Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Moyen Âge/Livre 2/Chapitre 2

CHAPITRE II

Carlovingiens. — Huitième, neuvième et dixième siècle.


« L’homme de Dieu (saint Colomban), ayant été trouver Theudebert, lui conseilla de mettre bas l’arrogance et la présomption, de se faire clerc, d’entrer dans le sein de l’Église, se soumettant à la sainte religion, de peur que, par-dessus la perte du royaume temporel, il n’encourût encore celle de la vie éternelle. Cela excita le rire du roi et de tous les assistants ; ils disaient en effet qu’ils n’avaient jamais ouï dire qu’un Mérovingien, élevé à la royauté, fût devenu clerc volontairement. Tout le monde abominant cette parole, Colomban ajouta : Il dédaigne l’honneur d’être clerc ; eh bien ! il le sera malgré lui[1]. »

Ce passage nous rend sensible l’une des principales différences que présentent la première et la seconde race. Les Mérovingiens entrent dans l’Église malgré eux, les Carlovingiens volontairement. La tige de cette dernière famille est l’évêque de Metz, Arnulf, qui a son fils Chlodulf pour successeur dans cet évêché. Le frère d’Arnulf est abbé de Bobbio ; son petit-fils est saint Wandrille. Toute cette famille est étroitement unie avec saint Léger. Le frère de Pepin-le-Bref, Carloman, se fait moine au mont Cassin ; ses autres frères sont archevêque de Rouen, abbé de Saint-Denis. Les cousins de Charlemagne, Adalhard, Wala, Bernard, sont moines. Un frère de Louis-le-Débonnaire, Drogon, est évêque de Metz, trois autres de ses frères sont moines ou clercs. Le grand saint du Midi, saint Guillaume de Toulouse, est cousin et tuteur du fils aîné de Charlemagne. Ce caractère ecclésiastique des Carlovingiens explique assez leur étroite union avec le pape, et leur prédilection pour l’ordre de Saint-Benoît.

Arnulf était né, dit-on, d’un père aquitain et d’une mère suève[2]. Cet Aquitain, nommé Ansbert, aurait appartenu à la famille des Ferreoli, et eût été gendre de Clotaire Ier. Cette généalogie semble avoir été fabriquée pour rattacher les Carlovingiens d’un côté à la dynastie mérovingienne, de l’autre à la maison la plus illustre de la Gaule romaine[3]. Quoiqu’il en soit, je croirais aisément, d’après les fréquents mariages des familles ostrasiennes et aquitaines[4], que les Carlovingiens ont pu en effet sortir d’un mélange de ces races.

Cette maison épiscopale de Metz[5] réunissait deux avantages qui devaient lui assurer la royauté. D’une part, elle tenait étroitement à l’Église ; de l’autre, elle était établie dans la contrée la plus germanique de la Gaule. Tout d’ailleurs la favorisait. La royauté était réduite à rien, les hommes libres diminuaient de nombre chaque jour. Les grands seuls, leudes et évêques, se fortifiaient et s’affermissaient. Le pouvoir devait passer à celui qui réunirait les caractères de grand propriétaire et de chef des leudes. Il fallait de plus que tout cela se rencontrât dans une grande famille épiscopale, dans une famille ostrasienne, c’est-à-dire amie de l’Église, amie des barbares. L’Église, qui avait appelé les Francs de Clovis contre les Goths, devait favoriser les Ostrasiens contre la Neustrie, lorsque celle-ci, sous un Ébroin, organisait un pouvoir laïque, rival de celui du clergé.


La bataille de Testry, cette victoire des grands sur l’autorité royale, ou du moins sur le nom du roi, ne fit qu’achever, proclamer, légitimer la dissolution. Toutes les nations durent y voir un jugement de Dieu contre l’unité de l’Empire. Le Midi, Aquitaine et Bourgogne, cessa d’être France, et nous voyons bientôt ces contrées désignées, sous Charles-Martel, comme pays romains ; il pénétra, disent les chroniques, jusqu’en Bourgogne. À l’est et au nord, les ducs allemands, les Frisons, les Saxons, Suèves, Bavarois, n’avaient nulle raison de se soumettre au duc des Ostrasiens, qui peut-être n’eût pas vaincu sans eux. Par sa victoire même Pepin se trouva seul. Il se hâta de se rattacher au parti qu’il avait abattu, au parti d’Ébroin, qui n’était autre que celui de l’unité de la Gaule ; il fit épouser à son fils une matrone puissante, veuve du dernier maire, et chère au parti des hommes libres. Au dehors, il essaya de ramener à la domination des Francs les tribus germaniques qui s’en étaient affranchies, les Frisons au nord, au midi les Suèves. Mais ses tentatives étaient loin de pouvoir rétablir l’unité. Ce fut bien pis à sa mort ; son successeur dans la mairie fut son petit-fils Théobald, sous sa veuve Plectrude. Le roi Dagobert III, encore enfant, se trouva soumis à un maire enfant, et tous deux à une femme. Les Neustriens s’affranchirent sans peine. Ce fut à qui attaquerait l’Ostrasie ainsi désarmée : les Frisons, les Neustriens la ravagèrent, les Saxons coururent toutes ses possessions en Allemagne.

Les Ostrasiens, foulés par toutes les nations, laissèrent là Plectrude et son fils. Ils tirèrent de prison un vaillant bâtard de Pepin, Carl, surnommé Marteau. Pepin n’avait rien laissé à celui-ci. C’était une branche maudite, odieuse à l’Église, souillée du sang d’un martyr. Saint Lambert, évêque de Liège, avait un jour, à la table royale, exprimé son mépris pour Alpaïde, la mère de Carl, la concubine de Pepin ; le frère d’Alpaïde força la maison épiscopale et tua l’évêque en prières. Grimoald, fils et héritier de Pepin, étant allé en pèlerinage au tombeau de saint Lambert, il y fut tué, sans doute par les amis d’Alpaïde. Carl lui-même se signala comme ennemi de l’Église. Son surnom païen de Marteau me ferait volontiers douter s’il était chrétien. On sait que le marteau est l’attribut de Thor, le signe de l’association païenne, celui de la propriété, de la conquête barbare. Cette circonstance expliquerait comment un empire, épuisé sous les règnes précédents, fournit tout à coup tant de soldats et contre les Saxons et contre les Sarrasins. Ces mêmes hommes, attirés dans les armées de Carl par l’appât des biens de l’Église qu’il leur prodigua, purent adopter peu à peu la croyance de leur nouvelle patrie, et préparèrent une génération de soldats pour Pepin-le-Bref et Charlemagne. Dans cette famille tout ecclésiastique des Carlovingiens, le bâtard, le proscrit Carl, ou Charles-Martel, offre une physionomie à part et très peu chrétienne[6].

D’abord les Neustriens, battus par lui à Vincy, près de Cambrai, appelèrent à leur aide les Aquitains, qui, depuis la dissolution de l’empire des Francs, formaient une puissance redoutable. Eudes, leur duc, s’avança jusqu’à Soissons, s’unit aux Neustriens, qui n’en furent pas moins vaincus. Peut-être eût-il continué la guerre avec avantage, mais il avait alors un ennemi derrière lui. Les Sarrasins, maîtres de l’Espagne, s’étaient emparés du Languedoc. De la ville romaine et gothique de Narbonne, occupée par eux, leur innombrable cavalerie se lançait audacieusement vers le Nord, jusqu’en Poitou, jusqu’en Bourgogne[7], confiante dans sa légèreté et dans la vigueur infatigable de ses chevaux africains. La célérité prodigieuse de ces brigands, qui voltigeaient partout, semblait les multiplier ; ils commençaient à passer en plus grand nombre : on craignait que, selon leur usage, après avoir fait un désert d’une partie des contrées du Midi, ils ne finissent par s’y établir. Eudes, défait une fois par eux, s’adressa aux Francs eux-mêmes ; une rencontre eut lieu près de Poitiers entre les rapides cavaliers de l’Afrique et les lourds bataillons des Francs (732), Les premiers, après avoir éprouvé qu’ils ne pouvaient rien contre un ennemi redoutable par sa force et sa masse, se retirèrent pendant la nuit. Quelle perte les Arabes purent-ils éprouver, c’est ce qu’on ne saurait dire. Cette rencontre solennelle des hommes du Nord et du Midi a frappé l’imagination des chroniqueurs de l’époque ; ils ont supposé que ce choc de deux races n’avait pu avoir lieu qu’avec un immense massacre[8]. Charles-Martel poussa jusqu’en Languedoc, il assiégea inutilement Narbonne, entra dans Nîmes et essaya de brûler les Arènes qu’on avait changées en forteresse. On distingue encore sur les murs la trace de l’incendie.

Mais ce n’est pas du côté du Midi qu’il dut avoir le plus d’affaires ; l’invasion germanique était bien plus à craindre que celle des Sarrasins. Ceux-ci étaient établis dans l’Espagne, et bientôt leurs divisions les y retinrent. Mais les Frisons, les Saxons, les Allemands, étaient toujours appelés vers le Rhin par la richesse de la Gaule et par le souvenir de leurs anciennes invasions ; ce ne fut que par une longue suite d’expéditions que Charles-Martel parvint à les refouler. Avec quels soldats put-il faire ces expéditions ? Nous l’ignorons, mais tout porte à croire qu’il recrutait ses armées en Germanie. Il lui était facile d’attirer à lui des guerriers auxquels il distribuait les dépouilles des évêques et des abbés de la Neustrie et de la Bourgogne[9]. Pour employer ces mêmes Germains contre les Germains leurs frères, il fallut les faire chrétiens. C’est ce qui explique comment Charles devint vers la fin l’ami des papes, et leur soutien contre les Lombards. Les missions pontificales créèrent dans la Germanie une population chrétienne amie des Francs, et chaque peuplade dut se trouver partagée entre une partie païenne qui resta obstinément sur le sol de la patrie à l’état primitif de tribu, tandis que la partie chrétienne fournit des bandes aux armées de Charles-Martel, de Pepin et de Charlemagne.

L’instrument de cette grande révolution fut saint Boniface, l’apôtre de l’Allemagne. L’Église anglo-saxonne, à laquelle il appartient, n’était pas, comme celle d’Irlande, de Gaule ou d’Espagne, une sœur, une égale de celle de Rome ; c’était la fille des papes. Par cette Église, romaine d’esprit[10], germanique de langue, Rome eut prise sur la Germanie. Saint Colomban avait dédaigné de prêcher les Suèves. Les Celtes, dans leur dur esprit d’opposition à la race germanique, ne pouvaient être les instruments de sa conversion. Un principe de rationalisme anti-hiérarchique, un esprit d’individualité, de division, dominait l’Église celtique. Il fallait un élément plus liant, plus sympathique, pour attirer au christianisme les derniers venus des barbares. Il fallait leur parler du Christ au nom de Rome, ce grand nom qui, depuis tant de générations, remplissait leur oreille.

Winfried (c’est le nom germanique de Boniface) se donna sans réserve aux papes, et, sous leurs auspices, se lança dans ce vaste monde païen de l’Allemagne à travers les populations barbares. Il fut le Colomb et le Cortez de ce monde inconnu, où il pénétrait sans autre arme que sa foi intrépide et le nom de Rome. Cet homme héroïque, passant tant de fois la mer, le Rhin, les Alpes, fut le lien des nations ; c’est par lui que les Francs s’entendirent avec Rome, avec les tribus germaniques ; c’est lui qui, par la religion, par la civilisation, attacha au sol ces tribus mobiles, et prépara à son insu la route aux armées de Charlemagne, comme les missionnaires du seizième siècle ouvrirent l’Amérique à celles de Charles-Quint. Il éleva sur le Rhin la métropole du christianisme allemand, l’église de Mayence, l’église de l’Empire, et plus loin, Cologne, l’église des reliques, la cité sainte des Pays-Bas. La jeune école de Fulde, fondée par lui au plus profond de la barbarie germanique, devint la lumière de l’Occident, et enseigna ses maîtres. Premier archevêque de Mayence, c’est du pape qu’il voulut tenir le gouvernement de ce nouveau monde chrétien qu’il avait créé. Par son serment, il se voue, lui et ses successeurs, au prince des apôtres, « qui seul doit donner le pallium aux évêques[11] ». Cette soumission n’a rien de servile. Le bon Winfried demande au pape, dans sa simplicité, s’il est vrai que lui, pape, il viole les canons et tombe dans le péché de simonie[12] ; il l’engage à faire cesser les cérémonies païennes que le peuple célèbre encore à Rome, au grand scandale des Allemands. Mais le principal objet de sa haine, ce sont les Scots (nom commun des Écossais et des Irlandais). Il condamne leur principe du mariage des prêtres. Il dénonce au pape, tantôt le fameux Virgile, évêque de Saltzbourg, celui qui le premier devina que la terre est ronde, tantôt un prêtre nommé Samson, qui supprime le baptême. Clément, autre Irlandais, et le Gaulois Adalbert troublent aussi l’Église. Adalbert érige des oratoires et des croix près des fontaines (peut-être aux anciens autels druidiques) ; le peuple y court et déserte les églises[13] ; cet Adalbert est si révéré qu’on se dispute comme des reliques ses ongles et ses cheveux. Autorisé par une lettre qu’il a reçue de Jésus-Christ, il invoque des anges dont le nom est inconnu ; il sait d’avance les péchés des hommes et n’écoute pas leur confession. Winfried, implacable ennemi de l’Église celtique, obtient de Carloman et Pepin qu’ils fassent enfermer Adalbert. Ce zèle âpre et farouche était au moins désintéressé. Après avoir fondé neuf évêchés et tant de monastères, au comble de sa gloire, à l’âge de soixante-treize ans, il résigna l’archevêché de Mayence à son disciple Lulle, et retourna simple missionnaire dans les bois et les marais de la Frise païenne, où il avait quarante ans auparavant prêché la première fois. Il y trouva le martyre.

Quatre ans avant sa mort (752), il avait sacré roi Pepin au nom du pape de Rome, et transporté la couronne à une nouvelle dynastie. Ce fils de Charles-Martel, seul maire par la retraite d’un de ses frères au mont Gassin et par la fuite de l’autre, était le bien-aimé de l’Église. Il réparait les spoliations de Charles-Martel ; il était l’unique appui du pape contre les Lombards. Tout cela l’enhardit à faire cesser la longue comédie que jouaient les maires du palais, depuis la mort de Dagobert, et à prendre pour lui-même le titre de roi. Il y avait près de cent ans que les Mérovingiens, enfermés dans leur villa de Maumagne ou dans quelque monastère, conservaient une vaine ombre de la royauté[14]. Ce n’était guère qu’au printemps, à l’ouverture du champ de mars, qu’on tirait l’idole de son sanctuaire, qu’on montrait au peuple son roi. Silencieux et grave, ce roi chevelu, barbu (c’étaient, quel que fût l’âge du prince, les insignes obligés de la royauté), paraissait, lentement traîné sur le char germanique, attelé de bœufs, comme celui de la déesse Hertha. Parmi tant de révolutions qui se faisaient au nom de ces rois, vainqueurs, vaincus, leur sort changeait peu. Ils passaient du palais au cloître, sans remarquer la différence. Souvent même le maire vainqueur quittait son roi pour le roi vaincu, si celui-ci figurait mieux. Généralement ces pauvres rois ne vivaient guère ; derniers descendants d’une race énervée, faibles et frêles, ils portaient la peine des excès de leurs pères. Mais cette jeunesse même, cette inaction, cette innocence dut inspirer au peuple l’idée profonde de la sainteté royale, du droit du roi. Le roi lui apparut de bonne heure comme un être irréprochable, peut-être comme un compagnon de ses misères, auquel il ne manquait que le pouvoir pour en être le réparateur. Et le silence même de l’imbécillité ne diminuait pas le respect. Cet être taciturne semblait garder le secret de l’avenir. Dans plusieurs contrées encore, le peuple croit qu’il y a quelque chose de divin dans les idiots, comme autrefois les païens reconnaissaient la divinité dans les bêtes.

Après les Mérovingiens, dit Éginhard, les Francs se constituèrent deux rois. En effet, cette dualité se retrouve presque partout au commencement de la dynastie Carlovingienne. Ordinairement deux frères règnent ensemble : Pepin et Martin, Pepin et Carloman, Carloman et Charlemagne. Quand il y a un troisième frère (par exemple Grifon, frère de Pepin-le-Bref), il est exclu du partage.

Cette royauté de Pepin, fondée par les prêtres, fut dévouée aux prêtres. Le descendant de l’évêque Arnulf, le parent de tant d’évêques et de saints, donna grande influence aux prélats.

Partout les ennemis des Francs se trouvaient être ceux de l’Église : Saxons païens, Lombards persécuteurs du pape, Aquitains spoliateurs des biens ecclésiastiques. La grande guerre de Pepin fut contre l’Aquitaine. Il ne fit qu’une campagne en Saxe, obtenant la liberté de prédication pour les missionnaires[15], et laissant faire au temps. Deux campagnes suffirent contre les Lombards, le pape Étienne était venu lui-même implorer le secours des Francs. Pepin força les Alpes, força Pavie, et exigea du Lombard Astolph qu’il rendît, non pas à l’empire grec, mais à saint Pierre et au pape[16], les villes de Ravenne, de l’Émilie, de la Pentapole et du duché de Rome. Il fallait que les Lombards et les Grecs fussent bien peu à craindre, pour que Pepin crût ces provinces en sûreté dans les mains désarmées d’un prêtre.

Ce fut une bien autre guerre que celle d’Aquitaine : un mot en expliquera la durée. Ce pays, adossé aux Pyrénées occidentales, qu’occupaient et qu’occupent encore les anciens Ibériens, Vasques, Guasques ou Basques (Eusken), recrutait incessamment sa population parmi ces montagnards. Ce peuple, agriculteur de goût et de génie, brigand par position, avait été longtemps serré dans ses roches par les Romains, puis par les Goths. Les Francs chassèrent ceux-ci, mais ne les remplacèrent pas. Ils échouèrent plusieurs fois contre les Vasques et chargèrent un duc Genialis, sans doute un Romain d’Aquitaine, de les observer (vers 600)[17]. Cependant les géants de la montagne[18] descendaient peu à peu parmi les petits hommes du Béarn, dans leurs grosses capes rouges, et chaussés de l’abarca de crin, hommes, femmes, enfants, troupeaux, s’avançant vers le Nord ; les landes sont un vaste chemin. Aînés de l’ancien monde, ils venaient réclamer leur part des belles plaines sur tant d’usurpateurs qui s’étaient succédé, Galls, Romains et Germains. Ainsi, au septième siècle, dans la dissolution de l’empire neustrien, l’Aquitaine se trouva renouvelée par les Vasques, comme l’Ostrasie par les nouvelles immigrations germaniques. Des deux côtés, le nom suivit le peuple, et s’étendit avec lui ; le Nord s’appela la France, le Midi la Vasconia, la Gascogne. Celle-ci avança jusqu’à l’Adour, jusqu’à la Garonne, un instant jusqu’à la Loire. Alors eut lieu le choc.

Selon des traditions fort peu certaines, l’Aquitain Amandus, vers l’an 628, se serait fortifié dans ces contrées, battant les Francs par les Basques, et les Basques par les Francs. Il aurait donné sa fille à Charibert, frère de Dagobert ; après la mort de son gendre, il aurait défendu l’Aquitaine, au nom de ses petits-fils orphelins, contre leur oncle Dagobert. Peut-être le mariage de Charibert n’est-il qu’une fable inventée plus tard pour rattacher les grandes familles d’Aquitaine à la première race. Toutefois, nous voyons peu après les ducs aquitains épouser trois princesses ostrasiennes.

Les arrière-petits fils d’Amandus furent Eudes et Hubert. Celui-ci passa dans la Neustrie, où régnait alors le maire Ébroin, puis dans l’Ostrasie, pays de sa tante et de sa grand’mère. Il s’y fixa près de Pepin. Grand chasseur, il courait avec eux l’immensité des Ardennes ; l’apparition d’un cerf miraculeux le décida à quitter le siècle pour entrer dans l’Église. Il fut disciple et successeur de saint Lambert à Maëstricht, et fonda l’évêché de Liège. C’est le patron des chasseurs, depuis la Picardie jusqu’au Rhin.

Son frère Eudes eut une bien autre carrière ; il se crut un instant roi de toutes les Gaules : maître de l’Aquitaine jusqu’à la Loire, maître de la Neustrie au nom du roi Chilpéric II qu’il avait dans ses mains. Mais le sort des diverses dynasties de Toulouse, comme nous le verrons plus tard, fut toujours d’être écrasées entre l’Espagne et la France du Nord. Eudes fut battu par Charles-Martel, et la crainte des Sarrasins, qui le menaçaient par derrière, le décida à lui livrer Chilpéric. Vainqueur des Sarrasins devant Toulouse, mais alors menacé par les Francs, il traita avec les infidèles. L’émir Munuza, qui s’était rendu indépendant au nord de l’Espagne, se trouvait à l’égard des lieutenants du calife dans la même position qu’Eudes par rapport à Charles-Martel. Eudes s’unit à l’émir et lui donna sa fille. Cette étrange alliance, dont il n’y avait pas d’exemple, caractérise de bonne heure l’indifférence religieuse dont la Gascogne et la Guienne nous donnent tant de preuves : peuple mobile, spirituel, trop habile dans les choses de ce monde, médiocrement occupé de celles de l’autre ; le pays d’Henri IV, de Montesquieu et de Montaigne, n’est pas un pays de dévots.

Cette alliance politique et impie tourna fort mal. Munuza fut resserré dans une forteresse par Abder-Rahman, lieutenant du calife, et n’évita la captivité que par la mort. Il se précipita du haut d’un rocher. La pauvre Française fut envoyée au sérail du calife de Damas. Les Arabes franchirent les Pyrénées ; Eudes fut battu comme son gendre. Mais les Francs eux-mêmes se réunirent à lui, et Charles-Martel l’aida à les repousser à Poitiers (732). L’Aquitaine, convaincue d’impuissance, se trouva dans une sorte de dépendance à l’égard des Francs.

Le fils d’Eudes, Hunald, le héros de cette race, ne put s’y résigner. Il commença contre Pepin-le-Bref et Carloman (741) une lutte désespérée, à laquelle il entreprit d’intéresser tous les ennemis déclarés ou secrets des Francs ; il alla jusqu’en Saxe, en Bavière, chercher des alliés. Les Francs brûlèrent le Berry, tournèrent l’Auvergne, rejetèrent Hunald derrière la Loire, et furent rappelés par les incursions des Saxons et des Allemands. Hunald passa la Loire à son tour et incendia Chartres. Peut-être aurait-il eu de plus grands succès ; mais il semble avoir été trahi par son frère Hatton, qui gouvernait sous lui le Poitou. Voilà déjà la cause des malheurs futurs de l’Aquitaine, la rivalité de Poitiers et de Toulouse.

Hunald céda, mais se vengea de son frère ; il lui fit crever les yeux, puis s’enferma lui-même pour faire pénitence dans un couvent de l’île de Rhé. Son fils Guaifer (745) trouva un auxiliaire dans Grifon, jeune frère de Pepin, comme Pepin en avait trouvé un dans le frère d’Hunald. Mais la guerre du Midi ne commença sérieusement qu’en 759, lorsque Pepin eut vaincu les Lombards. C’était l’époque où le califat venait de se diviser. Alfonse le Catholique, retranché dans les Asturies, y relevait la monarchie des Goths. Ceux de la Septimanie (le Languedoc, moins Toulouse) s’agitèrent pour recouvrer aussi leur indépendance. Les Sarrasins qui occupaient cette contrée furent bientôt obligés de s’enfermer dans Narbonne. Un chef des Goths s’était fait reconnaître pour seigneur par Nîmes, Maguelonne, Agde et Béziers. Mais les Goths n’étaient pas assez forts pour reprendre Narbonne. Ils appelèrent les Francs ; ceux-ci, inhabiles dans l’art des sièges, seraient restés à jamais devant cette place, si les habitants chrétiens n’eussent fini par faire main basse sur les Sarrasins, et ouvrir eux-mêmes leurs portes. Pepin jura de respecter les lois et franchises du pays.

Alors il recommença avec avantage la guerre contre les Aquitains, qu’il pouvait désormais tourner du côté de l’Est. « Après que le pays se fut reposé de guerres pendant deux ans, le roi Pepin envoya des députés à Guaifer, prince d’Aquitaine, pour lui demander de rendre aux églises de son royaume les biens qu’elles possédaient en Aquitaine. Il voulait que ces églises jouissent de leurs terres, avec toutes les immunités qui leur étaient jadis assurées ; que ce prince lui payât, selon la loi, le prix de la vie de certains Goths qu’il avait tués contre toute justice ; enfin qu’il remît en son pouvoir ceux des hommes de Pepin qui s’étaient enfuis du royaume des Francs dans l’Aquitaine. Guaifer repoussa avec dédain toutes ces demandes[19]. »

La guerre fut lente, sanglante, destructrice. Plusieurs fois les Aquitains et Basques, dans des courses hardies, pénétrèrent jusqu’à Autun, jusqu’à Châlon. Mais les Francs, mieux organisés et s’avançant par grandes masses, firent bien plus de mal à leurs ennemis. Ils brûlèrent tout le Berry, arbres et maisons, et cela plus d’une fois. Puis, s’enfonçant dans l’Auvergne, dont ils prirent les forts, ils traversèrent, ils brûlèrent le Limousin. Puis, avec la même régularité, ils brûlèrent le Quercy, coupant les vignes qui faisaient la richesse de l’Aquitaine. « Le prince Guaifer, voyant que le roi des Francs, à l’aide de ses machines, avait pris le fort de Clermont, ainsi que Bourges, capitale de l’Aquitaine, et ville très fortifiée, désespéra de lui résister désormais, et fit abattre les murs de toutes les villes qui lui appartenaient en Aquitaine, savoir : Poitiers, Limoges, Saintes, Périgueux, Angoulême, et beaucoup d’autres[20]. »

Le malheureux se retira dans les lieux forts, sur les montagnes sauvages. Mais chaque année lui enlevait quelqu’un des siens. Il perdit son comte d’Auvergne, qui périt en combattant ; son comte de Poitiers fut tué en Touraine par les hommes de saint Martin de Tours. Son oncle Rémistan, qui l’avait abandonné, puis soutenu de nouveau, fut pris et pendu par les Francs. Guaifer lui-même fut enfin assassiné par les siens, dont la mobilité se lassait sans doute d’une guerre glorieuse, mais sans espoir. Pepin, triomphant par la perfidie, se vit donc enfin seul maître de toutes les Gaules, tout-puissant dans l’Italie par l’humiliation des Lombards, tout-puissant dans l’Église par l’amitié des papes et des évêques, auxquels il transféra presque toute l’autorité législative. Sa réforme de l’Église par les soins de saint Boniface, les nombreuses translations de reliques dont il dépouilla l’Italie pour enrichir la France, lui firent un honneur infini. Lui-même paraissait dans les cérémonies solennelles, portant les reliques sur ses épaules, celles entre autres de saint Austremon et de saint Germain des Prés[21].

Charles[22], fils et successeur de Pepin (768), se trouva bientôt seul maître de l’empire par la mort de son frère Carloman, comme l’avaient été Pepin-l’Ancien par celle de Martin, et Pepin-le-Bref par la retraite du premier Carloman. Les deux frères avaient étouffé sans peine la guerre qui se rallumait en Aquitaine. Le vieil Hunald, sorti de son couvent au bout de vingt-trois ans, essaya en vain de venger son fils et d’affranchir son pays. Il fut livré lui-même par un fils de ce frère, auquel il avait fait jadis crever les yeux. Cet homme indomptable ne céda pas encore, il parvint à se retirer en Italie chez Didier, roi des Lombards. Didier, à qui Charles son gendre avait outrageusement renvoyé sa fille, soutenait par représailles les neveux de Charles, et menaçait de faire valoir leurs droits. Le roi des Francs passa en Italie, et assiégea Pavie et Vérone. Ces deux villes résistèrent longtemps. Dans la première, s’était jeté Hunald, qui empêcha les habitants de se rendre jusqu’à ce qu’ils l’eussent lapidé. Le fils de Didier se réfugia à Constantinople, et les Lombards ne conservèrent que le duché de Bénévent. C’était la partie centrale du royaume de Naples ; les Grecs avaient les ports. Charles prit le titre de roi des Lombards.

L’empire des Francs était déjà vieux et fatigué, quand il tomba aux mains de Charlemagne, mais toutes les nations environnantes s’étaient affaiblies. La Neustrie n’était plus rien ; les Lombards pas grand’chose ; divisés quelque temps entre Pavie, Milan et Bénévent, ils n’avaient jamais bien repris. Les Saxons, tout autrement redoutables, il est vrai, étaient pris à dos par les Slaves. Les Sarrasins, l’année, même où Pepin se fit roi, perdirent l’unité de leur empire ; l’Espagne s’isola de l’Afrique, et se trouva elle-même affaiblie par le schisme qui divisait le califat ; ce dernier événement rassurait l’Aquitaine du côté des Pyrénées. Ainsi deux nations restaient debout dans cet affaissement commun de l’Occident, faibles, mais les moins faibles de toutes : les Aquitains et les Francs d’Ostrasie. Ces derniers devaient vaincre ; plus unis que les Saxons, moins fougueux, moins capricieux que les Aquitains, ils étaient mieux disciplinés que les uns et les autres. « Il semble, dit M. de Sismondi (t. II, p. 267), que les Francs avaient conservé quelque chose des habitudes de la milice romaine, où leurs aïeux avaient servi si longtemps. » C’étaient en effet les plus disciplinables des barbares, ceux dont le génie était le moins individuel, le moins original, le moins poétique[23]. Les soixante ans de guerre qui remplissent les règnes de Pepin et de Charlemagne offrent peu de victoires, mais des ravages réguliers, périodiques ; ils usaient leurs ennemis plutôt qu’ils ne les domptaient, ils brisaient à la longue leur fougue et leur élan. Le souvenir le plus populaire qui soit resté de ces guerres, c’est celui d’une défaite, Roncevaux. N’importe, vainqueurs, vaincus, ils faisaient des déserts, et dans ces déserts ils élevaient quelque place forte[24], et ils poussaient plus loin ; car on commençait à bâtir. Les barbares avaient bien assez cheminé ; ils cherchaient la stabilité ; le monde s’asseyait, au moins de lassitude.

Ce qui favorisa encore l’établissement de ce monde flottant, c’est la longueur du règne de Pepin et de Charlemagne. Après tous ces rois qui mouraient à quinze et vingt ans, il en vint deux qui remplissent presque un siècle de leurs règnes (741-814). Ils purent bâtir et fonder à loisir ; ils recueillirent et mirent ensemble les éléments dispersés des âges précédents. Ils héritèrent de tout, et firent oublier tout ce qui précédait. Il en advint à Charlemagne comme à Louis XIV ; tout data du grand règne. Institutions, gloire nationale, tout lui fut rapporté. Les tribus même qui l’avaient combattu lui attribuent leurs lois, des lois aussi anciennes que la race germanique[25]. Dans la réalité, la vieillesse même, la décadence du monde barbare fut favorable à la gloire de ce règne ; ce monde s’éteignant, toute vie se réfugia au cœur. Les hommes illustres de toute contrée affluèrent à la cour du roi des Francs. Trois chefs d’école, trois réformateurs des lettres ou des mœurs, y créèrent un mouvement passager ; de l’Irlande vint Clément, des Anglo-Saxons Alcuin, de la Gothie ou Languedoc saint Benoît d’Aniane. Toute nation paya ainsi son tribut ; citons encore le Lombard Paul Warnefrid, le Goth-Italien Théodulfe, l’Espagnol Agobard. L’heureux Charlemagne profita de tout. Entouré de ces prêtres étrangers qui étaient la lumière de l’Église, fils, neveu, petit-fils des évêques et des saints, sûr du pape que sa famille avait protégé contre les Grecs et les Lombards, il disposa des évêchés, des abbayes, les donna même à des laïques. Mais il confirma l’institution de la dîme[26], et affranchit l’Église de la juridiction séculière[27]. Ce David, ce Salomon des Francs, se trouva plus prêtre que les prêtres, et fut ainsi leur roi.

Les guerres d’Italie, la chute même du royaume des Lombards, ne furent qu’épisodiques dans les règnes de Pepin et de Charlemagne. La grande guerre du premier est, nous l’avons vu, contre les Aquitains, celle de Charles contre les Saxons. Rien n’indique que cette dernière ait été motivée, comme on a semblé le croire, par la crainte d’une invasion. Sans doute il y avait eu constamment par le Rhin une immigration des peuples germaniques. Ils passaient en grand nombre pour trouver fortune dans la riche contrée de l’Ouest. Ces recrues fortifiaient et renouvelaient sans cesse les armées des Francs. Mais pour des invasions de tribus entières, comme celles qui eurent lieu dans les derniers temps de l’empire romain, rien ne peut faire soupçonner qu’un pareil fait ait accompagné l’élévation de la seconde race, ni qu’elle fût menacée elle-même de le voir renouvelé à l’avènement de Charlemagne.

Le vrai motif de la guerre fut la violente antipathie des races franque et saxonne, antipathie qui croissait chaque jour, à mesure que les Francs devenaient plus Romains, depuis surtout qu’ils recevaient une organisation nouvelle sous la main tout ecclésiastique des Carlovingiens. Ceux-ci avaient d’abord espéré, d’après le succès de saint Boniface, que l’Allemagne leur serait peu à peu soumise et gagnée par les missionnaires. Mais la différence des deux peuples devenait trop forte pour que la fusion pût s’opérer. Les derniers progrès des Francs dans la civilisation avaient été trop rapides. Les hommes de la terre rouge[28] comme s’appelaient fièrement les Saxons, dispersés, selon la liberté de leur génie, dans leurs marches, dans les profondes clairières de ces forêts où l’écureuil courait les arbres sept lieues sans descendre, ne connaissant, ne voulant d’autres barrières que la vague limitation de leur gau, avaient horreur des terres limitées, des mansi de Charlemagne. Les Scandinaves et les Lombards, comme les Romains, orientaient et divisaient les champs. Mais dans l’Allemagne même, il n’y a pas trace de telle chose. Les divisions de territoire, les dénombrements d’hommes, tous ces moyens d’ordre, d’administration et de tyrannie étaient redoutés des Saxons. Partagés par les Ases eux-mêmes en trois peuples et douze tribus, ils ne voulaient pas d’autre division. Leurs marches n’étaient pas absolument des terres vaines et vagues ; ville et prairie sont synonymes dans les vieilles langues du Nord[29] ; la prairie, c’était leur cité. L’étranger qui passe dans la marche ne doit pas se faire traîner sur sa charrue ; il doit respecter la terre, et soulever le soc.

Ces tribus, fières et libres, s’attachèrent à leurs vieilles croyances par la haine et la jalousie que les Francs leur inspiraient. Les missionnaires dont ceux-ci les fatiguaient, eurent l’imprudence de les menacer des armes du grand Empire. Saint Libuin, qui prononça cette parole, eût été mis en pièces sans l’intercession des vieillards saxons ; mais ils n’empêchèrent point que les jeunes gens ne brûlassent l’église que les Francs avaient construite à Deventer[30]. Ceux-ci, qui peut-être souhaitaient un prétexte pour brusquer par les armes la conversion de leurs voisins barbares, marchèrent droit au principal sanctuaire des Saxons, au lieu où se trouvaient la principale idole et les plus chers souvenirs de la Germanie. L’Herman-saül[31], mystérieux symbole, où l’on pouvait voir l’image du monde ou de la patrie, d’un dieu ou d’un héros, cette statue, armée de pied en cap, portait de la main gauche une balance, de la droite un drapeau où se voyait une rose, sur son bouclier un lion commandant à d’autres animaux, à ses pieds un champ semé de fleurs. Tous les lieux voisins étaient consacrés par le souvenir de la grande et première victoire des Germains sur l’Empire[32].

Si les Francs eussent eu souvenir de leur origine germanique, ils auraient respecté ce lieu saint. Ils le violèrent, ils brisèrent le symbole national. Cette facile victoire fut sanctifiée par un miracle. Une source jaillit exprès pour abreuver les soldats de Charlemagne[33]. Les Saxons, surpris dans leurs forêts, donnèrent douze otages, un par tribu. Mais ils se ravisèrent bientôt et ravagèrent la Hesse. On aurait tort si, d’après ce fait et tant d’autres du même genre, on accusait les Saxons de perfidie. Indépendamment de la mobilité d’esprit propre aux barbares, ceux qui cédaient devaient être généralement la population attachée au sol par sa faiblesse, les femmes, les vieillards. Les jeunes, réfugiés dans les marais, dans les montagnes, dans les cantons du Nord, revenaient et recommençaient. On ne pouvait les contenir qu’en restant au milieu d’eux. Aussi Charles fixa sa résidence sur le Rhin, à Aix-la-Chapelle, dont il aimait d’ailleurs les eaux thermales, et fortifia, bâtit dans la Saxe même le château d’Ehresbourg.

L’année suivante 775, il passa le Weser. Les Saxons Angariens se soumirent, ainsi qu’une partie des Westphaliens. L’hiver fut employé à châtier les ducs lombards qui rappelaient le fils de Didier. Au printemps, l’assemblée ou concile de Worms jura de poursuivre la guerre jusqu’à ce que les Saxons se fussent convertis. On sait que sous les Carlovingiens les évêques dominaient dans ces assemblées. Charles pénétra jusqu’aux sources de la Lippe, et y bâtit un fort[34]. Les Saxons parurent se soumettre. Tous ceux qu’on trouva dans leurs foyers reçurent sans difficulté le baptême. Cette cérémonie dont sans doute ils comprenaient à peine le sens, ne semble pas avoir jamais inspiré beaucoup de répugnance aux barbares païens. Ces populations, plus fières que fanatiques, tenaient peut-être moins à leur religion qu’on ne l’a cru d’après leur résistance. Sous Louis-le-Débonnaire, les hommes du Nord se faisaient baptiser en foule ; la difficulté n’était que de trouver assez d’habits blancs ; tel s’était fait baptiser trois fois pour gagner trois habits[35].

Aussi, pendant que Charlemagne croit tout fini, et baptise les Saxons par milliers à Paderborn, le chef westphalien Witikind revient avec ses guerriers réfugiés dans le Nord, avec ceux mêmes du Nord, qui pour la première fois apparaissent en face des Francs. Défait dans la Hesse, Witikind rentre dans ses forêts et retourne chez les Danois pour revenir bientôt.

C’était précisément l’année 778, où les armes de Charlemagne recevaient un échec si mémorable à Roncevaux. L’affaiblissement des Sarrasins, l’amitié des petits rois chrétiens, les prières des émirs révoltés du nord de l’Espagne, avaient favorisé les progrès des Francs, ils avaient poussé jusqu’à l’Èbre, et appelaient leurs campements en Espagne une nouvelle province, sous les noms de marche de Gascogne et marche de Gothie. Du côté oriental, tout allait bien, les Francs étaient soutenus par les Goths ; mais à l’Occident, les Basques, vieux soldats d’Hunald et de Guaifer, les rois de Navarre et des Asturies, qui voyaient Charlemagne prendre possession du pays et mettre tous les forts entre les mains des Francs, s’étaient armés sous Lope, fils de Guaifer. Au retour, les Francs attaqués par ces montagnards perdirent beaucoup de monde dans ces pors difficiles, dans ces gigantesques escaliers que l’on monte à la file, homme à homme, soit à pied, soit à dos de mulet ; les roches vous dominent, et semblent prêtes à écraser d’elles-mêmes ceux qui violent cette limite solennelle des deux mondes.

La défaite de Roncevaux ne fut, assure-t-on, qu’une affaire d’arrière-garde. Cependant Éginhard avoue que les Francs y perdirent beaucoup de monde, entre autres plusieurs de leurs chefs les plus distingués, et le fameux Roland. Peut-être les Sarrasins aidèrent-ils ; peut-être la défaite commencée par eux sur l’Èbre fut-elle achevée par les Basques aux montagnes. Le nom du fameux Roland se trouve dans Éginhard sans autre explication : Rotlandus præfectus britannici limitis[36]. La brèche immense qui ouvre les Pyrénées sous les tours de Marboré et d’où un œil perçant pourrait voir à son choix Toulouse ou Saragosse, n’est autre chose, comme on sait, qu’un coup d’épée de Roland. Son cor fut pendant longtemps gardé à Blaye sur la Garonne, ce cor dans lequel il soufflait si furieusement, dit le poète, lorsque ayant brisé sa Durandal, il appela, jusqu’à ce que les veines de son col en rompissent, l’insouciant Charlemagne et le traître Ganelon de Mayence. Le traître, dans ce poème éminemment national, est un Allemand.

L’année suivante (779) fut plus glorieuse pour le roi des Francs ; il entra chez les Saxons encore soulevés, les trouva réunis à Buckholz, et les y défit. Parvenu ainsi sur l’Elbe, limite des Saxons et des Slaves, il s’occupa d’établir l’ordre dans le pays qu’il croyait avoir conquis ; il reçut de nouveau les serments des Saxons à Ohrheim, les baptisa par milliers, et chargea l’abbé de Fulde d’établir un système régulier de conversion, de conquête religieuse. Une armée de prêtres vint après l’armée de soldats. Tout le pays, disent les chroniques, fut partagé entre les abbés et les évêques[37]. Huit grands et puissants évêchés furent successivement créés : Minden et Alberstadt, Verden, Brême, Munster, Hildesheim, Osnabruck et Paderborn (780-802) : fondations à la fois ecclésiastiques et militaires, où les chefs les plus dociles prendraient le titre de comtes, pour exécuter contre leurs frères les ordres des évêques. Des tribunaux élevés par toute la contrée durent poursuivre les relaps, et leur faire comprendre à leurs dépens la gravité de ces vœux qu’ils faisaient et violaient si souvent. C’est à ces tribunaux que l’on fait remonter l’origine des fameuses cours Wehmiques qui, véritablement, ne se constituèrent qu’entre le treizième et le quinzième siècle[38]. Nous avons déjà vu que les nations germaniques faisaient volontiers remonter leurs institutions à Charlemagne. Peut-être le secret terrible de ces procédures aura-t-il rappelé vaguement dans l’imagination des peuples les mesures inquisitoriales employées jadis contre leurs aïeux par les prêtres de Charlemagne ; ou, si l’on veut voir dans les cours Wehmiques un reste d’anciennes institutions germaniques, il est plus probable que ces tribunaux d’hommes libres qui frappaient dans l’ombre un coupable plus fort que la loi, eurent pour premier but de punir les traîtres qui passaient au parti de l’étranger, qui lui sacrifiaient leur patrie et leurs dieux, et qui, sous son patronage, bravaient les vieilles lois de la contrée. Mais ils ne bravaient pas la flèche qui sifflait à leurs oreilles, sans qu’aucune main semblât la guider ; et plus d’un pâlissait au matin, quand il voyait cloué à sa porte le signe funèbre qui l’appelait à comparaître au tribunal invisible.

Pendant que les prêtres règnent, convertissent et jugent, pendant qu’ils poursuivent avec sécurité cette éducation meurtrière des barbares, Witikind descend encore une fois du Nord pour tout renverser. Une foule de Saxons se joint à lui. Cette bande intrépide défait les lieutenants de Charlemagne près de Sonnethal (Vallée du Soleil), et quand la lourde armée des Francs vient au secours, ils ont disparu. Il en restait pourtant ; quatre mille cinq cents d’entre eux, qui peut-être avaient en Saxe une famille à nourrir, ne purent suivre Witikind dans sa retraite rapide. Le roi des Francs brûla, ravagea jusqu’à ce qu’ils lui fussent livrés. Les conseillers de Charlemagne étaient des hommes d’Église, imbus des idées de l’Empire, gouvernement prêtre et juriste, froidement cruel, sans générosité, sans intelligence du génie barbare. Ils ne virent dans ces captifs que des criminels coupables de lèse-majesté, et leur appliquèrent la loi. Les quatre mille cinq cents furent décapités en un jour à Verden. Ceux qui essayèrent de les venger furent eux-mêmes défaits, massacrés à Dethmol et près d’Osnabruck. Le vainqueur, arrêté plus d’une fois dans ces contrées humides par les pluies, les inondations, les boues profondes, s’opiniâtra à poursuivre la guerre pendant l’hiver. Alors plus de feuilles qui dérobent le proscrit, les marais durcis par la glace ne le défendent plus ; le soldat l’atteint, isolé dans sa cabane, au foyer domestique, entre sa femme et ses enfants, comme la bête fauve tapie au gîte et couvrant ses petits.

La Saxe resta tranquille pendant huit ans, Witikind lui-même s’était rendu. Mais les Francs ne manquèrent pas pour cela d’ennemis. Les nations dépendantes n’étaient rien moins que résignées. Dans le palais même, ce semble, les Thuringiens tirèrent l’épée contre les Francs qui, à l’occasion du mariage d’un de leurs chefs, voulaient les assujettir aux lois saliques. Cette cause, et d’autres encore qui nous sont peu connues, provoquèrent une conjuration des grands contre Charlemagne. Ils détestaient surtout, dit-on, l’orgueil et la cruauté de sa jeune épouse Fastrade, à qui un mari de cinquante ans ne savait rien refuser. Les conjurés, découverts, ne nièrent pas : l’un d’eux eut l’audace de dire : « Si l’on m’eût cru, tu n’aurais jamais passé le Rhin vivant. » Le souverain débonnaire leur imposa pour toute peine quelques lointains pèlerinages aux tombeaux des saints, mais il les fit tuer sur les routes. Quelques années après, un fils naturel de Charlemagne s’associa aux grands pour renverser son père.

Autre conjuration au dehors entre les princes tributaires. Les Bavarois et les Lombards étaient deux peuples frères. Les premiers avaient longtemps donné des rois aux seconds. Tassillon, duc de Bavière, avait épousé une fille de Didier, une sœur de celle que Charlemagne épousa et qu’il renvoya outrageusement à son père. Tassillon se trouvait ainsi beau-frère du duc lombard de Bénévent. Celui-ci s’entendait avec les Grecs, maîtres de la mer ; Tassillon appelait les Slaves et les Avares. Les mouvements des Bretons et des Sarrasins les encourageaient. Mais les Francs cernèrent Tassillon avec trois armées ; vaincu sans combat, il fut accusé de trahison dans l’assemblée d’Ingelheim, comme un criminel ordinaire, convaincu, condamné à mort, puis rasé et enfermé au monastère de Jumièges. La Bavière périt comme nation. Le royaume des Lombards avait péri aussi ; il en restait dans les montagnes du Midi le duché de Bénévent, que Charlemagne ne put jamais forcer, mais qu’il affaiblit et troubla, en opposant un concurrent au fils de Didier que les Grecs ramenaient.

Charlemagne eut un tributaire de plus, et de plus une guerre. Il en était de même en Allemagne ; parvenu sur l’Elbe, en face des Slaves, il s’était vu obligé d’intervenir dans leurs querelles, et de seconder les Abodrites contre les Wiltzi (ou Weletabi). Les Slaves donnèrent des otages. L’Empire parut avoir gagné tout ce qui est entre l’Elbe et l’Oder, s’étendant toujours, toujours s’affaiblissant.

Entre les Slaves de la Baltique et ceux de l’Adriatique, derrière la Bavière devenue simple province, Charlemagne rencontrait les Avares, cavaliers infatigables, retranchés dans les marais de la Hongrie, qui de là fondaient à leur choix sur les Slaves et sur l’empire grec. Tous les hivers, dit l’historien, ils allaient dormir avec les femmes des Slaves. Leur camp, ou ring, était un prodigieux village de bois qui couvrait toute une province, fermé de haies d’arbres entrelacés ; il y avait là les rapines de plusieurs siècles, les dépouilles des Byzantins, entassement étrange des objets les plus brillants, les plus inutiles aux barbares, bizarre musée de brigandage. Ce camp, d’après un vieux soldat de Charlemagne, aurait eu douze ou quinze lieues de tour[39], comme les villes de l’Orient, Ninive ou Babylone : tel est le génie des Tartares. Le peuple uni en un seul camp, le reste en pâturages déserts. Celui qui visita le chagan des Turcs au sixième siècle, trouva le barbare qui siégeait sur un trône d’or au milieu du désert. Celui des Avares, dans son village de bois, se faisait donner des lits d’or massif par l’empereur de Constantinople.

Ces barbares, devenus voisins des Francs, auraient levé des tributs sur eux comme sur les Grecs. Charlemagne les attaqua avec trois armées, et s’avança jusqu’au Raab, brûlant le peu d’habitations qu’il rencontrait ; mais qu’importait aux Avares l’incendie de ces cabanes ? Cependant la cavalerie de Charlemagne s’usait dans ces déserts contre un insaisissable ennemi, qu’on ne savait où rencontrer. Mais ce qu’on rencontrait partout, c’étaient les plaines humides, les marais, les fleuves débordés. L’armée des Francs y laissa tous ses chevaux.

Nous disons toujours : l’armée des Francs ; mais ce peuple des Francs est le vaisseau de Thésée. Renouvelé pièce à pièce, il n’a presque plus rien de lui-même. C’était alors en Frise, en Saxe, tout autant qu’en Ostrasie, que se recrutaient les armées de Charlemagne. C’est sur ces peuples que tombaient effectivement les revers des Francs. Ce n’était pas assez de porter chez eux le joug des prêtres, il fallait, chose intolérable aux barbares, que, quittant le costume, les mœurs, la langue de leurs pères, ils allassent se perdre dans les bataillons des Francs, leurs ennemis, vainquissent, mourussent pour eux. Car ils ne revoyaient guère leur pays, envoyés à trois ou quatre cents lieues contre les Sarrasins de l’Espagne, ou les Lombards de Bénévent. Pour périr, les Saxons aimèrent mieux périr chez eux. Ils massacrèrent les lieutenants de Charlemagne, brûlèrent les églises, chassèrent ou égorgèrent les prêtres, et retournèrent avec passion au culte de leurs anciens dieux. Ils firent cause commune avec les Avares, au lieu de fournir une armée contre eux. La même année, l’armée du calife Hixêm, trouvant l’Aquitaine dégarnie de troupes, passa l’Èbre, franchit les marches et les Pyrénées, brûla les faubourgs de Narbonne et défit avec un grand carnage les troupes qu’avait rassemblées Guillaume-au-Court-Nez, comte de Toulouse et régent d’Aquitaine ; puis ils reprirent la route d’Espagne, emmenant tout un peuple de captifs, et chargés de riches dépouilles, dont le calife orna la magnifique mosquée de Cordoue. Tout s’armait contre Charlemagne, la nature elle-même. Lorsque ces nouvelles désastreuses lui parvinrent, il était en Souabe pour presser les travaux d’un canal qui eût joint le Rhin au Danube, et facilité en cas d’invasion la défense de l’Empire. Mais l’humidité de la terre et la continuité des pluies empêchèrent l’exécution de ce travail[40]. Il en fut comme du grand pont de Mayence qui assurait le passage de France et d’Allemagne, et qui fut brûlé par les bateliers des deux rives.

Malgré tous ces revers, Charlemagne reprit bientôt l’ascendant sur des ennemis dispersés. Il entreprit de dépeupler la Saxe, puisqu’il ne pouvait la dompter. Il s’établit avec une armée sur le Weser, et peut-être pour convaincre les Saxons qu’il ne lâcherait pas prise, il appela son camp Heerstall, comme s’appelait le château patrimonial des Carlovingiens sur la Meuse. De là, étendant de tous côtés ses incursions, il se faisait livrer dans plus d’un canton jusqu’au tiers des habitants. Ces troupeaux de captifs étaient ensuite chassés vers le Midi, vers l’Ouest, établis sur de nouvelles terres au milieu de populations toutes hostiles, toutes chrétiennes, et de langue différente. Ainsi, les rois des Babyloniens et des Perses transportaient les Juifs sur le Tigre, les Chalcidiens au bord du golfe Persique. Ainsi Probus avait transplanté des colonies de Francs et de Frisons, jusque sur les rivages du Pont-Euxin.

En même temps, un fils de Charlemagne, profitant d’une guerre civile des Avares, entrait chez eux par le Midi avec une armée de Bavarois et de Lombards ; il passa le Danube, la Theiss, et mit enfin la main sur ce précieux ring où dormaient tant de richesses. Le butin fut tel, dit l’annaliste, qu’auparavant les Francs étaient pauvres en comparaison de ce qu’ils furent dès lors. Il semble que ce peuple thésauriseur ait perdu son âme avec l’or qu’il couvait, comme le dragon des poésies scandinaves. Il tombe dès lors dans une extrême faiblesse. Le chagan se fait chrétien. Ceux d’entre eux qui restent païens mangent dans des plats de bois avec les chiens à la porte des évêques envoyés pour les convertir. Quelques années après, nous les voyons demander humblement à Charlemagne une retraite en Bavière ; ils ne peuvent plus, disent-ils, résister aux Slaves qu’ils dominaient auparavant.

Pour cette fois, Charlemagne commença à espérer un peu de repos. À en juger par l’étendue de sa domination, sinon par ses forces réelles, il se trouvait alors le plus grand souverain du monde. Pourquoi n’aurait-il pas accompli ce que Théodoric n’avait pu faire, la résurrection de l’Empire romain ? Telle devait être la pensée de tous ces conseillers ecclésiastiques dont il était environné. L’an 800, Charlemagne se rend à Rome sous prétexte de rétablir le pape qui en avait été chassé[41]. Aux fêtes de Noël, pendant qu’il est absorbé dans la prière, le pape lui met sur la tête la couronne impériale, et le proclame Auguste. L’empereur s’étonne et s’afflige humblement qu’on lui impose un fardeau supérieur à ses forces[42] ; hypocrisie puérile, qu’il démentit au reste en adoptant les titres et le cérémonial de la cour de Byzance. Pour rétablir l’Empire, il ne fallait plus qu’une chose, marier le vieux Charlemagne à la vieille Irène, qui régnait à Constantinople après avoir fait tuer son fils. C’était la pensée du pape, mais non celle d’Irène, qui se garda bien de se donner un maître[43].

Une foule de petits rois ornaient la cour du roi des Francs, et l’aidaient à donner cette faible et pâle représentation de l’Empire. Le jeune Egbert, roi de Sussex, Eardulf, roi de Northumberland, venaient se former dans la politesse des Francs[44]. Tous deux furent rétablis dans leurs États par Charlemagne. Lope, duc des Basques, était aussi élevé à sa cour. Les rois chrétiens et les émirs d’Espagne le suivaient jusque dans les forêts de la Bavière, implorant ses secours contre le calife de Cordoue. Alfonse, roi de Galice, étalait de riches tapisseries qu’il avait prises au pillage de Lisbonne, et les offrait à l’empereur. Les Édrissites de Fez lui envoyèrent aussi une ambassade. Mais aucune ne fut aussi éclatante que celle d’Haroun-al-Raschid, calife de Bagdad, qui crut devoir entretenir quelques relations avec l’ennemi de son ennemi, le calife schismatique d’Espagne. Il fit, dit-on, offrir à Charlemagne, entre autres choses, les clefs du Saint-Sépulcre, présent fort honorable, dont certes le roi des Francs ne pouvait abuser. On répandit que le chef des infidèles avait transmis à Charlemagne la souveraineté de Jérusalem. Une horloge sonnante, un singe, un éléphant étonnèrent fort les hommes de l’Ouest[45]. Il ne tient qu’à nous de croire que le cor gigantesque que l’on montre à Aix-la-Chapelle est une dent de cet éléphant.

C’est dans son palais d’Aix qu’il fallait voir Charlemagne[46]. Ce restaurateur de l’Empire d’Occident avait dépouillé Ravenne de ses marbres les plus précieux pour orner sa Rome barbare. Actif dans son repos même, il y étudiait, sous Pierre de Pise, sous le Saxon Alcuin, la grammaire, la rhétorique, l’astronomie ; il apprenait à écrire[47], chose fort rare alors. Il se piquait de bien chanter au lutrin, et remarquait impitoyablement les clercs qui s’acquittaient mal de cet office[48]. Il trouvait encore du temps pour observer ceux qui entraient ou qui sortaient de la demeure impériale[49]. Des jalousies avaient été pratiquées à cet effet dans les galeries élevées du palais d’Aix-la-Chapelle. La nuit il se levait fort régulièrement pour les matines[50]. Haute taille, tête ronde, gros col, nez long, ventre un peu fort, petite voix, tel est le portrait de Charles dans l’historien contemporain[51]. Au contraire, sa femme Hildegarde avait une voix forte ; Fastrade qu’il épousa ensuite exerçait sur lui une domination virile. Il eut pourtant bien des maîtresses, et fut marié cinq fois ; mais à la mort de sa cinquième femme, il ne se remaria plus, et se choisit quatre concubines dont il se contenta désormais. Le Salomon des Francs eut six fils et huit filles, celles-ci fort belles et fort légères. On assure qu’il les aimait fort, et ne voulut jamais les marier. C’était plaisir de les voir cavalcader derrière lui dans ses guerres et dans ses voyages[52].

La gloire littéraire et religieuse du règne de Charlemagne tient, nous l’avons dit, à trois étrangers. Le Saxon Alcuin et l’Écossais Clément fondèrent l’école palatine, modèle de toutes les autres qui s’élevèrent ensuite. Le Goth Benoît d’Aniane, fils du comte de Maguelonne, réforma les monastères, en détruisant les diversités introduites par saint Colomban et les missionnaires irlandais du septième siècle. Il imposa à tous les moines de l’Empire la règle de Saint-Benoît. Combien cette réforme minutieuse et pédantesque fut inférieure à l’institution première, c’est ce que M. Guizot a très bien montré. Non moins pédantesque et inféconde fut la tentative de réforme littéraire dirigée surtout par Alcuin ; on sait que les principaux conseillers de Charlemagne avaient formé une sorte d’académie, où il siégeait lui-même sous le nom du roi David ; les autres s’appelaient Homère, Horace, etc. Malgré ces noms pompeux, quelques poésies du Goth-Italien Théodulfe, évêque d’Orléans, quelques lettres de Leidrade, archevêque de Lyon, méritent peut-être seules quelque attention ; pour le reste, c’est la volonté qu’il faut louer, c’est l’effort de rétablir l’unité de l’enseignement dans l’Empire. La seule tentative d’établir partout la liturgie romaine et le chant grégorien coûta beaucoup à Charlemagne ; entre tant de peuples et tant de langues, il avait beau faire, la dissonance reparaissait toujours[53]. Drogon, frère de l’Empereur, dirigeait lui-même l’école de Metz.

Avec ce goût pour la littérature et pour les traditions de Rome, il ne faut pas s’étonner que Charlemagne et son fils Louis aient aimé à s’entourer d’étrangers, de lettrés de basse condition. « Il advint qu’au rivage de Gaule débarquèrent, avec des marchands bretons, deux Scots d’Hibernie, hommes d’une science incomparable dans les écritures profanes et sacrées. Ils n’étalaient aucune marchandise, et se mirent à crier chaque jour à la foule qui venait pour acheter : « Si quelqu’un veut la sagesse, qu’il vienne à nous, et qu’il la reçoive, nous l’avons à vendre… » Enfin ils crièrent si longtemps, que les gens étonnés, ou les prenant pour fous, firent parvenir la chose aux oreilles du roi Charles, amateur toujours passionné de la sagesse. Il les fit venir en toute hâte, et leur demanda s’il était vrai, comme la renommée le lui avait appris, qu’ils eussent avec eux la sagesse. Ils dirent : « Nous l’avons, et, au nom du Seigneur, nous la donnons à ceux qui la cherchent dignement. » Et, comme il leur demandait ce qu’ils voulaient en retour, ils répondirent : « Un lieu commode, des créatures intelligentes, et ce dont on ne peut se passer pour accomplir le pèlerinage d’ici-bas, la nourriture et l’habit. » Le Roi, plein de joie, les garda d’abord avec lui quelque peu de temps. Puis, forcé d’entreprendre des expéditions militaires, il ordonna à l’un d’eux, nommé Clément, de rester en Gaule, lui confia un assez grand nombre d’enfants de haute, de moyenne et de basse condition, et leur fit donner des aliments selon leur besoin, et une habitation commode. L’autre (Jean Mailros, disciple de Bède), il l’envoya en Italie, et lui donna le monastère de Saint-Augustin, près de la ville de Pavie, pour y ouvrir école. — Sur ces nouvelles, Albinus, de la nation des Angles, disciple du savant Bède, voyant quel bon accueil Charles, le plus religieux des rois, faisait aux sages, s’embarqua et vint à lui… Charles lui donna l’abbaye de Saint-Martin, près de la ville de Tours, afin qu’en l’absence du roi il pût s’y reposer et y enseigner ceux qui accourraient pour l’entendre[54]. Sa science porta de tels fruits, que les modernes Gaulois ou Francs passèrent pour égaler les Romains ou les Athéniens de l’antiquité.

« Lorsqu’après une longue absence le victorieux Charles revint en Gaule, il se fit amener les enfants qu’il avait confiés à Clément, et voulut qu’ils lui montrassent leurs lettres et leurs vers. Ceux de moyenne et de basse condition présentèrent des œuvres au-dessus de toute espérance, confites dans tous les assaisonnements de la sagesse ; les nobles, d’insipides sottises. Alors le sage roi, imitant la justice du Juge éternel, fit passer à sa droite ceux qui avaient bien fait, et leur parla en ces termes : Mille grâces, mes fils, de ce que vous vous êtes appliqués de tout votre pouvoir à travailler selon mes ordres et pour votre bien. Maintenant efforcez-vous d’atteindre à la perfection, et je vous donnerai de magnifiques évêchés et des abbayes, et toujours vous serez honorables à mes yeux. Ensuite il tourna vers ceux de gauche un front irrité, et, troublant leurs consciences d’un regard flamboyant, il leur lança avec ironie, tonnant plutôt qu’il ne parlait, cette terrible apostrophe : Vous autres nobles, vous fils des grands, délicats et jolis mignons, fiers de votre naissance et de vos richesses, vous avez négligé mes ordres, et votre gloire et l’étude des lettres, vous vous êtes livrés à la mollesse, au jeu et à la paresse, ou à de frivoles exercices. Après ce préambule, levant vers le ciel sa tête auguste et son bras invincible, il fulmina son serment ordinaire : Par le Roi des cieux, je ne me soucie guère de votre noblesse et de votre beauté, quelque admiration que d’autres aient pour vous ; et tenez ceci pour dit, que, si vous ne réparez par un zèle vigilant votre négligence passée, vous n’obtiendrez jamais rien de Charles.

« Un de ces pauvres dont j’ai parlé, fort habile à dicter et à écrire, fut placé par lui dans la Chapelle ; c’est le nom que les rois des Francs donnent à leur oratoire, à cause de la chape de saint Martin, qu’ils portaient constamment au combat pour leur propre défense et la défaite de l’ennemi. — Un jour, qu’on annonçait au prudent Charles la mort d’un certain évêque, il demanda si le prélat avait envoyé devant lui, dans l’autre monde, quelque chose de ses biens et du fruit de ses travaux. Et comme le messager répondit : Seigneur, pas plus de deux livres d’argent ; notre jeune clerc soupira, et, ne pouvant contenir dans son sein sa vivacité, il laissa malgré lui échapper, devant le roi, cette exclamation : Pauvre viatique pour un si long voyage ! Charles, le plus modéré des hommes, après avoir réfléchi quelques instants, lui dit : Qu’en penses-tu ? Si tu avais cet évêché, ferais-tu de plus grandes provisions pour cette longue route ? Le clerc, la bouche béante à ces paroles comme à des raisins de primeur qui lui tombaient d’eux-mêmes, se jeta à ses pieds et s’écria : Seigneur, je m’en remets, là-dessus, à la volonté de Dieu et à votre pouvoir. Et le roi lui dit : Tiens-toi sous le rideau qui pend là derrière moi ; tu vas entendre combien tu as de protecteurs. En effet, à la nouvelle de la mort de l’évêque, les gens du palais, toujours à l’affût des malheurs ou de la mort d’autrui, s’efforcèrent, tous impatients et envieux les uns des autres, d’obtenir pour eux la place par les familiers de l’empereur. Mais lui, ferme dans sa résolution, refusait à tout le monde, disant qu’il ne voulait pas manquer de parole à ce jeune homme. Enfin, la reine Hildegarde envoya d’abord les grands du royaume, puis elle vint elle-même trouver le roi, afin d’avoir l’évêché pour son propre clerc. Comme il accueillit sa demande de l’air le plus gracieux, disant qu’il ne voulait ni ne pouvait lui rien refuser, mais qu’il ne se pardonnerait pas de tromper le jeune clerc, elle fit comme font toutes les femmes quand elles veulent plier à leur caprice la volonté de leurs maris. Dissimulant sa colère, adoucissant sa grosse voix, elle s’efforçait de fléchir, par ses minauderies, l’âme inébranlable de l’empereur, lui disant : Cher prince, mon seigneur, pourquoi perdre l’évêché aux mains de cet enfant ? Je vous en supplie, mon très doux seigneur, ma gloire et mon appui, que vous le donniez plutôt à mon clerc, votre serviteur fidèle. Alors le jeune homme que Charles avait placé derrière le rideau, près de son siège, pour écouter les sollicitations de tous les suppliants, embrassant le roi lui-même avec le rideau, s’écria d’un ton lamentable : Tiens ferme, seigneur roi, et ne laisse pas arracher de tes mains la puissance que Dieu t’a confiée. Alors ce courageux ami de la vérité lui ordonna de se montrer et lui dit : Reçois cet évêché, et aie bien soin d’envoyer, et devant moi et devant toi-même, dans l’autre monde, de plus grandes aumônes et un meilleur viatique pour ce long voyage dont on ne revient pas[55]. »

Toutefois quelle que fût la préférence de Charlemagne pour les étrangers, pour les lettrés de condition servile, il avait trop besoin des hommes de race germanique, dans ses interminables guerres, pour se faire tout romain. Il parlait presque toujours allemand. Il voulut même, comme Chilpéric, faire une grammaire de cette langue, et fit recueillir les vieux chants nationaux de l’Allemagne[56]. Peut-être y cherchait-il un moyen de ranimer le patriotisme de ses soldats ; c’est ainsi qu’en 1813, l’Allemagne ne se retrouvant plus à son réveil, s’est cherchée dans les Niebelungen. Le costume germanique fut toujours celui de Charlemagne[57], je pense qu’il n’eût pas été politique de se présenter autrement aux soldats.

Le voilà donc jouant de son mieux l’Empire, parlant souvent la langue latine[58], formant la hiérarchie de ses officiers d’après celle des ministres impériaux. Dans le tableau qu’Hincmar nous a laissé, rien n’est plus imposant. L’assemblée générale de la nation, tenue régulièrement deux fois par an, délibérait, les ecclésiastiques d’une part, les laïques de l’autre, sur les matières proposées par le roi ; puis, réunis, ils conféraient avec un maître qui ne demandait qu’à s’éclairer. Quatre fois par an, les assemblées provinciales se tenaient sous la présidence des missi dominici. Ceux-ci étaient les yeux de l’empereur, les messagers prompts et fidèles qui, parcourant sans cesse tout l’Empire, réformaient, dénonçaient tout abus. Au-dessous des missi, les comtes présidaient les assemblées inférieures, où ils rendaient la justice, assistés des boni homines, jurés choisis entre les propriétaires. Au-dessous encore existaient d’autres assemblées : celles des vicaires, des centeniers ; que dis-je, les moindres bénéficiers, les intendants des fermes royales, tenaient des plaids comme les comtes.

Certes, l’ordre apparent ne laisse rien à désirer, les formes ne manquent pas ; on ne comprend pas un gouvernement plus régulier. Cependant il est visible que les assemblées générales n’étaient pas générales ; on ne peut supposer que les missi, les comtes, les évêques, courussent deux fois par an après l’empereur dans les lointaines expéditions d’où il date ses Capitulaires, qu’ils gravissent tantôt les Alpes, tantôt les Pyrénées, législateurs équestres, qui auraient galopé toute leur vie de l’Èbre à l’Elbe. Le peuple, encore bien moins. Dans les marais de la Saxe, dans les marches d’Espagne, d’Italie, de Bavière, il n’y avait là que des populations vaincues ou ennemies. Si le nom du peuple n’est pas ici un mensonge, il signifie l’armée. Ou bien quelques notables qui suivaient les grands, les évêques, etc., représentaient la grande nation des Francs, comme à Rome les trente licteurs représentaient les trente curies aux comitia curiata. Quant aux assemblées des comtes, les boni homines, les scabini (schœffen) qui les composent sont élus par les comtes, avec le consentement du peuple : le comte peut les déplacer. Ce ne sont plus là les vieux Germains jugeant leurs pairs ; ils ont plutôt l’air de pauvres décurions, présidés, dirigés par un agent impérial. La triste image de l’empire romain se reproduit dans cette jeune caducité de l’empire barbare. Oui, l’Empire est restauré ; il ne l’est que trop : le comte tient la place des duumvirs, l’évêque rappelle le défenseur des cités ; et ces hérimans (hommes d’armée), qui laissent leurs biens pour se soustraire aux accablantes obligations qu’il leur impose, ils reproduisent les curiales romains[59], propriétaires libres, qui trouvaient leur salut à quitter leur propriété, à fuir, à se faire soldats, prêtres, et que la loi ne savait comment retenir.

La désolation de l’Empire est la même ici. Le prix énorme du blé, le bas prix des bestiaux indiquent assez que la terre reste en pâturage[60]. L’esclavage, adouci il est vrai, s’étend et gagne rapidement. Charlemagne gratifie son maître Alcuin d’une ferme de vingt mille esclaves. Chaque jour les grands forcent les pauvres à se donner à eux, corps et biens ; le servage est un asile où l’homme libre se réfugie chaque jour.

Aucun génie législatif n’eût pu arrêter la société sur la pente rapide où elle descendait. Charlemagne ne fit que confirmer les lois barbares. « Lorsqu’il eut pris le nom d’empereur, dit Éginhard, il eut l’idée de remplir les lacunes que présentaient les lois, de les corriger, et d’y mettre de l’accord et de l’harmonie. Mais il ne fit qu’y ajouter quelques articles, et encore imparfaits. »

Les Capitulaires sont en général des lois administratives, des ordonnances civiles et ecclésiastiques. On y trouve, il est vrai, une partie législative assez considérable, qui semble destinée à remplir ces lacunes dont parle Éginhard. Mais peut-être ces actes, qui portent tous le nom de Charlemagne, ne font-ils que reproduire les Capitulaires des anciens rois francs. Il est peu probable que les Pepins, que Clotaire II et Dagobert aient laissé si peu de Capitulaires ; que Brunehaut, Frédégonde, Ébroin, n’en aient point laissé. Il en sera advenu pour Charlemagne ce qui serait advenu à Justinien, si tous les monuments antérieurs du droit romain avaient péri. Le compilateur eût passé pour législateur. La discordance du langage et des formes qui frappe dans les Capitulaires, tend à fortifier cette conjecture.

La partie originale des Capitulaires, c’est celle qui touche l’administration, celle qui répond aux besoins divers que les circonstances faisaient sentir. Il est impossible de n’y pas admirer l’activité, impuissante, il est vrai, de ce gouvernement qui faisait effort pour mettre un peu d’ordre dans le désordre immense d’un tel empire, pour retenir quelque unité dans un ensemble hétérogène, dont toutes les parties tendaient à l’isolement, et se fuyaient pour ainsi dire l’une l’autre. La place énorme qu’occupe la législation canonique fait sentir, quand nous ne le saurions pas du reste, que les prêtres ont eu la part principale en tout cela. On le reconnaît mieux encore aux conseils moraux et religieux dont cette législation est semée ; c’est le ton pédantesque des lois wisigothiques, faites, comme on sait, par les évêques[61]. Charlemagne, comme les rois des Wisigoths, donna aux évêques un pouvoir inquisitorial, en leur attribuant le droit de poursuivre les crimes dans l’enceinte de leur diocèse. Quelques passages des Capitulaires qui condamnent les abus de l’autorité épiscopale ne suffisent pas pour nous faire douter de la toute-puissance du clergé sous ce règne. Ils ont pu être dictés par les prêtres de cour, par les chapelains, par le clergé central, naturellement jaloux de la puissance locale des évêques. Charlemagne, ami de Rome, et entouré de prêtres comme Leidrade et tant d’autres qui ne prirent l’épiscopat que pour retraite, dut accorder beaucoup à ce clergé sans titre qui formait son conseil habituel.

Cet esprit de pédanterie byzantine et gothique que nous remarquions dans les Capitulaires éclata dans la conduite de Charlemagne, relativement aux affaires de dogme. Il fit écrire en son nom une longue lettre à l’hérétique Félix d’Urgel, qui soutenait, avec l’Église d’Espagne, que Jésus comme homme était simplement fils adoptif de Dieu. En son nom parurent encore les fameux livres Carolins contre l’adoration des images[62]. Trois cents évêques condamnèrent à Francfort ce que trois cent cinquante évêques venaient d’approuver à Nicée. Les hommes de l’Occident, qui luttaient dans le Nord contre l’idolâtrie païenne, devaient réprouver les images ; ceux de l’Orient, les honorer, en haine des Arabes qui les brisaient. Le pape, qui partageait l’opinion des Orientaux, n’osa pas cependant s’expliquer contre Charlemagne. Il montra la même prudence lorsque l’Église de France, à l’imitation de celle d’Espagne, ajouta au symbole de Nicée que le Saint-Esprit procède aussi du Fils (Filioque).

Pendant que Charlemagne disserte sur la théologie, rêve l’Empire romain, et étudie la grammaire, la domination des Francs croule tout doucement. Le jeune fils de Charlemagne, dans son royaume d’Aquitaine, ayant, par faiblesse ou justice, donné, restitué toutes les spoliations de Pepin[63], son père lui en fit un reproche ; mais il ne fit qu’accomplir volontairement ce qui déjà avait lieu de soi-même. L’ouvrage de la conquête se défaisait naturellement ; les hommes et les terres échappaient peu à peu au pouvoir royal pour se donner aux grands, aux évêques surtout, c’est-à-dire aux pouvoirs locaux qui allaient constituer la république féodale.

Au dehors, l’Empire faiblissait de même. En Italie, il avait heurté en vain contre Bénévent, contre Venise ; en Germanie, il avait reculé de l’Oder à l’Elbe, et partagé avec les Slaves. Et en effet, comment toujours combattre, toujours lutter contre de nouveaux ennemis ? Derrière les Saxons et les Bavarois Charlemagne avait trouvé les Slaves, puis les Avares ; derrière les Lombards, les Grecs ; derrière l’Aquitaine et l’Èbre, le califat de Cordoue. Cette ceinture de barbares, qu’il crut simple et qu’il rompit d’abord, elle se doubla, se tripla devant lui ; et quand les bras lui tombaient de lassitude, alors apparut, avec les flottes danoises, cette mobile et fantastique image du monde du Nord, qu’on avait trop oublié. Ceux-ci, les vrais Germains, viennent demander compte aux Germains bâtards, qui se sont faits Romains, et s’appellent l’Empire.

Un jour que Charlemagne était arrêté dans une ville de la Gaule narbonnaise, des barques scandinaves vinrent pirater jusque dans le port. Les uns croyaient que c’étaient des marchands juifs, africains, d’autres disaient bretons ; mais Charles les reconnut à la légèreté de leurs bâtiments : « Ce ne sont pas là des marchands, dit-il, mais de cruels ennemis. » Poursuivis, ils s’évanouirent. Mais l’empereur, s’étant levé de table, se mit, dit le chroniqueur, à la fenêtre qui regardait l’Orient, et demeura très longtemps le visage inondé de larmes. Comme personne n’osait l’interroger, il dit aux grands qui l’entouraient : « Savez-vous, mes fidèles, pourquoi je pleure amèrement ? Certes, je ne crains pas qu’ils me nuisent par ces misérables pirateries ; mais je m’afflige profondément de ce que, moi vivant, ils ont été près de toucher ce rivage, et je suis tourmenté d’une violente douleur, quand je prévois tout ce qu’ils feront de maux à mes neveux et à leurs peuples[64]. »

Ainsi rôdent déjà autour de l’Empire les flottes danoises, grecques et sarrasines, comme le vautour plane sur le mourant qui promet un cadavre. Une fois deux cents barques armées fondent sur la Frise, se remplissent de butin, disparaissent. Cependant Charlemagne assemblait des « hommes » pour les repousser. Autre invasion : « L’Empereur assemble des hommes en Gaule, en Germanie[65], » et bâtit dans la Frise la ville d’Esselfeld. Athlète malheureux, il porte lentement la main à ses blessures, pour parer les coups déjà reçus.

« Le roi des Northmans, Godfried, se promettait l’empire de la Germanie. La Frise et la Saxe, il les regardait comme à lui. Les Abotrites ses voisins, déjà il les avait soumis et rendus tributaires ; il se vantait même qu’il arriverait bientôt avec des troupes nombreuses jusqu’à Aix-la-Chapelle, où le roi tenait sa cour. Quelque vaines et légères que fussent ces menaces, on n’y refusait pas cependant toute croyance ; on pensait qu’il aurait hasardé quelque chose de ce genre, s’il n’avait été prévenu par une mort prématurée[66]. »

Le vieil Empire se met en garde ; des barques armées ferment l’embouchure des fleuves ; mais comment fortifier tous les rivages ? Celui même qui a rêvé l’unité est obligé, comme Dioclétien, de partager ses États pour les défendre ; l’un de ses fils gardera l’Italie, l’autre l’Allemagne, le dernier l’Aquitaine. Mais tout tourne contre Charlemagne ; ses deux aînés meurent, et il faut qu’il laisse ce faible et immense Empire aux mains pacifiques d’un saint.

  1. Vie de saint Colomban.
  2. App. 105.
  3. App. 106.
  4. App. 107.
  5. App. 108.
  6. App. 109.
  7. En 725, ils prirent Carcassonne, reçurent Nîmes à composition, et détruisirent Autun. En 731, ils brûlèrent l’église de Saint-Hilaire de Poitiers.
  8. App. 110.
  9. App. 111.
  10. App. 112.
  11. App. 113.
  12. App. 114.
  13. App. 115.
  14. C’était comme le pontife-roi à Rome, le calife à Bagdad dans la décadence, ou le daïro au Japon.
  15. De plus, un tribut de trois cents chevaux. App. 116.
  16. Il répondit aux réclamations de l’empereur, qu’il avait entrepris cette guerre pour l’amour de saint Pierre et la rémission de ses péchés.
  17. App. 117.
  18. La taille des Basques est très haute, surtout en comparaison de celle des Béarnais.
  19. Le continuateur de Frédégaire. App. 118.
  20. Le continuateur de Frédégaire.
  21. App. 119.
  22. On dit communément que Charlemagne est la traduction de Carolus Magnus. « Challemaines si vaut autant comme grant Challes. » — Charlemagne n’est qu’une corruption de Carloman, Karl-mann, l’homme fort. App. 120.
  23. Ceci est très frappant dans leur jurisprudence. Ils adoptent presque indifféremment la plupart des symboles dont chacun est propre à chaque tribu germanique. Voy. Grimm.
  24. App. 121.
  25. Grimm.
  26. App. 122.
  27. App. 123.
  28. Grimm.
  29. Grimm.
  30. Ils essayèrent de brûler une église que saint Boniface avait construite à Fritzlar, dans la Hesse. Mais le saint avait prophétisé en la bâtissant qu’elle ne périrait jamais par le feu : deux anges vêtus de blanc vinrent la défendre, et un Saxon, qui s’était agenouillé pour souffler le feu, fut trouvé mort dans la même attitude, les joues encore enflées de son souffle. (Annales de Fulde.)
  31. Colonne, ou statue de la Germanie, ou d’Arminius.
  32. App. 124.
  33. App. 125.
  34. Lippstadt.
  35. Un jour que l’on baptisait des Northmans, on manqua d’habits de lin, et on donna à l’un d’eux une mauvaise chemise mal cousue. Il la regarda quelque temps avec indignation, et dit à l’empereur : « J’ai déjà été lavé ici vingt fois, et toujours habillé de beau lin blanc comme neige ; un pareil sac est-il fait pour un guerrier, ou pour un gardeur de pourceaux ? Si je ne rougissais d’aller tout nu, n’ayant plus mes habits et refusant les tiens, je te laisserais là ton manteau et ton Christ. » Moine de Saint-Gall. — Les Avares, alliés de Charlemagne, voyant qu’il faisait manger dans la salle leurs compatriotes chrétiens, et les autres à la porte, se firent baptiser en foule pour s’asseoir aussi à la table impériale.
  36. App. 126.
  37. App. 127.
  38. Grimm.
  39. App. 128.
  40. App. 129.
  41. Il avait aussi une vive affection pour le prédécesseur de Léon, le pape Adrien. « Il alla quatre fois à Rome pour accomplir des vœux et faire ses prières. » (Éginhard.) App. 130.
  42. App. 131.
  43. Un proverbe grec disait : « Ayez le Franc pour ami, mais non pas pour voisin. »
  44. Éginhard. « Le roi des Northumbres, de l’île de Bretagne, nommé Eardulf, chassé de sa patrie et de son royaume, se rendit près de l’empereur, alors à Nimègue, lui exposa la cause de son voyage, et partit pour Rome. À son retour de Rome, par l’entremise des légats du pontife romain et de l’empereur, il fut rétabli dans son royaume. »
  45. App. 132.
  46. Il choisit Aix pour y bâtir son palais, dit Éginhard, à cause de ses eaux thermales. « Il aimait cette douce chaleur, et y venait fréquemment nager. Il y invitait les grands, ses amis, ses gardes, et quelquefois plus de cent personnes se baignaient avec lui. » Il passait l’automne à chasser.
  47. « Il s’essayait à écrire, et portait d’habitude sous son chevet des tablettes, afin de pouvoir, dans ses moments de loisir, s’exercer la main à tracer des lettres ; mais ce travail ne réussit guère ; il l’avait commencé trop tard. » (Éginhard.) App. 133.
  48. « À une certaine fête, comme un jeune homme, parent du roi, chantait fort bien Alleluia, le roi dit à un évêque qui se trouvait là : « Il a bien chanté, notre clerc ! » L’autre sot, prenant cela pour une plaisanterie, et ignorant que le clerc fût parent de l’empereur, répondit : « Les rustres en chantent autant à leurs bœufs. » À cette impertinente réponse, l’empereur lui lança un regard terrible, dont il tomba foudroyé. » (Moine de Saint-Gall.) App. 134.
  49. App. 135.
  50. App. 136.
  51. App. 137.
  52. App. 138.
  53. App. 139.
  54. « Albinum cognomento Alcuinum… » (Éginhard.)

    Alcuin écrivait à Charlemagne : « Envoyez-moi de France quelques savants traités aussi excellents que ceux dont j’ai soin ici (à la bibliothèque d’York), et qu’a recueillis mon maître Ecbert ; et je vous enverrai de mes jeunes gens, qui porteront en France les fleurs de Bretagne, en sorte qu’il n’y ait plus seulement un jardin enclos à York, mais qu’à Tours aussi puissent germer quelques rejetons du paradis. » Appelé en France, il devint le maître du Scot Rabanus Maurus, fondateur de la grande école de Fulde. — Éginhard dit que Charlemagne donnait les honneurs et les magistratures à des Scots, estimant leur fidélité et leur valeur ; et que les rois d’Écosse lui étaient fort dévoués. — Dans sa vie de saint Césaire, dédiée à Charlemagne, Héricus dit : « Presque toute la nation des Scots, méprisant les dangers de la mer, vient s’établir dans notre pays avec une suite nombreuse de philosophes. »

  55. Moine de Saint-Gall. — Voy. l’amusante histoire d’un pauvre semblablement élevé par Charles à un riche évêché.
  56. App. 140.
  57. « Quand les Francs qui combattaient au milieu des Gaulois virent ceux-ci revêtus de saies brillantes et de diverses couleurs, épris de l’amour de la nouveauté, ils quittèrent leur vêtement habituel, et commencèrent à prendre celui de ces peuples. Le sévère empereur, qui trouvait ce dernier habit plus commode pour la guerre, ne s’opposa point à ce changement. Cependant, dès qu’il vit les Frisons, abusant de cette facilité, vendre ces petits manteaux écourtés aussi cher qu’autrefois on vendait les grands, il ordonna de ne leur acheter, au prix ordinaire, que de très longs et larges manteaux. « À quoi peuvent servir, disait-il, ces petits manteaux ? au lit, je ne puis m’en couvrir ; à cheval, ils ne me défendent ni de la pluie ni du vent, et quand je satisfais aux besoins de la nature, j’ai les jambes gelées. » (Moine de Saint-Gall.)
  58. App. 141.
  59. Le curiale devait avoir au moins vingt-cinq arpents de terre ; l’hériman, de trente-six à quarante-huit.
  60. Un bœuf, ou six boisseaux de froment valaient deux sous ; — cinq bœufs, ou une robe simple, ou trente boisseaux, dix sous ; — six bœufs, ou une cuirasse, ou trente-six boisseaux, douze sous. (M. Desmichels.)
  61. App. 142
  62. App. 143.
  63. App. 144.
  64. Moine de Saint-Gall.
  65. App. 145.
  66. App. 146.