Histoire de Charles XII/Édition Garnier/Préface de l’édition de 1748

Histoire de Charles XIIGarniertome 16 (p. 123-129).


PRÉFACE[1]
DE L’ÉDITION DE 1748.

L’incrédulité[2], souvenons-nous-en, est le fondement de toute sagesse, selon Aristote. Cette maxime est fort bonne pour qui lit l’histoire, et surtout l’histoire ancienne.

Que de faits absurdes, quel amas de fables qui choquent le sens commun ! Hé bien, n’en croyez rien.

Il y a eu des rois à Rome, des consuls, des décemvirs. Le peuple romain a détruit Carthage ; César a vaincu Pompée : tout cela est vrai ; mais quand on vous dit que Castor et Pollux ont combattu pour ce peuple ; qu’une vestale avec sa ceinture a mis à flot un vaisseau engravé ; qu’un gouffre s’est refermé quand Curtius s’y est jeté : n’en croyez rien. Vous lisez partout des prodiges, des prédictions accomplies, des guérisons miraculeuses opérées dans les temples d’Esculape : n’en croyez rien ; mais cent témoins ont signé le procès-verbal de ces miracles sur des tables d’airain ; mais les temples étaient remplis d’ex-voto qui attestaient les guérisons : croyez qu’il y a eu des imbéciles et des fripons qui ont attesté ce qu’ils n’ont point vu. Croyez qu’il y a eu des dévots qui ont fait des présents aux prêtres d’Esculape quand leurs enfants ont été guéris d’un rhume ; mais pour les miracles d’Esculape, n’en croyez rien. Ils ne sont pas plus vrais que ceux du jésuite Xavier[3], à qui un cancre vint rapporter son crucifix du fond de la mer, et qui se trouva à la fois sur deux vaisseaux.

Mais les prêtres égyptiens étaient tous sorciers, et Hérodote admire la science profonde qu’ils avaient de la diablerie : ne croyez pas tout ce que vous dit Hérodote.

Je me défierai de tout ce qui est prodige ; mais dois-je porter l’incrédulité jusqu’aux faits qui, étant dans l’ordre ordinaire des choses humaines, manquent pourtant d’une vraisemblance morale ?

Par exemple, Plutarque assure que César tout armé se jeta dans la mer d’Alexandrie, tenant d’une main en l’air des papiers qu’il ne voulait pas mouiller, et nageant de l’autre main. Ne croyez pas un mot de ce conte que vous fait Plutarque : croyez plutôt César, qui n’en dit mot dans ses Commentaires, et soyez bien sûr que quand on se jette dans la mer, et qu’on tient des papiers à la main, on les mouille.

Vous trouverez dans Quinte-Curce qu’Alexandre et ses généraux furent tout étonnés quand ils virent le flux et le reflux de l’Océan, auquel ils ne s’attendaient pas : n’en croyez rien,

Il est bien vraisemblable qu’Alexandre, étant ivre, ait tué Clitus ; qu’il ait aimé Éphestion comme Socrate aimait Alcibiade ; mais il ne l’est point du tout que le disciple d’Aristote ignorât le flux et le reflux de l’Océan. Il y avait des philosophes dans son armée : c’était assez d’avoir été sur l’Euphrate, qui a des marées à son embouchure, pour être instruit de ce phénomène. Alexandre avait voyagé en Afrique, dont les côtes sont baignées par l’Océan. Son amiral Néarque pouvait-il être assez ignorant pour ne pas savoir ce que savaient tous les enfants sur le rivage du fleuve Indus ? De pareilles sottises, répétées dans tant d’auteurs, décréditent trop les historiens.

Le P. Maimbourg vous redit, après cent autres, que deux juifs promirent l’empire à Léon l’isaurien, à condition que quand il serait empereur il abattrait les images[4]. Quel intérêt, je vous prie, avaient ces deux juifs à empêcher que les chrétiens eussent des tableaux ? comment ces deux misérables pouvaient-ils promettre l’empire ? N’est-ce pas insulter à son lecteur que de lui présenter de telles fables ?

Il faut avouer que Mézerai, dans son style dur, bas, inégal, mêle aux faits mal digérés qu’il rapporte bien des absurdités pareilles : tantôt c’est Henri V, roi d’Angleterre, couronné roi de France à Paris, qui meurt des hémorroïdes pour s’être, dit-il, assis sur le trône de nos rois ; tantôt c’est saint Michel qui apparaît à Jeanne d’Arc.

Je ne crois pas même les témoins oculaires, quand ils me disent des choses que le sens commun désavoue. Le sire de Joinville, ou plutôt celui qui a traduit son histoire gauloise en ancien français, a beau m’assurer que les émirs d’Égypte, après avoir assassiné leur Soudan, offrirent la couronne à saint Louis leur prisonnier[5] : j’aimerais autant qu’on me dît que nous avons offert la couronne de France à un Turc. Quelle apparence que des mahométans aient pensé à faire leur souverain d’un homme qu’ils ne pouvaient regarder que comme un chef de barbares, qu’ils avaient pris dans une bataille, qui ne connaissait ni leurs lois ni leur langue, qui était l’ennemi capital de leur religion.

Je n’ai pas plus de foi au sire de Joinville, quand il me fait ce conte, que quand il me dit que le Nil se déborde à la Saint-Remi, au commencement d’octobre. Je révoquerai aussi hardiment en doute l’histoire du Vieux de la Montagne[6], qui, sur le bruit de la croisade de saint Louis, dépêche deux assassins à Paris pour le tuer, et, sur le bruit de sa vertu, fait partir le lendemain deux courriers pour contremander les autres. Ce trait a trop l’air d’un conte arabe.

Je dirai hardiment à Mézerai, au P. Daniel, et à tous les historiens, que je ne crois point qu’un orage de pluie et de grêle ait fait rentrer Édouard III en lui-même, et ait procuré la paix à Philippe de Valois. Les conquérants ne sont pas si dévots, et ne font point la paix pour de la pluie.

Rien n’est assurément plus vraisemblable que les crimes ; mais il faut du moins qu’ils soient constatés. Vous voyez chez Mézerai plus de soixante princes à qui on a donné le boucon ; mais il le dit sans preuve, et un bruit populaire ne doit se rapporter que comme un bruit.

Je ne croirai pas même Tite-Live, quand il me dit que le médecin de Pyrrhus offrit aux Romains d’empoisonner son maître moyennant une récompense. À peine les Romains avaient-ils alors de l’argent monnayé, et Pyrrhus avait de quoi acheter la république si elle avait voulu se vendre ; la place de premier médecin de Pyrrhus était plus lucrative probablement que celle de consul. Je n’ajouterai foi à un tel conte que quand on me prouvera que quelque premier médecin d’un de nos rois aura proposé à un canton suisse de le payer pour empoisonner son malade.

Défions-nous aussi de tout ce qui paraît exagéré. Une armée innombrable de Perses arrêtée par trois cents Spartiates au passage des Thermopyles ne me révolte point : l’assiette du terrain rend l’aventure croyable. Charles XII, avec huit mille hommes aguerris, défait à Narva environ quatre-vingt mille paysans moscovites mal armés ; je l’admire, et je le crois. Mais quand je lis que Simon de Montfort[7] battit cent mille hommes avec neuf cents soldats divisés en trois corps, je répète alors : Je n’en crois rien. On me dit que c’est un miracle ; mais est-il bien vrai que Dieu ait fait ce miracle pour Simon de Montfort ?

Je révoquerais en doute le combat de Charles XII à Bender[8] s’il ne m’avait été attesté par plusieurs témoins oculaires, et si le caractère de Charles XII ne rendait vraisemblable cette héroïque extravagance. Cette défiance qu’il faut avoir sur les faits particuliers, ayons-la encore sur les mœurs des peuples étrangers ; refusons notre créance à tout historien ancien et moderne qui nous rapporte des choses contraires à la nature et à la trempe du cœur humain.

Toutes les premières relations de l’Amérique ne parlaient que d’anthropophages ; il semblait, à les entendre, que les Américains mangeassent des hommes aussi communément que nous mangeons des moutons. Le fait, mieux éclairci, se réduit à un petit nombre de prisonniers qui ont été mangés par leurs vainqueurs, au lieu d’être mangés des vers.

Le nouveau Puffendorf[9], aussi fautif que l’ancien, dit qu’en l’an 1589 un Anglais et quatre femmes, échappés d’un naufrage sur la route de Madagascar, abordèrent une île déserte, et que l’Anglais travailla si bien, qu’en l’an 1667 on trouva cette île, nommée Pines, peuplée de douze mille beaux protestants anglais.

Les anciens et leurs innombrables et crédules compilateurs nous répètent sans cesse qu’à Babylone, la ville de l’univers la mieux policée, toutes les femmes et les filles se prostituaient dans le temple de Vénus une fois l’an[10]. Je n’ai pas de peine à penser qu’à Babylone, comme ailleurs, on avait quelquefois du plaisir pour de l’argent ; mais je ne me persuaderai jamais que dans la ville la mieux policée qui fût alors dans l’univers, tous les pères et tous les maris envoyassent leurs filles et leurs femmes à un marché de prostitution publique, et que les législateurs ordonnassent ce beau trafic. On imprime tous les jours cent sottises semblables sur les coutumes des Orientaux ; et pour un voyageur comme Chardin, que de voyageurs comme Paul Lucas, et comme Jean Struys, et comme le jésuite Avril, qui baptisait mille personnes par jour chez les Persans, dont il n’entendait pas la langue, et qui vous dit que les caravanes russes allaient à la Chine et revenaient en trois mois !

[11]Un moine grec, un moine latin, écrivent que Mahomet II a livré toute la ville de Constantinople au pillage ; qu’il a brisé lui-même les images de Jésus-Christ, et qu’il a changé toutes les églises en mosquées. Ils ajoutent, pour rendre ce conquérant plus odieux, qu’il a coupé la tête à sa maîtresse pour plaire à ses janissaires, qu’il a fait éventrer quatorze de ses pages pour savoir qui d’eux avait mangé un melon. Cent historiens copient ces misérables fables ; les dictionnaires de l’Europe les répètent. Consultez les véritables annales turques, recueillies par le prince Cantemir, vous verrez combien tous ces mensonges sont ridicules. Vous apprendrez que le grand Mahomet II ayant pris d’assaut la moitié de la ville de Constantinople daigna capituler avec l’autre, et conserva toutes les églises[12] ; qu’il créa un patriarche grec, auquel il rendit plus d’honneurs que les empereurs grecs n’en avaient jamais rendu aux prédécesseurs de cet évêque. Enfin consultez le sens commun, vous jugerez combien il est ridicule de supposer qu’un grand monarque, savant et même poli, tel qu’était Mahomet II, ait fait éventrer quatorze pages pour un melon ; et pour peu que vous soyez instruit des mœurs des Turcs, vous verrez à quel point il est extravagant d’imaginer que les soldats se mêlent de ce qui se passe entre le sultan et ses femmes, et qu’un empereur coupe la tête à sa favorite pour leur plaire. C’est ainsi pourtant que la plupart des histoires sont écrites.

Il n’en est pas ainsi de l’Histoire de Charles XII. Je peux assurer que si jamais histoire a mérité la créance du lecteur, c’est celle-ci. Je la composai d’abord, comme on sait, sur les mémoires de M. Fabrice, de MM. de Villelongue et de Fierville, et sur le rapport de beaucoup de témoins oculaires ; mais comme les témoins ne voient pas tout, et qu’ils voient quelquefois mal, je tombai dans plus d’une erreur, non sur les faits essentiels, mais sur quelques anecdotes qui sont assez indifférentes en elles-mêmes, et sur lesquelles les petits critiques triomphent.

J’ai depuis réformé cette histoire sur le journal militaire de M. Adlerfelt, qui est très-exact, et qui a servi à rectifier quelques faits et quelques dates.

J’ai même fait usage de l’histoire écrite par Nordberg, chapelain et confesseur de Charles XII. Il est vrai que c’est un ouvrage bien mal digéré et bien mal écrit, dans lequel on trouve trop de petits faits étrangers à son sujet, et où les grands événements deviennent petits, tant ils sont mal rapportés. C’est un tissu de rescrits, de déclarations, de publications, qui se font d’ordinaire au nom des rois quand ils sont en guerre. Elles ne servent jamais à faire connaître le fond des événements ; elles sont inutiles au militaire et au politique, et sont ennuyeuses pour le lecteur : un écrivain peut seulement les consulter quelquefois dans le besoin, pour en tirer quelque lumière, ainsi qu’un architecte emploie des décombres dans un édifice.

Parmi les pièces publiques dont Nordberg a surchargé sa malheureuse histoire, il s’en trouve même de fausses et d’absurdes, comme la lettre d’Achmet, empereur des Turcs, que cet historien appelle sultan bassa par la grâce de Dieu[13].

Ce même Nordberg fait dire au roi de Suède ce que ce monarque n’a jamais dit ni pu dire au sujet du roi Stanislas. Il prétend que Charles XII, en répondant aux objections du primat, lui dit que Stanislas avait acquis beaucoup d’amis dans son voyage d’Italie. Cependant il est très-certain que jamais Stanislas n’a été en Italie, ainsi que ce monarque me l’a confirmé lui-même. Qu’importe, après tout, qu’un Polonais, dans le XVIIIe siècle, ait voyagé ou non en Italie pour son plaisir ? Que de faits inutiles il faut retrancher de l’histoire ! et que je me sais bon gré d’avoir resserré celle de Charles XII !

Nordberg n’avait ni lumières, ni esprit, ni connaissance des affaires du monde ; et c’est peut-être ce qui détermina Charles XII à le choisir pour son confesseur : je ne sais s’il a fait de ce prince un bon chrétien ; mais assurément il n’en a pas fait un héros, et Charles XII serait ignoré s’il n’était connu que par Nordberg.

Il est bon d’avertir ici que l’on a imprimé, il y a quelques années, une petite brochure intitulée Remarques historiques et critiques sur l’histoire de Charles XII par M. de Voltaire[14]. Ce petit ouvrage est du comte Poniatowski : ce sont des réponses qu’il avait faites à de nouvelles questions de ma part dans son dernier voyage à Paris ; mais, son secrétaire en ayant fait une double copie, elle tomba entre les mains d’un libraire, qui ne manqua pas de l’imprimer ; et un correcteur d’imprimerie de Hollande intitula Critique cette instruction de M. Poniatowski, pour la mieux débiter. C’est un des moindres brigandages qui s’exercent dans la librairie.

La Motraye, domestique de M. Fabrice[15], avait aussi imprimé quelques remarques sur cette histoire. Parmi les erreurs et les petitesses dont cette critique de La Motraye est remplie, il ne laisse pas de se trouver quelque chose de vrai et d’utile : et j’ai eu soin d’en faire usage dans les dernières éditions, et surtout dans celle de 1739 : car, en fait d’histoire, rien n’est à négliger ; et il faut consulter, si l’on peut, les rois et les valets de chambre.


  1. Dans les éditions des Œuvres de Voltaire données par les frères Cramer, ainsi que dans les éditions in-4° et encadrée, ce morceau, sous le titre de Pyrrhonisme de l’histoire, était au nombre des pièces préliminaires de l’Histoire de Charles XII. Dans les éditions de Kehl et quelques-unes de ses réimpressions, ce morceau formait, dans les Mélanges historiques, l’article XI des Fragments sur l’histoire. On l’avait intitulé Qu’il faut savoir douter ; éclaircissements sur l’histoire de Charles XII. En conservant ce titre, d’autres éditeurs l’avaient mis à la fin de l’Histoire de Charles XII. (B.)
  2. Dans l’édition de 1748, cette préface commençait ainsi : « L’incrédulité, dit Aristote, est le fondement de toute sagesse. Cette maxime, etc. » (B.)
  3. Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article Xavier.
  4. Voyez tome XI, page 256.
  5. Voyez tome XI, page 471.
  6. Sur le Vieux de la Montagne, voyez Assassin, Assassinat, dans le Dictionnaire philosophique.
  7. Voyez tome XI, page 498.
  8. Livre IV de l’Histoire de Charles XII.
  9. Le fait cité ici par Voltaire se trouve rapporte dans le Grand Dictionnaire géographique, par Bruzen de La Martinière, au mot Pines. Or Bruzen étant éditeur et continuateur de l’Introduction à l’Histoire générale et politique de l’univers, par Puffendorf, on voit pourquoi Voltaire rappelle le nouveau Puffendorf. Voyez aussi dans les Mélanges, année 1773, l’article XXXII des Fragments historiques sur l’Inde. (B.)
  10. Voyez l’article Babel, dans le Dictionnaire philosophique, et aussi le chapitre II de la Défense de mon oncle (Mélanges, année 1767).
  11. Cet alinéa, ajouté en 1751, avait été omis dans toutes les éditions suivantes, lorsque je le rétablis en 1818. (B.)
  12. Voyez tome XII, pages 102-103.
  13. Voyez la lettre de M. de Voltaire à M. Nordberg. (Note de Voltaire.) — Dans la Correspondance, année 1744.
  14. Ce titre est celui de l’ouvrage de La Motraye, dont Voltaire parle plus bas. L’écrit de Poniatowski est intitulé Remarques d’un seigneur polonais sur l’Histoire de Charles XII, et parut en 1741 ; j’en ai parlé dans mon Avertissement. (B.)
  15. La Motraye n’était pas domestique de Fabrice, dans le sens qu’a ce mot aujourd’hui. J’ai parlé de son livre dans la note précédente et dans mon Avertissement. (B.)