pas venu. Ce ne fut qu’au neuvième siècle, à la veille des dernières épreuves de l’invasion barbare, que Dieu sembla descendre pour consoler le genre humain dans ses extrêmes misères, et se laissa voir, toucher et goûter. L’Église irlandaise eut beau réclamer au nom de la logique, le dogme triomphant n’en poursuivit pas moins sa route à travers le moyen âge.

La question de la liberté fut l’occasion d’une plus vive controverse. Un moine allemand, un Saxon[46], Gotteschalk (gloire de Dieu) avait professé la doctrine de la prédestination, ce fatalisme religieux qui immole la liberté humaine à la prescience divine. Ainsi l’Allemagne acceptait l’héritage de saint Augustin ; elle entrait dans la carrière du mysticisme, d’où elle n’est guère sortie depuis. Le Saxon Gotteschalk présageait le Saxon Luther ; comme Luther, Gotteschalk alla à Rome, et n’en revint pas plus docile ; comme lui, il fit annuler ses vœux monastiques.

Réfugié dans la France du Nord, il y fut mal reçu. Les doctrines allemandes ne pouvaient être bien accueillies dans un pays qui se séparait de l’Allemagne. Contre le nouveau prédestinianisme s’éleva un nouveau Pélage.

D’abord l’Aquitain Hincmar, archevêque de Reims, réclama en faveur du libre arbitre et de la morale en péril. Violent et tyrannique défenseur de la liberté, il fit saisir Gotteschalk, qui s’était réfugié dans son diocèse, le fit juger par un concile, condamner, fustiger, enfermer. Mais Lyon, toujours mystique, et d’ailleurs rivale de Reims, sur laquelle elle eût voulu faire valoir son titre de métropole des Gaules, Lyon prit parti pour Gotteschalk. Des hommes éminents dans l’Église gauloise, Prudence, évêque de Troyes, Loup, abbé de Ferrières, Ratramne, moine de Corbie, que Gotteschalk appelait son maître, essayèrent de le justifier, en interprétant ses paroles d’une manière favorable. Il y eut des saints contre des saints, des conciles contre des conciles. Hincmar, qui n’avait pas prévu cet orage, demanda d’abord le secours du savant Raban, abbé de Fulde[47], chez lequel Gotteschalk avait été moine, et qui, le premier, avait dénoncé ses erreurs. Raban hésitant, Hincmar s’adressa à un Irlandais qui avait combattu Paschase Ratbert sur la question de l’Eucharistie, et qui était alors en grand crédit près de Charles-le-Chauve. L’Irlande était toujours l’école de l’Occident, la mère des moines, et, comme on disait, l’île des Saints. Son influence sur le continent avait diminué, il est vrai, depuis que les Carlovingiens avaient partout fait prévaloir la règle de saint Benoît sur celle de saint Colomban. Cependant, sous Charlemagne même, l’École du Palais avait été confiée à l’Irlandais Clément ; avec lui étaient venus Dungal et saint Virgile. Sous Charles-le-Chauve, les Irlandais furent mieux accueillis encore. Ce prince, ami des lettres, comme sa mère Judith, confia l’École du Palais à Jean-l’Irlandais (autrement dit le Scot ou l’Érigène). Il assistait à ses leçons, et lui accordait le privilège d’une extrême familiarité. On ne disait plus l’École du Palais, mais le Palais de l’École.

Ce Jean, qui savait le grec et peut-être l’hébreu, était célèbre alors pour avoir traduit, à la prière de Charles-le-Chauve, les écrits de Denys-l’Aréopagite, dont l’empereur de Constantinople venait d’envoyer le manuscrit en présent au roi de France. On s’imaginait que ces écrits, dont l’objet est la conciliation du néoplatonisme alexandrin avec le christianisme, étaient l’ouvrage du Denys-l’Aréopagite dont parle saint Paul, et l’on se plaisait à confondre ce Denys avec l’apôtre de la Gaule.

L’Irlandais fit ce que demandait Hincmar. Il écrivit contre Gotteschalk en faveur de la liberté ; mais il ne resta pas dans les limites où l’archevêque de Reims eût voulu sans doute le retenir. Comme Pélage, dont il relève, comme Origène, leur maître commun, il attesta moins l’autorité que la raison elle-même ; il admit la foi, mais comme commencement de la science. Pour lui, l’Écriture est simplement un texte livré à l’interprétation ; la religion et la philosophie sont le même mot[48]. Il est vrai qu’il ne défendait la liberté contre le prédestinianisme de Gotteschalk que pour l’absorber et la perdre dans le panthéisme alexandrin. Toutefois, la violence avec laquelle Rome attaqua Jean-le-Scot prouve assez combien sa doctrine effraya l’autorité. Disciple du Breton Pélage, prédécesseur du Breton Abailard, cet Irlandais marque à la fois la naissance de la philosophie et la rénovation du libre génie celtique contre le mysticisme de l’Allemagne.

Au même moment où la philosophie essayait ainsi de s’affranchir du despotisme théologique, le gouvernement temporel des évêques était convaincu d’impuissance. La France leur échappait ; elle avait besoin de mains plus fortes et plus guerrières pour la défendre des nouvelles invasions barbares. À peine débarrassée des Allemands qui l’avaient si longtemps gouvernée, elle se trouvait faible, inhabile, administrée, défendue par des prêtres ; et cependant arrivaient par tous ses fleuves, par tous ses rivages, d’autres Germains, bien autrement sauvages que ceux dont elle était délivrée.

Les incursions de ces brigands du Nord (Northmen) étaient fort différentes des grandes migrations germaniques qui avaient eu lieu du quatrième au sixième siècle. Les barbares de cette première époque, qui occupèrent la rive gauche du Rhin, ou qui s’établirent en Angleterre, y ont laissé leur langue. La petite colonie des Saxons de Bayeux a gardé la sienne au moins cinq cents ans. Au contraire, les Northmen du neuvième et du dixième siècle ont adopté la langue des peuples chez lesquels ils s’établirent. Leurs rois, Rou, de Russie et de France (Ru-Rik, Rollon), n’ont point introduit dans leur patrie nouvelle l’idiome germanique. Cette différence essentielle entre les deux époques des invasions me porterait à croire que les premières, qui eurent lieu par terre, furent faites par des familles, par des guerriers suivis de leurs femmes et de leurs enfants ; moins mêlés aux vaincus par des mariages, ils purent mieux conserver la pureté de leur race et de leur langue. Les pirates de l’époque où nous sommes parvenus semblent avoir été le plus souvent des exilés, des bannis, qui se firent rois de la mer, parce que la terre leur manquait. Loups[49] furieux, que la famine avait chassés du gîte paternel[50], ils abordèrent seuls et sans famille[51] ; et lorsqu’ils furent soûls de pillage, lorsqu’à force de revenir annuellement, ils se furent fait une patrie de la terre qu’ils ravageaient, il fallut des Sabines à ces nouveaux Romulus ; ils prirent femme, et les enfants, comme il arrive nécessairement, parlèrent la langue de leurs mères. Quelques-uns conjecturent que ces bandes purent être fortifiées par les Saxons fugitifs, au temps de Charlemagne. Pour moi, je croirais sans peine que non seulement les Saxons, mais que tout fugitif, tout bandit, tout serf courageux, fut reçu par ces pirates, ordinairement peu nombreux, et qui devaient fortifier volontiers leurs bandes d’un compagnon robuste et hardi. La tradition veut que le plus terrible des rois de la mer, Hastings, fût originairement un paysan de Troyes[52]. Ces fugitifs devaient leur être précieux comme interprètes et comme guides. Souvent peut-être la fureur des Northmans et l’atrocité de leurs ravages furent moins inspirées par le fanatisme odinique que par la vengeance du serf et la rage de l’apostat.

Loin de continuer l’armement des barques que Charlemagne avait voulu leur opposer à l’embouchure des fleuves, ses successeurs appelèrent les barbares et les prirent pour auxiliaires. Le jeune Pepin s’en servit contre Charles-le-Chauve, et crut, dit-on, s’assurer de leur secours en adorant leurs dieux. Ils prirent les faubourgs de Toulouse, pillèrent trois fois Bordeaux, saccagèrent Bayonne et d’autres villes au pied des Pyrénées. Toutefois, les montagnes, les torrents du Midi les découragèrent de bonne heure (depuis 864). Les fleuves d’Aquitaine ne leur permettaient pas de remonter aisément comme ils le faisaient dans la Loire, dans la Seine, dans l’Escaut et dans l’Elbe.

Ils réussirent mieux dans le Nord. Depuis que leur roi Harold eut obtenu du pieux Louis une province pour un baptême (826)[53], ils vinrent tous à cette pâture. D’abord ils se faisaient baptiser pour avoir des habits. On n’en pouvait trouver assez pour tous les néophytes qui se présentaient. À mesure qu’on leur refusa le sacrement dont ils se faisaient un jeu lucratif, ils se montrèrent d’autant plus furieux. Dès que leurs dragons, leurs serpents[54] sillonnaient les fleuves ; dès que le cor d’ivoire[55] retentissait sur les rives, personne ne regardait derrière soi. Tous fuyaient à la ville, à l’abbaye voisine, chassant vite les troupeaux ; à peine en prenait-on le temps. Vils troupeaux eux-mêmes, sans force, sans unité, sans direction, ils se blottissaient aux autels sous les reliques des saints. Mais les reliques n’arrêtaient pas les barbares. Ils semblaient au contraire acharnés à violer les sanctuaires les plus révérés. Ils forcèrent Saint-Martin de Tours, Saint-Germain-des-Prés à Paris, une foule d’autres monastères. L’effroi était si grand qu’on n’osait plus récolter. On vit les hommes mêler la terre à la farine. Les forêts s’épaissirent entre la Seine et la Loire. Une bande de trois cents loups courut l’Aquitaine, sans que personne pût l’arrêter. Les bêtes fauves semblaient prendre possession de la France.

Que faisaient cependant les souverains de la contrée, les abbés, les évêques ? Ils fuyaient, emportant les ossements des saints ; impuissants comme leurs reliques, ils abandonnaient les peuples sans direction, sans asile. Tout au plus, ils envoyaient quelques serfs armés à Charles-le-Chauve, pour surveiller timidement la marche des barbares, négocier, mais de loin, avec eux, leur demander pour combien de livres d’argent ils voudraient quitter telle province, ou rendre tel abbé captif. On paya un million et demi de notre monnaie pour la rançon de l’abbé de Saint-Denis[56].

Ces barbares désolèrent le Nord, tandis que des Sarrasins infestaient le Midi ; je ne donnerai pas ici la monotone histoire de leurs incursions. Il me suffit d’en distinguer les trois périodes principales : celle des incursions proprement dites, celle des stations, celle des établissements fixes. Les stations des Northmen étaient généralement dans des îles à l’embouchure de l’Escaut, de la Seine et de la Loire ; celles des Sarrasins à Fraxinet (la Garde-Fraisnet) en Provence, et à Saint-Maurice-en-Valais ; telle était l’audace de ces pirates, qu’ils avaient osé s’écarter de la mer, et s’établir au sein même des Alpes, aux défilés où se croisent les principales routes de l’Europe. Les Sarrasins n’eurent d’établissements importants qu’en Sicile. Les Northmans, plus disciplinables, finirent par adopter le christianisme, et s’établirent sur plusieurs points de la France, particulièrement dans le pays appelé de leur nom Normandie.

Quelques textes des annales de Saint-Bertin suffiront pour faire connaître l’audace des Northmen, l’impuissance et l’humiliation du roi et des évêques, leurs vaines tentatives pour combattre ces barbares, ou pour les opposer les uns aux autres.

« En 866, il fut convenu que tous les serfs pris par les Normands qui viendraient à s’enfuir de leurs mains, leur seraient rendus, ou rachetés au prix qu’il leur plairait, et que si quelqu’un des Normands était tué, on payerait une somme pour le prix de sa vie. »

« En 861, les Danois qui avaient dernièrement incendié la cité de Thérouanne, revenant, sous leur chef Wéland, du pays des Angles, remontent la Seine avec plus de deux cents navires, et assiègent les Normands dans le château qu’ils avaient construit en l’île dite d’Oissel. Charles ordonna de lever, pour les donner aux assiégeants à titre de loyer, cinq mille livres d’argent, avec une quantité considérable de bestiaux et de grains, à prendre sur son royaume, afin qu’il ne fût pas dévasté ; puis, passant la Seine, il se rendit à Mehun-sur-Loire, et y reçut le comte Robert avec les honneurs convenus. Guntfrid et Gozfrid, par le conseil desquels Charles avait reçu Robert, l’abandonnèrent cependant, eux avec leurs compagnons, selon l’inconstance ordinaire de leur race et leurs habitudes natives, et se joignirent à Salomon, duc des Bretons. Un autre parti de Danois entra par la Seine avec soixante navires dans la rivière d’Yerres, arriva de là vers ceux qui assiégeaient le château, et se joignit à eux. Les assiégés, vaincus par la faim et la plus affreuse misère, donnent aux assiégeants six mille livres, tant or qu’argent, et se joignent à eux. »

« En 869, Louis, fils de Louis, roi de Germanie, se prenant à faire la guerre avec les Saxons contre les Wenèdes qui sont dans le pays des Saxons, remporta une sorte de victoire, avec un grand carnage des deux partis. En revenant de là, Roland, archevêque d’Arles, qui (non pas les mains vides) avait obtenu de l’empereur Louis et d’Ingelberge l’abbaye de Saint-Césaire, éleva dans l’île de la Camargue, de tous côtés extrêmement riche, où sont la plupart des biens de cette abbaye, et dans laquelle les Sarrasins avaient coutume d’avoir un port, une forteresse seulement de terre, et construite à la hâte ; apprenant l’arrivée des Sarrasins, il y entra assez imprudemment. Les Sarrasins, débarqués à ce château, y tuèrent plus de trois cents des siens, et lui-même fut pris, conduit dans leur navire et enchaîné. Auxdits Sarrasins furent donnés pour les racheter cent cinquante livres d’argent, cent cinquante manteaux, cent cinquante grandes épées et cent cinquante esclaves, sans compter ce qui se donna de gré à gré. Sur ces entrefaites, ce même évêque mourut sur les vaisseaux. Les Sarrasins avaient habilement accéléré son rachat, disant qu’il ne pouvait demeurer plus longtemps, et que si on voulait le ravoir, il fallait que ceux qui le rachetaient donnassent promptement sa rançon, ce qui fut fait : et les Sarrasins, ayant tout reçu, assirent l’évêque dans une chaise, vêtu de ses habits sacerdotaux dans lesquels ils l’avaient pris, et, comme par honneur, le portèrent du navire à terre ; mais quand ceux qui l’avaient racheté voulurent lui parler et le féliciter, ils trouvèrent qu’il était mort. Ils l’emportèrent avec un grand deuil, et l’ensevelirent le 22 septembre dans le sépulcre qu’il s’était fait préparer lui-même. »

Ainsi fut démontrée l’impuissance du pouvoir épiscopal pour défendre et gouverner la France. En 870, le chef de l’Église gallicane, l’archevêque de Reims, Hincmar écrivait au pape ce pénible aveu : « Voici les plaintes que le peuple élève contre nous : Cessez de vous charger de notre défense, contentez-vous d’y aider de vos prières, si vous voulez notre secours pour la défense commune… Priez le seigneur apostolique de ne pas nous imposer un roi qui ne peut, de si loin, nous aider contre les fréquentes et soudaines incursions des païens… »

Le pouvoir local des évêques, le pouvoir central du roi, se trouvent également condamnés par ces graves paroles. Ce roi, qui n’est rien sans l’Église, ne sera que plus faible en s’en séparant. Il peut disposer de quelques évêchés, humilier les évêques[57], opposer le pape de Rome au pape de Reims. Il peut accumuler de vains titres, se faire couronner roi de Lorraine et partager avec les Allemands le royaume de son neveu Lothaire II ; il n’en est pas plus fort. Sa faiblesse est au comble quand il devient empereur. En 875, la mort de son autre neveu, Louis II, laissait l’Italie vacante, ainsi que la dignité impériale. Il prévient à Rome les fils de Louis-le-Germanique, les gagne de vitesse, et dérobe pour ainsi dire le titre d’empereur. Mais le jour même de Noël où il triomphe dans Rome sous la dalmatique grecque[58], son frère, maître un instant de la Neustrie, triomphe lui aussi dans le propre palais de Charles ; le pauvre empereur s’enfuit d’Italie à l’approche d’un de ses neveux, et meurt de maladie dans un village des Alpes (877)[59].

Son fils, Louis-le-Bègue, ne peut même conserver l’ombre de puissance qu’avait eue Charles-le-Chauve. L’Italie, la Lorraine, la Bretagne, la Gascogne, ne veulent point entendre parler de lui. Dans le nord même de la France, il est obligé d’avouer aux prélats et aux grands qu’il ne tient la couronne que de l’élection[60]. Il vit peu, ses fils encore moins. Sous l’un d’eux, le jeune Louis, l’annaliste jette en passant cette parole terrible, qui nous fait mesurer jusqu’où la France était descendue : « Il bâtit un château de bois ; mais il servit plutôt à fortifier les païens qu’à défendre les chrétiens, car ledit roi ne put trouver personne à qui en remettre la garde[61]. »

Louis eut pourtant, en 881, un succès sur les Northmans de l’Escaut. Les historiens n’ont su comment célébrer ce rare événement. Il existe encore en langue germanique un chant qui fut composé à cette occasion[62]. Mais ce revers ne les rendit que plus terribles. Leur chef Gotfried épousa Gizla, fille de Lothaire II, se fit céder la Frise ; et quand Charles-le-Gros, le nouveau roi de Germanie, y eut consenti, il voulut encore un établissement sur le Rhin, au cœur même de l’Empire. La Frise, disait-il, ne donnait pas de vin ; il lui fallait Coblentz et Andernach. Il eut une entrevue avec l’empereur dans une île du Rhin. Là il élevait de nouvelles prétentions au nom de son beau-frère Hugues. Les impériaux perdirent patience et l’assassinèrent. Soit pour venger ce meurtre, soit de concert avec Charles-le-Gros, le nouveau chef Siegfried alla s’unir aux Northmans de la Seine, et envahit la France du Nord, qui reconnaissait mal le joug du roi de Germanie, Charles-le-Gros, devenu roi de France par l’extinction de la branche française des Carlovingiens.

Mais l’humiliation n’est pas complète jusqu’à l’avènement du prince allemand (884). Celui-ci réunit tout l’empire de Charlemagne. Il est empereur, roi de Germanie, d’Italie, de France. Magnifique dérision ! Sous lui les Northmans ne se contentent plus de ravager l’Empire. Ils commencent à vouloir s’emparer des places fortes. Ils assiègent Paris avec un prodigieux acharnement. Cette ville, plusieurs fois attaquée, n’avait jamais été prise. Elle l’eût été alors, si le comte Eudes, fils de Robert-le-Fort, l’évêque Gozlin et l’abbé de Saint-Germain-des-Prés ne se fussent jetés dedans, et ne l’eussent défendue avec un grand courage. Eudes osa même en sortir pour implorer le secours de Charles-le-Gros. L’empereur vint en effet, mais il se contenta d’observer les barbares, et les détermina à laisser Paris pour ravager la Bourgogne, qui méconnaissait encore son autorité (885-886). Cette lâche et perfide connivence déshonorait Charles-le-Gros.

C’est une chose à la fois triste et comique de voir les efforts du moine de Saint-Gall pour ranimer le courage de l’empereur. Les exagérations ne coûtent rien au bon moine. Il lui conte que son aïeul Pepin coupa la tête à un lion d’un seul coup ; que Charlemagne (comme auparavant Clotaire II) tua en Saxe tout ce qui se trouvait plus haut que son épée ; que le Débonnaire, fils de Charlemagne, étonnait de sa force les envoyés des Northmans et se jouait à briser leurs épées dans ses mains[63]. Il fait dire à un soldat de Charlemagne qu’il portait sept, huit, neuf barbares embrochés à sa lance comme de petits oiseaux[64]. Il l’engage à imiter ses pères, à se conduire en homme, à ne pas ménager les grands et les évêques. « Charlemagne ayant envoyé consulter un de ses fils, qui s’était fait moine, sur la manière dont il fallait traiter les grands, on le trouva arrachant des orties et de mauvaises herbes : Rapportez à mon père, dit-il, ce que vous m’avez vu faire… Son monastère fut détruit. Pour quelle cause, cela n’est pas douteux. Mais je ne le dirai pas que je n’aie vu votre petit Bernard ceint d’une épée. »

Ce petit Bernard passait pour fils naturel de l’empereur. Charles lui-même rendait pourtant la chose douteuse lorsque, accusant sa femme devant la diète de 887, il semblait se proclamer impuissant ; il assurait « qu’il n’avait point connu l’impératrice, quoiqu’elle lui fût unie depuis dix ans en légitime, mariage ». Il n’y avait que trop d’apparence : l’empereur était impuissant comme l’Empire. L’infécondité de huit reines, la mort prématurée de six rois, prouvent assez la dégénération de cette race : elle finit d’épuisement, comme celle des Mérovingiens. La branche française est éteinte ; la France dédaigne d’obéir plus longtemps à la branche allemande. Charles-le-Gros est déposé à la diète de Tribur, en 887. Les divers royaumes qui composaient l’empire de Charlemagne sont de nouveau séparés ; et non seulement les royaumes, mais bientôt les duchés, les comtés, les simples seigneuries.

L’année même de sa mort (877), Charles-le-Chauve avait signé l’hérédité des comtés ; celle des fiefs existait déjà. Les comtes, jusque-là magistrats amovibles, devinrent des souverains héréditaires, chacun dans le pays qu’ils administraient. Cette concession fut amenée par la force des choses. Charles-le-Chauve avait au contraire défendu d’abord aux seigneurs de bâtir des châteaux, défense vaine et coupable au milieu des ravages des Northmans. Il finit par céder à la nécessité : il reconnut l’hérédité des comtés (877)[65] ; c’était résigner la souveraineté. Les comtes, les seigneurs, voilà les véritables héritiers de Charles-le-Chauve. Déjà il a marié ses filles aux plus vaillants d’entre eux, à ceux de Bretagne et de Flandre.

Ces libérateurs du pays occuperont les défilés des montagnes, les passes des fleuves ; ils y dresseront leurs forts, ils s’y maintiendront à la fois, et contre les barbares, et contre le prince, qui, de temps en temps, aura la tentation de ressaisir le pouvoir qu’il abandonne à regret. Mais les peuples n’ont plus que haine et mépris pour un roi qui ne sait point les défendre. Ils se serrent autour de leurs défenseurs, autour des seigneurs et des comtes. Rien de plus populaire que la féodalité à sa naissance. Le souvenir confus de cette popularité est resté dans les romans, où Gérard de Roussillon, où Renaud et les autres fils d’Aymon soutiennent une lutte héroïque contre Charlemagne. Le nom de Charlemagne est ici la désignation commune des Carlovingiens.

Le premier et le plus puissant de ces fondateurs de la féodalité est le beau-frère même de Charles-le-Chauve, Boson, qui prend le titre de roi de Provence, ou Bourgogne Cisjurane[66] (879). Presqu’en même temps (888), Rodolf Welf occupe la Bourgogne Transjurane, dont il fait aussi un royaume. Voilà la barrière de la France au sud-est. Les Sarrasins y auront des combats à rendre contre Boson, contre Gérard de Roussillon, le célèbre héros de roman, contre l’évêque de Grenoble et le vicomte de Marseille.

Au pied des Pyrénées, le duché de Gascogne est rétabli par cette famille d’Hunald et de Guaifer[67], si maltraitée par les Carlovingiens, qui lui durent le désastre de Roncevaux. Dans l’Aquitaine, s’élèvent les puissantes familles de Gothie (Narbonne, Roussillon, Barcelone), de Poitiers et de Toulouse. Les deux premières veulent descendre de saint Guillaume, le grand saint du Midi, le vainqueur des Sarrasins. C’est ainsi que tous les rois d’Allemagne et d’Italie descendent de Charlemagne, et que les familles héroïques de la Grèce, rois de Macédoine et de Sparte, Aleuades de Thessalie, Bacchides de Corinthe, descendaient d’Hercule.

À l’Est, le comte de Hainaut, Reinier, disputera la Lorraine aux Allemands, au féroce Swintibald, fils du roi de Germanie. Reinier-Renard restera le type et le nom populaire de la ruse luttant avec avantage contre la brutalité de la force.

Au Nord, la France prend pour double défense contre les Belges et les Allemands les forestiers de Flandre[68] et les comtes de Vermandois, parents et alliés, plus ou moins fidèles, des Carlovingiens.

Mais la grande lutte est à l’Ouest, vers la Normandie et la Bretagne. Là, débarquent annuellement les hommes du Nord. Le Breton Nomenoé se met à la tête du peuple, bat Charles-le-Chauve, bat les Northmans, défend contre Tours l’indépendance de l’Église bretonne, et veut faire de la Bretagne un royaume[69]. Après lui, les Northmans reviennent en plus grand nombre, le pays n’est plus qu’un désert, et quand l’un de ses successeurs (937), l’héroïque Allan Barbetorte, parvient à leur reprendre Nantes, il faut, pour arriver à la cathédrale, où il va remercier Dieu, qu’il perce son chemin l’épée à la main à travers les ronces. Mais, cette fois, le pays est délivré ; les Northmans, les Allemands, appelés par le roi contre la Bretagne, sont repoussés également. Allan assemble pour la première fois les états du comté, et le roi finit par reconnaître que tout serf réfugié en Bretagne devient par cela seul homme libre.

En 859, les seigneurs avaient empêché le peuple de s’armer contre les Northmans[70]. En 864, Charles-le-Chauve avait défendu aux seigneurs d’élever des châteaux. Peu d’années s’écoulent, et une foule de châteaux se sont élevés ; partout les seigneurs arment leurs hommes, les barbares commencent à rencontrer des obstacles. Robert-le-Fort a péri en combattant les Northmans à Brisserte (866). Son fils Eudes, plus heureux, défend Paris contre eux en 885. Il sort de la ville, il y rentre à travers le camp des Northmans[71]. Ils lèvent le siège et vont encore échouer sous les murs de Sens. En 891, le roi de Germanie Arnulf force leur camp près de Louvain, et les précipite dans la Dyle. En 933 et 955, les empereurs saxons Henri-l’Oiseleur et Othon-le-Grand, remportent sur les Hongrois leurs fameuses victoires de Mersebourg et d’Augsbourg. Vers la même époque, l’évêque Izarn chasse les Sarrasins du Dauphiné, et le vicomte de Marseille, Guillaume, en délivre la Provence (965, 971).

Peu à peu les barbares se découragent ; ils se résignent au repos. Ils renoncent au brigandage, et demandent des terres. Les Northmans de la Loire, si terribles sous le vieil Hastings, qui les mena jusqu’en Toscane, sont repoussés d’Angleterre par le roi Alfred. Ils ne se soucient point d’y mourir, comme leur héros Regnard Lodbrog, dans un tonneau de vipères. Ils aiment mieux s’établir en France, sur la belle Loire. Ils possèdent Chartres, Tours et Blois. Leur chef Théobald, tige de la maison de Blois et Champagne, ferme la Loire aux invasions nouvelles, comme, tout à l’heure, Radholf ou Rollon va fermer la Seine, sur laquelle il s’établit (911), du consentement du roi de France, Charles-le-Simple ou le Sot. Il n’était pas si sot pourtant de s’attacher ces Northmans, et de leur donner l’onéreuse suzeraineté de la Bretagne, qui devait user Bretons et Northmans les uns par les autres. Rollon reçut le baptême et fit hommage, non en personne, mais par un des siens ; celui-ci s’y prit de manière qu’en baisant le pied du roi il le jeta à la renverse. Telle était l’insolence de ces barbares.

Les Northmans se fixent donc et s’établissent. Les indigènes se fortifient. La France prend consistance, et se forme peu à peu. Sur toutes ses frontières s’élèvent, comme autant de tours, de grandes seigneuries féodales. Elle retrouve quelque sécurité dans la formation des puissances locales, dans le morcellement de l’Empire, dans la destruction de l’unité. Mais quoi ! cette grande et noble unité de la patrie, dont le gouvernement romain et francique nous ont du moins donné l’image, n’y a-t-il pas espoir qu’elle revienne un jour ? Avons-nous décidément péri comme nation ? N’y a-t-il point au milieu de la France quelque force centralisante qui permette de croire que tous les membres se rapprocheront et formeront de nouveau un corps ?

Si l’idée de l’unité subsiste, c’est dans les grands sièges ecclésiastiques, qui conservent la prétention de la primatie. Tours est un centre sur la Loire ; Reims en est un dans le Nord. Mais partout le pouvoir féodal limite celui des évêques. À Troyes, à Soissons, le comte l’emporte sur le prélat. À Cambrai et à Lyon il y a partage. Ce n’est guère que dans le domaine du roi que les évêques obtiennent ou conservent la seigneurie de leur cité. Ceux de Laon, Beauvais, Noyon, Châlons-sur-Marne, Langres, deviennent pairs du royaume ; il en est de même des métropolitains de Sens et de Reims. Le premier chasse le comte ; le second lui résiste. L’archevêque de Reims, chef de l’Église gallicane, est longtemps l’appui fidèle des Carlovingiens[72]. Lui seul semble s’intéresser encore à la monarchie, à la dynastie.

Cette vieille dynastie, sous la tutelle des évêques, ne peut plus rallier la France. Au milieu des guerres et des ravages des barbares, le titre de roi doit passer à quelqu’un des chefs qui ont commencé à armer le peuple. Il faut que ce chef sorte des provinces centrales. L’idée de l’unité ne peut être reprise et défendue par les hommes de la frontière. Cette unité leur est odieuse ; ils aiment mieux l’indépendance.

Le centre du monde mérovingien avait été l’Église de Tours. Celui des guerres carlovingiennes contre les Northmans et les Bretons est aussi sur la Loire, mais plus à l’occident, c’est-à-dire dans l’Anjou, sur la marche de Bretagne. Là, deux familles s’élèvent, tiges des Capets et des Plantagenets, des rois de France et d’Angleterre. Toutes deux sortent de chefs obscurs qui s’illustrèrent en défendant le pays.

La seconde veut remonter à un Torthulf ou Tertulle, Breton de Rennes, « simple paysan, dit la chronique, vivant de sa chasse et de ce qu’il trouvait dans les forêts ». Charles-le-Chauve le nomma forestier de la forêt de Nid-de-Merle[73]. Son fils, du même nom, reçut le titre de sénéchal d’Anjou. Son petit-fils Ingelger, et les Foulques, ses descendants, furent des ennemis terribles pour la Normandie et la Bretagne.

Les Capets sont aussi d’abord établis dans l’Anjou. Il semble que ce soient des chefs saxons au service de Charles-le-Chauve[74]. Il confie à leur premier ancêtre connu, Robert-le-Fort, la défense du pays entre la Seine et la Loire. Robert se fait tuer en combattant, à Brisserte, le chef des Northmans, Hastings. Son fils Eudes, plus heureux, les repousse au siège de Paris (885), et remporte sur eux une grande victoire à Montfaucon. À l’époque de la déposition de Charles-le-Gros, il est élu roi de France (888).

M. Augustin Thierry, dans ses Lettres sur l’histoire de France, a suivi avec beaucoup de sagacité les alternatives de cette longue lutte qui, dans l’espace d’un siècle, fit prévaloir la nouvelle dynastie. Il m’est impossible de ne pas emprunter quelques pages de ce beau récit. La question n’y est traitée que sous un point de vue, mais avec une netteté singulière.

« À la révolution de 888, correspond de la manière la plus précise un mouvement d’un autre genre, qui élève sur le trône un homme entièrement étranger à la famille des Carlovingiens. Ce roi, le premier auquel notre histoire devrait donner le titre de roi de France, par opposition au roi des Francs, est Ode, ou selon la prononciation romaine, qui commençait à prévaloir, Eudes, fils du comte d’Anjou Robert-le-Fort. Élu au détriment d’un héritier qui se qualifiait de légitime, Eudes fut le candidat national de la population mixte qui avait combattu cinquante ans pour former un État par elle-même, et son règne marque l’ouverture d’une seconde série de guerres civiles, terminées, après un siècle, par l’exclusion définitive de la race de Charles-le-Grand. En effet, cette race toute germanique, se rattachant, par le lien des souvenirs et les affections de parenté, aux pays de la langue tudesque, ne pouvait être regardée par les Français que comme un obstacle à la séparation sur laquelle venait de se fonder leur existence indépendante.

« Ce ne fut point par caprice, mais par politique, que les seigneurs du nord de la Gaule, Francs d’origine, mais attachés à l’intérêt du pays, violèrent le serment prêté par leurs aïeux à la famille de Pepin, et firent sacrer roi, à Compiègne, un homme de descendance saxonne. L’héritier dépossédé par cette élection, Charles, surnommé le Simple ou le Sot[75], ne tarda pas à justifier son exclusion du trône en se mettant sous le patronage d’Arnulf, roi de Germanie. « Ne pouvant tenir, dit un ancien historien, contre la puissance d’Eudes, il alla réclamer, en suppliant, la protection du roi Arnulf. Une assemblée publique fut convoquée dans la ville de Worms ; Charles s’y rendit, et, après avoir offert de grands présents à Arnulf, il fut investi par lui de la royauté dont il avait pris le titre. L’ordre fut donné aux comtes et aux évêques qui résidaient aux environs de la Moselle de lui prêter secours, et de le faire rentrer dans son royaume, pour qu’il y fût couronné ; mais rien de tout cela ne lui profita. »

« Le parti des Carlovingiens, soutenu par l’intervention germanique, ne réussit point à l’emporter sur le parti qu’on peut nommer français. Il fut plusieurs fois battu avec son chef, qui, après chaque défaite, se mettait en sûreté derrière la Meuse, hors des limites du royaume. Charles-le-Simple parvint cependant, grâce au voisinage de l’Allemagne, à obtenir quelque puissance entre la Meuse et la Seine. Un reste de la vieille opinion germanique qui regardait les Welskes ou Wallons comme les sujets naturels des fils des Francs, contribuait à rendre cette guerre de dynastie populaire dans tous les pays voisins du Rhin. Sous prétexte de soutenir les droits de la royauté légitime, Swintibald, fils naturel d’Arnulf et roi de Lorraine, envahit le territoire français en l’année 895. Il parvint jusqu’à Laon avec une armée composée de Lorrains, d’Alsaciens et de Flamands, mais fut bientôt forcée de battre en retraite devant l’armée du roi Eudes. Cette grande tentative ayant ainsi échoué, il se fit à la cour de Germanie une sorte de réaction politique en faveur de celui qu’on avait jusque-là qualifié d’usurpateur. Eudes fut reconnu roi[76], et l’on promit de ne plus donner à l’avenir aucun secours au prétendant. En effet, Charles n’obtint rien tant que son adversaire vécut ; mais à la mort du roi Eudes, lorsque le changement de dynastie fut remis en question, le Keisar, ou empereur, prit de nouveau parti pour le descendant des rois francs.

« Charles-le-Simple, reconnu roi en 898, par une grande partie de ceux qui avaient travaillé à l’exclure, régna d’abord vingt-deux ans sans aucune opposition. C’est dans cet espace de temps qu’il abandonna au chef normand Rolf tous ses droits sur le territoire voisin de l’embouchure de la Seine, et lui conféra le titre de duc (912). Le duché de Normandie servit plus tard à flanquer le royaume de France contre les attaques de l’empire germanique et de ses vassaux lorrains ou flamands. Le premier duc fut fidèle au traité d’alliance qu’il avait fait avec Charles-le-Simple, et le soutint, quoique assez faiblement, contre Rodbert ou Robert, frère du roi Eudes, élu roi en 922. Son fils Guillaume Ier suivit d’abord la même politique, et lorsque le roi héréditaire eut été déposé et emprisonné à Laon, il se déclara pour lui contre Radulf ou Raoul, beau-frère de Robert, élu et couronné roi, en haine de la dynastie franque. Mais peu d’années après, changeant de parti, il abandonna la cause de Charles-le-Simple et fit alliance avec le roi Raoul. En 936, espérant qu’un retour à ses premiers errements lui procurerait plus d’avantages, il appuya d’une manière énergique la restauration du fils de Charles, Louis, surnommé d’Outre-mer.

« Le nouveau roi, auquel le parti français, soit par fatigue, soit par prudence, n’opposa aucun compétiteur, poussé par un penchant héréditaire à chercher des amis au delà du Rhin, contracta une alliance étroite avec Othon, premier du nom, roi de Germanie, le prince le plus puissant et le plus ambitieux de l’époque. Cette alliance mécontenta vivement les seigneurs, qui avaient une grande aversion pour l’influence teutonique. Le représentant de cette opinion nationale, et l’homme le plus puissant entre la Seine et la Loire, était Hugues, comte de Paris, auquel on donnait le surnom de Grand, à cause de ses immenses domaines. Dès que les défiances mutuelles se furent accrues au point d’amener, en 940, une nouvelle guerre entre les deux partis qui depuis cinquante ans étaient en présence, Hugues-le-Grand, quoiqu’il ne prît point le titre de roi, joua contre Louis-d’Outre-mer le même rôle qu’Eudes, Robert et Raoul avaient joué contre Charles-le-Simple. Son premier soin fut d’enlever à la faction opposée l’appui du duc de Normandie ; il y réussit, et, grâce à l’intervention normande, parvint à neutraliser les effets de l’influence germanique. Toutes les forces du roi Louis et du parti franc se brisèrent, en 945, contre le petit duché de Normandie. Le roi, vaincu en bataille rangée, fut pris avec seize de ses comtes, et enfermé dans la tour de Rouen, d’où il ne sortit que pour être livré aux chefs du parti national, qui l’emprisonnèrent à Laon.

« Pour rendre plus durable la nouvelle alliance de ce parti avec les Normands, Hugues-le-Grand promit de donner sa fille en mariage à leur duc. Mais cette confédération des deux puissances gauloises les plus voisines de la Germanie attira contre elles une coalition des puissances teutoniques, dont les principales étaient alors le roi Othon et le comte de Flandre. Le prétexte de la guerre devait être de tirer le roi Louis de sa prison ; mais les coalisés se promettaient des résultats d’un autre genre. Leur but était d’anéantir la puissance normande, en réunissant ce duché à la couronne de France, après la restauration du roi leur allié : en retour, ils devaient recevoir une cession de territoire, qui agrandirait leurs États aux dépens du royaume de France. L’invasion, conduite par le roi de Germanie, eut lieu en 946. À la tête de trente-deux légions, disent les historiens du temps, Othon s’avança jusqu’à Reims. Le parti national, qui tenait un roi en prison et n’avait point de roi à sa tête, ne put rallier autour de lui des forces suffisantes pour repousser les étrangers. Le roi Louis fut remis en liberté, et les coalisés s’avancèrent jusque sous les murs de Rouen ; mais cette campagne brillante n’eut aucun résultat décisif. La Normandie resta indépendante, et le roi délivré n’eut pas plus d’amis qu’auparavant. Au contraire, on lui imputa les malheurs de l’invasion, et, menacé bientôt d’être pour la seconde fois déposé, il retourna au delà du Rhin pour implorer de nouveaux secours.

« En l’année 948, les évêques de la Germanie s’assemblèrent, par ordre du roi Othon, en concile, à Ingelheim, pour traiter, entre autres affaires, des griefs de Louis-d’Outre-mer contre le parti de Hugues-le-Grand. Le roi des Français vint jouer le rôle de solliciteur devant cette assemblée étrangère. Assis à côté du roi de Germanie, après que le légat du pape eut annoncé l’objet du synode, il se leva et parla en ces termes : « Personne de vous n’ignore que des messagers du comte Hugues et des autres seigneurs de France sont venus me trouver au pays d’outre-mer, m’invitant à rentrer dans le royaume qui était mon héritage paternel. J’ai été sacré et couronné par le vœu et aux acclamations de tous les chefs et de l’armée de France. Mais, peu de temps après, le comte Hugues s’est emparé de moi par trahison, m’a déposé et emprisonné durant une année entière ; enfin, je n’ai obtenu ma délivrance qu’en remettant en son pouvoir la ville de Laon, la seule ville de la couronne que mes fidèles occupassent encore. Tous ces malheurs qui ont fondu sur moi depuis mon avènement, s’il y a quelqu’un qui soutienne qu’ils me sont arrivés par ma faute, je suis prêt à me défendre de cette accusation, soit par le jugement du synode et du roi ici présent, soit par un combat singulier. » Il ne se présenta, comme on pouvait le croire, ni avocat, ni champion de la partie adverse, pour soumettre un différend national au jugement de l’empereur d’outre-Rhin, et le concile, transféré à Trêves, sur les instances de Leudulf, chapelain et délégué du César, prononça la sentence suivante : « En vertu de l’autorité apostolique, nous excommunions le comte Hugues, ennemi du roi Louis, à cause des maux de tout genre qu’il lui a faits, jusqu’à ce que ledit comte vienne à résipiscence, et donne pleine satisfaction devant le légat du souverain pontife. Que s’il refuse de se soumettre, il devra faire le voyage de Rome pour recevoir son absolution. »

« À la mort de Louis-d’Outre-mer, en l’année 954, son fils Lothaire lui succéda sans opposition apparente. Deux ans après, le comte Hugues mourut, laissant trois fils, dont l’aîné, qui portait le même nom que lui, hérita du comté de Paris, qu’on appelait aussi le duché de France. Son père, avant de mourir, l’avait recommandé à Rikard ou Richard, duc de Normandie, comme au défenseur naturel de sa famille et de son parti. Ce parti sembla sommeiller jusqu’en l’année 980. »

Ce sommeil, que M. Thierry néglige d’expliquer, ne fut autre chose que la minorité du roi Lothaire et du duc de France, Hugues-Capet, sous la tutelle de leurs mères Hedwige et Gerberge, toutes deux sœurs du Saxon Othon, roi de Germanie[77]. Ce puissant monarque semble avoir gouverné la France par l’intermédiaire de son frère, Bruno, archevêque de Cologne et duc de Lorraine et des Pays-Bas[78]. Ces relations expliquent suffisamment le caractère germanique que M. Thierry remarque dans les derniers Carlovingiens. Il était naturel que Louis-d’Outre-mer, élevé chez les Anglo-Saxons, que Lothaire, fils d’une princesse saxonne, parlassent la langue allemande. La prépondérance de l’Allemagne à cette époque, la gloire d’Othon, vainqueur des Hongrois et maître de l’Italie, justifieraient d’ailleurs la prédilection de ces princes pour la langue du grand roi. Pour être parents des Othons, les derniers Carlovingiens, les premiers Capétiens, n’en furent pas plus belliqueux. Hugues-Capet, et son fils Robert, princes voués à l’Église, ne rappellent guère le caractère aventureux de Robert-le-Fort et d’Eudes, leurs aïeux, qui s’étaient fait si peu de scrupule de guerroyer contre les évêques, nommément contre l’archevêque de Reims. Mais reprenons le récit de M. Thierry.

Après la mort d’Othon-le-Grand, « le roi Lothaire, s’abandonnant à l’impulsion de l’esprit français, rompit avec les puissances germaniques, et tenta de reculer jusqu’au Rhin la frontière de son royaume. Il entra à l’improviste sur les terres de l’Empire, et séjourna en vainqueur dans le palais d’Aix-la-Chapelle. Mais cette expédition aventureuse, qui flattait la vanité française, ne servit qu’à amener les Germains, au nombre de soixante mille, Allemands, Lorrains, Flamands et Saxons, jusque sur les hauteurs de Montmartre, où cette grande armée chanta en chœur un des versets du Te Deum. L’empereur Othon, qui la conduisait, fut plus heureux, comme il arrive souvent, dans l’invasion que dans la retraite. Battu par les Français au passage de l’Aisne, ce ne fut qu’au moyen d’une trêve conclue avec le roi Lothaire qu’il put regagner sa frontière. Ce traité, conclu, à ce que disent les chroniques, contre le gré de l’armée française, ranima la querelle des deux partis, ou plutôt fournit un nouveau prétexte à des ressentiments qui n’avaient point cessé d’exister.

« Menacé, comme son père et son aïeul, par les adversaires implacables de la race des Carlovingiens, Lothaire tourna les yeux du côté du Rhin pour obtenir un appui en cas de détresse. Il fit remise à la cour impériale de ses conquêtes en Lorraine, et de toutes les prétentions de la France sur une partie de ce royaume. « Cette chose contrista grandement, dit un auteur contemporain, le cœur des seigneurs de France. » Néanmoins, ils ne firent point éclater leur mécontentement d’une manière hostile. Instruits par le mauvais succès des tentatives faites depuis près de cent ans, ils ne voulaient plus rien entreprendre contre la dynastie régnante, à moins d’être sûrs de réussir. Le roi Lothaire, plus habile et plus actif que ses deux prédécesseurs[79], si l’on en juge par sa conduite, se rendait un compte exact des difficultés de sa position, et ne négligeait aucun moyen de les vaincre. En 983, profitant de la mort d’Othon II et de la minorité de son fils, il rompit subitement la paix qu’il avait conclue avec l’Empire, et envahit de rechef la Lorraine, agression qui devait lui rendre un peu de popularité. Aussi, jusqu’à la fin du règne de Lothaire, aucune rébellion déclarée ne s’éleva contre lui. Mais chaque jour son pouvoir allait en décroissant ; l’autorité, qui se retirait de lui, pour ainsi dire, passa tout entière aux mains du fils de Hugues-le-Grand, Hugues, comte de l’Île-de-France et d’Anjou, qu’on surnommait Capet ou Chapet, dans la langue française du temps. « Lothaire n’est roi que de nom, écrivait dans une de ses lettres l’un des personnages les plus distingués du dixième siècle[80] ; Hugues n’en porte pas le titre, mais il l’est en fait et en œuvres. »

Les difficultés de tout genre que présentait en 987 une quatrième restauration des Carlovingiens effrayèrent les princes d’Allemagne ; ils ne firent marcher aucune armée au secours du prétendant Charles, frère de l’avant-dernier roi, et duc de Lorraine sous la suzeraineté de l’Empire. Réduit à la faible assistance de ses partisans de l’intérieur, Charles ne réussit qu’à s’emparer de la ville de Laon, où il se maintint en état de blocus, à cause de la force de la place, jusqu’au moment où il fut trahi et livré par l’un des siens. Hugues-Capet le fit emprisonner dans la tour d’Orléans, où il mourut. Ses deux fils, Louis et Charles, nés en prison et bannis de France après la mort de leur père, trouvèrent un asile en Allemagne, où se conservait à leur égard l’ancienne sympathie d’origine et de parenté.

« Quoique le nouveau roi fût issu d’une famille germanique, l’absence de toute parenté avec la dynastie impériale, l’obscurité même de son origine dont on ne retrouvait plus de trace certaine après la troisième génération, le désignaient comme candidat à la race indigène, dont la restauration s’opérait en quelque sorte depuis le démembrement de l’Empire.

« L’avènement de la troisième race est, dans notre histoire nationale, d’une bien autre importance que celui de la seconde ; c’est, à proprement parler, la fin du règne des Francs et la substitution d’une royauté nationale au gouvernement fondé par la conquête. Dès lors, notre histoire devient simple ; c’est toujours le même peuple, qu’on suit et qu’on reconnaît malgré les changements qui surviennent dans les mœurs et la civilisation. L’identité nationale est le fondement sur lequel repose, depuis tant de siècles, l’unité de dynastie. Un singulier pressentiment de cette longue succession de rois paraît avoir saisi l’esprit du peuple à l’avènement de la troisième race. Le bruit courut qu’en 981 saint Valeri, dont Hugues-Capet, alors comte de Paris, venait de faire transférer les reliques, lui était apparu en songe et lui avait dit : À cause de ce que tu as fait, toi et tes descendants vous serez rois jusqu’à la septième génération, c’est-à-dire à perpétuité[81]. »

Cette légende populaire est répétée par tous les chroniqueurs sans exception, même par le petit nombre de ceux qui, n’approuvant point le changement de dynastie, disent que la cause de Hugues est une mauvaise cause, et l’accusent de trahison contre son seigneur et de révolte contre les décrets de l’Église[82]. C’était une opinion répandue parmi les gens de condition inférieure, que la nouvelle famille régnante sortait de la classe plébéienne ; et cette opinion, qui se conserva plusieurs siècles, ne fut point nuisible à sa cause[83].

L’avènement d’une dynastie nouvelle fut à peine remarqué dans les provinces éloignées[84]. Qu’importait aux seigneurs de Gascogne, de Languedoc, de Provence, de savoir si celui qui portait vers la Seine le titre de roi s’appelait Charles ou Hugues-Capet ?

Pendant longtemps le roi n’aura guère plus d’importance qu’un duc ou un comte ordinaire. C’est quelque chose cependant qu’il soit au moins l’égal des grands vassaux, que la royauté soit descendue de la montagne de Laon, et sortie de la tutelle de l’archevêque de Reims[85]. Les derniers Carlovingiens avaient souvent lutté avec peine contre les moindres barons. Les Capets sont de puissants seigneurs, capables de faire tête par leurs propres forces au comte d’Anjou, au comte de Poitiers. Ils ont réuni plusieurs comtés dans leurs mains. À chaque avènement ils ont acquis un titre nouveau, pour rançon de la royauté, pour dédommagement de la couronne qu’ils voulaient bien ne pas prendre encore. Hugues-le-Grand obtient de Louis IV le duché de Bourgogne, et de Lothaire le titre de duc d’Aquitaine.

Dans l’abaissement où l’avaient réduite les derniers Carlovingiens, la royauté n’était plus qu’un nom, un souvenir bien près d’être éteint ; transférée aux Capets, c’est une espérance, un droit vivant, qui sommeille, il est vrai, mais qui, en temps utile, va peu à peu se réveiller. La royauté recommence avec la troisième race, comme avec la seconde, par une famille de grands propriétaires, amis de l’Église. La propriété et l’Église, la terre et Dieu, voilà les bases profondes sur lesquelles la monarchie doit se replacer pour revivre et refleurir.

Parvenus au terme de la domination des Allemands, à l’avènement de la nationalité française, nous devons nous arrêter un moment. L’an 1000 approche, la grande et solennelle époque où le moyen âge attendait la fin du monde. En effet, un monde y finit. Portons nos regards en arrière. La France a déjà parcouru deux âges dans sa vie de nation.

Dans le premier, les races sont venues se déposer l’une sur l’autre, et féconder le sol gaulois de leurs alluvions. Par-dessus les Celtes se sont placés les Romains, enfin les Germains, les derniers venus du monde. Voilà les éléments, les matériaux vivants de la société.

Au second âge, la fusion des races commence et la société cherche à s’asseoir. La France voudrait devenir un monde social, mais l’organisation d’un tel monde suppose la fixité et l’ordre. La fixité, l’attachement au sol, à la propriété, cette condition impossible à remplir tant que durent les immigrations de races nouvelles, elle l’est à peine sous les Carlovingiens ; elle ne le sera complètement que par la féodalité.

L’ordre, l’unité, ont été, ce semble, obtenus par les Romains, par Charlemagne. Mais pourquoi cet ordre a-t-il été si peu durable ? c’est qu’il était tout matériel, tout extérieur, c’est qu’il cachait le désordre profond, la discorde obstinée d’éléments hétérogènes qui se trouvaient unis par force. Diversité de races, de langues et d’esprits, défaut de communications, ignorance mutuelle, antipathies instinctives : voilà ce que cachait cette magnifique et trompeuse unité de l’administration romaine, plus ou moins reproduite par Charlemagne. « Mortua quin etiam jungebat corpora vivis, tormenti genus. » C’était une torture que cet accouplement tyrannique de natures hostiles. Qu’on en juge par la promptitude et la violence avec laquelle tous ces peuples s’efforcèrent de s’arracher de l’Empire.

La matière veut la dispersion, l’esprit veut l’unité. La matière, essentiellement divisible, aspire à la désunion, à la discorde. Unité matérielle est un non-sens. En politique, c’est une tyrannie. L’esprit seul a droit d’unir ; seul, il comprend, il embrasse, et, pour tout dire, il aime.

L’Église elle-même doit devenir une. L’aristocratie épiscopale a échoué dans l’organisation du monde carlovingien. Il faut qu’elle s’humilie, cette aristocratie impuissante, qu’elle apprenne à connaître la subordination, qu’elle accepte la hiérarchie, qu’elle devienne, pour être efficace, la monarchie pontificale. Alors dans la dispersion matérielle apparaîtra l’invisible unité des intelligences, l’unité réelle, celle des esprits et des volontés. Alors le monde féodal contiendra, sous l’apparence du chaos, une harmonie réelle et forte, tandis que le pompeux mensonge de l’unité impériale ne contenait que l’anarchie.

En attendant que l’esprit vienne, et que Dieu ait soufflé d’en haut, la matière s’en va et se dissipe vers les quatre vents du monde. La division se subdivise, le grain de sable aspire à l’atome. Ils s’abjurent et se maudissent, ils ne veulent plus se connaître. Chacun dit : Qui sont mes frères ? Ils se fixent en s’isolant. Celui-ci perche avec l’aigle, l’autre se retranche derrière le torrent. L’homme ne sait bientôt plus s’il existe un monde au delà de son canton, de sa vallée. Il prend, racine, il s’incorpore à la terre : « Pes, modò tam velox, pigris radicibus hæret. » Naguère, il se classait, il se jugeait par la loi propre à sa race, salique ou bavaroise, bourguignonne, lombarde ou gothique. L’homme était une personne, la loi était personnelle. Aujourd’hui l’homme s’est fait terre, la loi est territoriale. La jurisprudence devient une affaire de géographie.

À cette époque, la nature se charge de régler les affaires des hommes. Ils combattent, mais elle fait les partages. D’abord elle s’essaye, et sur l’Empire dessine les royaumes à grands traits. Les bassins de Seine et Loire, ceux de la Meuse, de la Saône, du Rhône, voilà quatre royaumes. Il n’y manque plus que les noms ; vous les appellerez, si vous le voulez, royaumes de France, de Lorraine, de Bourgogne, de Provence. On croit les réunir, et, loin de là, ils se divisent encore. Les rivières, les montagnes réclament contre l’unité. La division triomphe, chaque point de l’espace redevient indépendant. La vallée devient un royaume, la montagne un royaume.

L’histoire devrait obéir à ce mouvement, se disperser aussi, et suivre sur tous les points où elles s’élèvent toutes les dynasties féodales. Essayons de préparer le débrouillement de ce vaste sujet, en marquant d’une manière précise le caractère original des provinces où ces dynasties ont surgi. Chacune d’elles obéit visiblement dans son développement historique à l’influence diverse de sol et de climat. La liberté est forte aux âges civilisés, la nature dans les temps barbares ; alors les fatalités locales sont toutes-puissantes, la simple géographie est une histoire.

  1. App. 147.
  2. L’Astronome.
  3. App. 148.
  4. App. 149.
  5. App. 150.
  6. App. 151.
  7. App. 152.
  8. App. 153.
  9. Il fut pris pour arbitre entre plusieurs chefs danois qui se disputaient l’héritage de Godfried, et décida en faveur d’Harold.
  10. La tentative de Bernard contre son oncle est le premier essai de l’Italie pour se délivrer des barbares. App. 154.
  11. Ils veulent pour roi un homme plutôt qu’un enfant, et ordinairement l’oncle est homme, est utile, comme on disait alors, longtemps avant le neveu.
  12. App. 155.
  13. App. 156.
  14. App. 157.
  15. App. 158.
  16. En outre, ils avaient été alliés de l’Aquitain Hunald.
  17. App. 159.
  18. App. 160.
  19. App. 161.
  20. De tous ces griefs, le septième est grave. Il révèle la pensée du temps. C’est la réclamation de l’esprit local, qui veut désormais suivre le mouvement matériel et fatal des races, des contrées, des langues, et qui dans toute division politique ne voit que violence et tyrannie.
  21. Plusieurs faits témoignent de la prédilection de Louis pour les serfs, pour les pauvres, pour les vaincus. Il donna un jour tous les habits qu’il portait à un serf, vitrier du couvent de Saint-Gall. (Moine de Saint-Gall.) — On a vu son affection pour les Saxons et les Aquitains ; il avait dans sa jeunesse porté le costume de ces derniers. « Le jeune Louis, obéissant aux ordres de son père, de tout son cœur et de tout son pouvoir, vint le trouver à Paderborn, suivi d’une troupe de jeunes gens de son âge, et revêtu de l’habit gascon, c’est-à-dire portant le petit surtout rond, la chemise à manches longues et pendantes jusqu’au genou, les éperons lacés sur les bottines, et le javelot à la main. Tel avait été le plaisir et la volonté du roi. » (L’Astronome.) — « De plus, et se trouvant absent, le roi Louis voulut que les procès des pauvres fussent réglés de manière que l’un d’eux qui, quoique totalement infirme, paraissait doué de plus d’énergie et d’intelligence que les autres, connût de leurs délits, prescrivit les restitutions de vols, la peine du talion pour les injures et les voies de fait, et prononçât même, dans les cas plus graves, l’amputation des membres, la perte de la tête, et jusqu’au supplice de la potence. Cet homme établit des ducs, des tribuns et des centurions, leur donna des vicaires, et remplit avec fermeté la tâche qui lui était confiée. » (Moine de Saint-Gall.) — App. 162.
  22. Tous se trouvaient d’accord, sans doute par mécontentement contre Lothaire, c’est-à-dire contre l’unité de l’Empire. Bernard semble pour l’empereur contre ses fils, mais pour Pepin, c’est-à-dire pour l’Aquitaine, même contre l’empereur. App. 163.
  23. App. 164.
  24. App. 165.
  25. Nithard.
  26. App. 166.
  27. On en peut juger par la modération extraordinaire des jeux militaires donnés à Worms par Charles et Louis. « La multitude se tenait tout autour ; et d’abord, en nombre égal, les Saxons, les Gascons, les Ostrasiens et les Bretons de l’un et de l’autre parti, comme s’ils voulaient se faire mutuellement la guerre, se précipitaient les uns sur les autres d’une course rapide. Les hommes de l’un des deux partis prenaient la fuite en se couvrant de leurs boucliers, et feignant de vouloir échapper à la poursuite de l’ennemi ; mais, faisant volte-face, ils se mettaient à poursuivre ceux qu’ils venaient de fuir, jusqu’à ce qu’enfin les deux rois, avec toute la jeunesse, jetant un grand cri, lançant leurs chevaux et brandissant leurs lances, vinssent charger et poursuivre dans leur fuite, tantôt les uns, tantôt les autres. C’était un beau spectacle à cause de toute cette grande noblesse, et à cause de la modération qui y régnait. Dans une telle multitude, et parmi tant de gens de diverse origine, on ne vit pas même ce qui se voit souvent entre gens peu nombreux et qui se connaissent, nul n’osait en blesser ou en injurier quelque autre. » (Nithard.)
  28. « Pour l’amour de Dieu et pour le peuple chrétien, et notre commun salut, de ce jour en avant, et tant que Dieu me donnera de savoir et de pouvoir, je soutiendrai mon frère Karle ici présent, par aide et en toute chose, comme il est juste qu’on soutienne son frère, tant qu’il fera de même pour moi. Et jamais, avec Lother, je ne ferai aucun accord qui de ma volonté soit au détriment de mon frère. » — App. 167.
  29. « Si Lodewig garde le serment qu’il a prêté à son frère Karle, et si Karle, mon seigneur, de son côté ne le tient pas, si je ne puis l’y ramener, ni moi ni aucun autre, je ne lui donnerai nulle aide contre Lodewig. » — Les Allemands répétèrent la même chose dans leur langue, en changeant seulement l’ordre des noms.
  30. « Tous les peuples qui habitaient entre la Meuse et la Seine envoyèrent des messagers à Charles (840), lui demandant de venir vers eux avant que Lothaire occupât leur pays, et lui promettant d’attendre son arrivée. Charles, accompagné d’un petit nombre de gens, se hâta de se mettre en route, et arriva d’Aquitaine à Kiersy ; il y reçut avec bienveillance les gens qui vinrent à lui de la forêt des Ardennes et des pays situés au-dessous. Quant à ceux qui habitaient au delà de cette forêt, Herenfried, Gislebert, Bovon et d’autres, séduits par Odulf, manquèrent à la fidélité qu’ils avaient jurée. » (Nithard.)
  31. Nithard.
  32. Idem.
  33. Nithard. « Il envoya des messagers en Saxe, promettant aux hommes libres et aux serfs (frilingi et lazzi), dont le nombre est immense, que, s’ils se rangeaient de son parti, il leur rendrait les lois dont leurs ancêtres avaient joui au temps où ils adoraient les idoles. Les Saxons, avides de ce retour, se donnèrent le nouveau nom de Stellinga, se liguèrent, chassèrent presque du pays leurs seigneurs, et chacun, selon l’ancienne coutume, commença à vivre sous la loi qui lui plaisait. Lothaire avait de plus appelé les Northmans à son secours, leur avait soumis quelques tribus de chrétiens, et leur avait même permis de piller le reste du peuple de Christ. Louis craignit que les Northmans ainsi que les Esclavons ne se réunissent, à cause de la parenté, aux Saxons qui avaient pris le nom de Stellinga, qu’ils n’envahissent ses États et n’y abolissent la religion chrétienne. » App. 168.
  34. App. 169.
  35. App. 170.
  36. Une abbaye, dit fort bien M. de Chateaubriand, n’était autre chose que la demeure d’un riche patricien romain, avec les diverses classes d’esclaves et d’ouvriers attachés au service de la propriété et du propriétaire, avec les villes et les villages de leur dépendance. Le Père abbé était le maître ; les moines, comme les affranchis de ce maître, cultivaient les sciences, les lettres et les arts. — L’abbaye de Saint-Riquier possédait la ville de ce nom, treize autres villes, trente villages, un nombre infini de métairies. Les offrandes en argent faites au tombeau de saint Riquier s’élevaient seules par an à près de deux millions de notre monnaie. — Le monastère de Saint-Martin d’Autun, moins riche, possédait cependant, sous les Mérovingiens, cent mille menses.
  37. Flodoard.
  38. Nithard.
  39. Nithard : « Sequana, mirabile dictu !… repente aere sereno tumescere cœpit. »
  40. App. 171.
  41. Nithard. — Avant de quitter Angers (873), Charles-le-Chauve voulut assister aux cérémonies que firent les Angevins à leur rentrée dans la ville, pour remettre dans les châsses d’argent qu’ils avaient emportées les corps de saint Aubin et de saint Lézin.
  42. App. 172.
  43. En 851, « Traité d’alliance et de secours mutuel entre les trois fils de Louis-le-Débonnaire, et pour faire poursuivre ceux qui fuiraient l’excommunication des évêques d’un royaume à l’autre, ou emmèneraient une parente incestueuse, une religieuse, une femme mariée. »
  44. App. 173.
  45. Flodoard.
  46. Dans sa profession de foi, Gotteschalk demanda à prouver sa doctrine en passant par quatre tonneaux d’eau bouillante, d’huile, de poix, et en traversant un grand feu. App. 174.
  47. Selon quelques-uns, Raban et son maître Alcuin auraient été Scots. (Low.)
    Guillaume de Malmesbury rapporte l’anecdote suivante : « Jean était assis à table en face du roi, et de l’autre côté de la table. Les mets ayant disparu, et comme les coupes circulaient, Charles, le front gai, et après quelques autres plaisanteries, voyant Jean faire quelque chose qui choquait la politesse gauloise, le tança doucement en lui disant : Quelle distance y a-t-il entre un sot et un Scot ? (Quid distat inter sottum et Scotum ?
    ) — Rien que la table, répondit Jean, renvoyant l’injure à son auteur. »
  48. Jean Érigène : « La vraie philosophie est la vraie religion, et réciproquement la vraie religion est la vraie philosophie. » — App. 175.
  49. Wargr, loup ; wargus, banni. Voy. Grimm.
  50. App. 176.
  51. La forme poétique de la tradition qui leur donne pour compagnes les Vierges au bouclier indique assez que ce fut une exception, et qu’ils avaient rarement des femmes avec eux.
  52. Raoul Glaber : « Dans la suite des temps naquit, près de Troyes, un homme de la plus basse classe des paysans, nommé Hastings. Il était d’un village appelé Tranquille, à trois milles de la ville ; il était robuste de corps et d’un esprit pervers. L’orgueil lui inspira, dans sa jeunesse, du mépris pour la pauvreté de ses parents ; et cédant à son ambition, il s’exila volontairement de son pays. Il parvint à s’enfuir chez les Normands. Là, il commença par se mettre au service de ceux qui se vouaient à un brigandage continuel pour procurer des vivres au reste de la nation, et que l’on appelait la flotte (flotta). »
  53. App. 177.
  54. Ils appelaient ainsi leurs barques, drakars, snekkars.
  55. Le cor d’ivoire joue un grand rôle dans les légendes relatives aux Normands, par exemple dans la légende bretonne de Saint-Florent : « Le moine Guallon fut envoyé à Saint-Florent… Lorsqu’il fut entré dans le couvent, il chassa des cryptes les laies sauvages qui s’y étaient établies avec leurs petits… Ensuite il alla trouver Hastings, le chef normand, qui résidait encore à Nantes… Lorsque le chef le vit venir à lui avec des présents, il se leva aussitôt et quitta son siège, et appliqua ses lèvres sur ses lèvres ; car il professait, dit-on, tellement quellement le christianisme… Il donna au moine un cor d’ivoire, appelé le Cor des tonnerres, ajoutant que, lorsque les siens débarqueraient pour le pillage, il sonnât de ce cor, et qu’il ne craignit rien pour son avoir aussi loin que le son pourrait être entendu des pirates. »
  56. Le couvent se racheta lui-même plusieurs fois et finit par être réduit en cendres.
  57. App. 178.
  58. App. 179.
  59. Suivant l’annaliste de Saint-Bertin, il fut empoisonné par un médecin juif.
  60. App. 180.
  61. Annales de Saint-Bertin.
  62. Einen Kuning weiz ich,
    Heisset er Ludwig
    Der gerne Gott dienet, etc.

    Un chroniqueur, postérieur de deux siècles, ne craint pas d’affirmer qu’Eudes, qui faisait la guerre pour Louis, tua aux Normands cent mille hommes. (Marianus Scotus.)

  63. C’est ainsi qu’Haroun-al-Raschid met en pièces les armes que lui apportent les ambassadeurs de Constantinople. On sait l’histoire de l’arc d’Ulysse dans l’Odyssée, de l’arc du roi d’Éthiopie dans Hérodote.
  64. App. 181.
  65. Il assure l’héritage au fils, lors même qu’il est encore enfant à la mort du père. S’il n’y a point de fils, le prince disposera du comté.
  66. Il fut élu au concile de Mantaille par vingt-trois évêques du Midi et de l’Orient de la Gaule.
  67. App. 182.
  68. Les comtes de Flandre portèrent d’abord ce nom, ainsi que les comtes d’Anjou.
  69. App. 183.
  70. App. 184.
  71. App. 185.
  72. Lorsque Charles-le-Simple appela ses vassaux contre les Hongrois, en 919, aucun ne vint à son ordre, hors l’archevêque de Reims, Hérivée, qui lui amena quinze cents hommes d’armes. (Flodoard.) — Louis-d’Outre-mer confirma, en 953, tous les anciens privilèges de l’Église de Reims ; ils furent confirmés de nouveau par Lothaire en 955, et plus tard par les Othons.
  73. App. 186.
  74. App. 187.
  75. App. 188.
  76. Il ne faut pas se représenter cet Eudes comme assis dans de paisibles possessions, ainsi que le furent après lui Hugues-le-Grand et Hugues-Capet. Il n’avait qu’un royaume flottant, ou plutôt qu’une armée. C’est un chef de partisans qu’on voit combattre tour à tour le Nord et le Midi, la Flandre et l’Aquitaine.
  77. « Louis-d’Outre-mer épousa Gerberge, sœur de l’empereur Othon ; le duc Hugues-le-Grand, voyant cela, afin de lui rendre coup pour coup, et de contre-balancer le crédit que Louis avait obtenu auprès d’Othon, prit pour femme l’autre sœur, Hedwige. De ces deux sœurs sortirent la race impériale de Germanie et les races royales de France et d’Angleterre. » (Albéric des Trois-Fontaines.)
  78. Hedwige et Gerberge se mirent ensemble sous la protection de Bruno, et il rétablit la paix entre ses neveux. (Flodoard.) Les deux sœurs vinrent rendre visite à Othon, lorsqu’il vint à Aix, en 965, et jamais, dit la chronique, ils ne ressentirent pareille joie. (Vie de saint Bruno.)
  79. Nous remarquerons, à l’occasion de cette observation de M. Thierry, que les Carlovingiens, dans leur dégénération, ne tombèrent pas si bas que les Mérovingiens. Si Louis-le-Bègue fut surnommé Nihil-fecit, il faut se souvenir qu’il ne régna que dix-huit mois ; et les Annales de Metz vantent sa douceur et son équité. — Louis III et Carloman remportèrent une victoire sur les Northmans (879). — Charles-le-Sot fit avec eux un traité fort utile (911). Il battit son rival le roi Robert, et le tua, dit-on, de sa main. — Louis-d’Outre-mer montra un courage et une activité qui n’auraient pas dû lui attirer cette satire : « Dominus in convivio, rex in cubiculo. » — Enfin, suivant l’observation de D. Vaissette, la jeunesse de Louis-le-Fainéant lui-même, la brièveté de son règne, et la valeur dont il fit preuve au siège de Reims, ne méritaient pas ce surnom des derniers Mérovingiens.
  80. Gerbert.
  81. Chronique de Sithiu.
  82. Acta SS. ord. S. Bened., sec. V.
  83. Raoul Glaber, moine de Cluny, mort en 1048, se contente de dire : « Hugues-Capet était fils d’Hugues-le-Grand, et petit-fils de Robert-le-Fort ; mais j’ai différé de rapporter son origine, parce qu’en remontant plus haut elle est fort obscure. » — Dante a reproduit l’opinion populaire qui faisait descendre les Capets d’un boucher de Paris.

    Di me son nati i Filippi i Luigi,
    Per cui novellamente è Francia retta.
    Figliuol fui d’un beccaio di Parigi,
    Quando li regi antichi vener meno,
    Tutti fuor ch’un renduto in panni bigi.

  84. Un moine de Maillezais (Poitou) dit dans sa Chronique : … Regnare Francis rex Robertus forebatur. — Le duc d’Aquitaine, c’était alors (1016) Guillaume de Poitiers, reconnaissait le roi d’Arles pour suzerain.
  85. Déjà Charles-le-Chauve, dans la première époque de son règne, ne voyait que par les yeux d’Hincmar. Ce fut encore Hincmar qui dirigea Louis-le-Bègue et qui fit roi Louis III, comme il s’en vantait lui-même. — Son successeur Foulques fut le protecteur de Charles-le-Simple en bas âge. Il le couronna en 893, à l’âge de quatorze ans, traita pour lui avec le roi Arnulf et avec Eudes, et le fit enfin roi en 898. — Après lui, Herivée ramena à Charles-le-Simple, en 920, ses vassaux révoltés, et raffermit sa royauté chancelante. Seul il vint le défendre avec ses hommes contre l’invasion des Hongrois. — Louis-d’Outre-mer fit la guerre à Héribert avec l’archevêque Arnoul, et lui accorda le droit de battre monnaie.