Fragments historiques sur l’Inde/Édition Garnier/Article 32

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ARTICLE XXXII.

DE L’HISTOIRE INDIENNE DEPUIS TAMERLAN JUSQU’À M. HOLWELL.

Nous avons été étonnés que notre auteur persan n’ait fait qu’une mention courte, froide et sèche, de ce Tamerlan, fondateur du trône des Mogols. Apparemment qu’il n’a pas voulu répéter ce qu’en avaient dit Abulcazi et le Persan Mircond[1]. Il épargne ses lecteurs. Une telle retenue est bien contraire à la profusion de nos Européans, qui répètent tous les jours ce qu’on a publié cent fois, et qui, pour notre malheur, ne répètent souvent que des fables.

Féristha nous apprend du moins que le tyran Tamerlan, après avoir vaincu la Perse, vint combattre sous les murs de Delhi un tyran nommé Mahmoud, qu’on dit fou et aussi méchant que lui, et qui opprima les peuples pendant vingt années. Tamerlan vengea l’Inde de ce brigand couronné ; mais qui la vengea de Tamerlan ? Quel droit avait sur les terres de l’Indus et du Gange un Tartare, un obscur mirza d’un petit désert nommé Kech ou Gash ? Il exerça d’abord ses brigandages vers Caboul, comme nous avons vu[2] Abdala commencer les siens, après avoir volé quelques bestiaux à des hordes voisines, et comme a commencé Sha-Nadir[3]. Bientôt il ravagea la moitié de la Perse. On l’eût empalé s’il eût été pris : ses vols furent heureux, et il fut roi. On dit qu’il entra dans Ispahan, et qu’il en fit égorger tous les citoyens ; enfin il soumit tous les peuples depuis le nord de la mer d’Hyrcanie jusqu’à Ormus.

La raison de tous ses succès n’est pas qu’il fut plus brave que tant de capitaines qui le combattirent ; mais il avait des troupes plus endurcies aux fatigues et mieux disciplinées que celles de ses voisins : mérite qui, après tout, n’est pas plus grand que celui d’un chasseur qui a de meilleurs chiens qu’un autre, mais mérite qui donna presque toujours la victoire et l’empire.

C’est Tamerlan qui arrêta un moment les invasions des Turcs dans l’Europe, lorsqu’il prit Bajazet prisonnier dans la célèbre bataille d’Ancyre. Il est arrivé en Angleterre, par une singulière fantaisie, qu’un poëte de ce pays[4], ayant composé une tragédie sur Tamerlan et Bajazet, dans laquelle Tamerlan est peint comme un libérateur, et Bajazet comme un tyran, les Anglais font jouer tous les ans cette tragédie, le jour où l’on célèbre le couronnement du roi Guillaume III, prétendant que Tamerlan est Guillaume, et que Bajazet est Jacques II. Il est clair cependant que Tamerlan est encore plus usurpateur que Bajazet.

Ce héros du vulgaire, dévastateur d’une grande partie du monde, conquit la partie septentrionale de l’Inde jusqu’à Lahor et jusqu’au Gange, par lui ou par ses fils, en très-peu d’années[5]. Féristha assure qu’ayant pris dans Delhi cent mille captifs, il les fit tous égorger : qu’on juge par là du reste. La conquête n’était pas difficile : il avait à faire à des Indiens, et tout était partagé en factions. La plupart de ces invasions subites, qui ont changé la face de la terre, furent faites par des loups qui entraient dans des bergeries ouvertes. Il est assez connu que lorsqu’une nation est aisément soumise par un peuple étranger, c’est parce qu’elle était mal gouvernée.

L’auteur persan, qui raconte brièvement une partie des victoires de Tamerlan, et qui paraît saisi d’horreur à toutes ses cruautés, n’est point d’accord avec les autres écrivains sur une infinité de circonstances. Rien ne nous prouve mieux combien il faut se défier de tous les détails de l’histoire. Nous ne manquons pas en Europe d’auteurs qui ont copié au hasard des écrivains asiatiques plus ampoulés que vrais, comme ils le sont presque tous.

Parmi ces énormes compilations, nous avons l’Introduction à l’histoire générale et politique de l’univers, commencée par M. le baron de Pufendorf, complétée et continuée jusqu’à 1745 par M. Bruzen de La Martinière, premier géographe de Sa Majesté catholique, secrétaire du roi des Deux-Siciles et du conseil de Sa Majesté.

Cet écrivain, d’ailleurs homme de mérite, avait le malheur de n’être en effet que le secrétaire des libraires de Hollande. Il dit[6] que Tamerlan entama les Indes par ses ravages au Caboulestan, et revint, sur la fin du xive siècle, dans ce même Caboulestan qui avait cru pouvoir secouer impunément sa domination, et qu’il châtia les rebelles. Le secrétaire d’un valet de chambre de Tamerlan aurait pu s’exprimer ainsi. J’aimerais autant dire que Cartouche châtia des gens qu’il avait volés, et qui voulaient reprendre leur argent.

Il paraît par notre auteur persan que Tamerlan fut obligé de quitter l’Inde, après en avoir saccagé tout le nord ; qu’il n’y revint plus ; qu’aucun de ses enfants ne s’établit dans cette conquête. Ce ne fut point lui qui porta la religion mahométane dans l’Inde : elle était déjà établie longtemps avant lui dans Delhi et ses environs. Mahmoud, chassé par Tamerlan, et revenu ensuite dans ses États pour en être chassé par d’autres princes, était mahométan. Les Arabes, qui s’étaient emparés depuis longtemps de Surate, de Patna et de Delhi, y avaient porté leur religion.

Tamerlan était, dit-on, théiste, ainsi que Gengis-kan, et les Tartares, et la cour de la Chine. Le jésuite Catrou, dans son Histoire générale du Mogol, dit que cet illustre meurtrier, l’ennemi de la secte musulmane, « se fit assister à la mort par un iman mahométan, et qu’il mourut plein de confiance en la miséricorde du Seigneur, et de crainte pour sa justice, en confessant l’unité d’un Dieu. Malheureux prince, d’avoir cru pouvoir arriver jusqu’à Dieu sans passer par Jésus-Christ ! »

À Dieu ne plaise que nous entrions, et que nous conduisions nos lecteurs, si nous en avons, dans l’abominable chaos où l’Inde fut plongée après l’invasion de Tamerlan, et que nous tirions les princes, qui se disputèrent Delhi, de l’obscurité profonde où des hommes qui n’ont fait aucun bien à la terre doivent être ensevelis !

Je ne sais quel écrivain[7], gagé par Desaint et Saillant, libraires de Paris, rue Saint-Jean-de-Beauvais, vis-à-vis le Collége, a compilé l’Histoire moderne des Chinois, Japonais, Indiens, Persans, Turcs, Russes, pour servir de suite à l’Histoire ancienne de Rollin.

Rollin, d’ailleurs utile et éloquent, avait transcrit beaucoup de vérités et de fables sur les Carthaginois, les Perses, les Grecs, les anciens Romains, pour former l’esprit et le cœur[8] des jeunes Parisiens. Il n’y a pas d’apparence que le compilateur de l’histoire moderne des Chinois, Japonais, etc., ait prétendu former l’esprit et le cœur de personne. Au reste, il nous apprend qu’Abou-saïd, fils de Tamerlan, régna dans l’Inde, dont il n’approcha jamais. Ce fut Babar[9], petit-fils de Tamerlan, qui forma véritablement l’empire mogol. Il arriva de la Tartarie comme Tamerlan, et commença ses conquêtes à la fin du xve siècle, au temps où les Portugais s’établissaient déjà sur les côtes de Malabar, où le commerce du monde changeait, où un nouvel hémisphère était découvert pour l’Espagne, et où le pontife de Rome, Alexandre VI, si horriblement célèbre, donnait de sa pleine autorité les Indes orientales aux Espagnols, et les occidentales aux Portugais, par une bulle. L’audace, le génie, la cruauté et le ridicule, gouvernaient l’univers.

L’invention du canon, qui ne fut que si tard connue des Chinois, quoiqu’ils eussent depuis plus de dix siècles le secret de la poudre, était déjà parvenue dans l’Inde. Ces instruments de destruction avaient été portés des chrétiens d’Europe chez les Turcs, et des Turcs chez les Persans. Féristha nous instruit que, dans la grande bataille de Mavat, qui décida du sort de l’Inde, l’an de notre ère 1526, le premier de notre mois de mars, Babar plaça ses petits canons au front de son armée, et les lia ensemble par des chaînes de fer, de peur qu’on ne les lui prit. Cette victoire, remportée contre tous les raïas de l’Inde septentrionale, donna l’empire qu’on nomme des Mogols à Babar, empire d’abord assez faible, et qui ne remonte pas si haut que l’élection de l’empereur Charles-Quint.


  1. Aboul-Ghazy-Béhader, prince de la famille de Djenguyz-kan (Gengis-kan), mort en 1663-4, selon M. Langlès ; et Hamam Eddyn Mirkhawend Mohammed, vulgairement appelé Mirkhond, mort en 1498, selon M. Audiffret. (Cl.)
  2. Voyez page 112.
  3. Plus connu sous le nom de Thamas-Kouli-kan ; voyez tome XIII, page 150.
  4. Nicolas Rowe, né en 1673, mort en 1718 ; sa tragédie est intitulée Tamerlan, et fait partie du Théâtre anglais traduit par Laplace.
  5. Voyez tome XII, page 88.
  6. Tome VII, pages 35 et 36. (Note de Voltaire.) — Voici le texte : « Ce prince (Timur Bec), après avoir entamé les Indes par les ravages qu’il fit au Cabulestan, tourna ses armes contre la Perse et la Syrie, dont il fit la conquête très-rapidement, et revint, vers la fin du xive siècle, pour réduire le Cabulestan, qui l’avait cru assez occupé ailleurs pour pouvoir secouer impunément sa domination. Il châtia les rebelles, etc. »
  7. Histoire moderne des Chinois, des Japonais, des Indiens, des Persans, des Turcs, des Russiens, etc., pour servir de suite à l’Histoire ancienne de M. Rollin. Paris, 1765-78, trente volumes in-12. Les onze premiers sont de Marsy, mort en 1763 ; les dix-neuf autres, d’Adrien Richer, mort en 1798. Le passage rappelé par Voltaire est au tome IV, pages 82-83.
  8. Voyez ma note, tome IX, page 138.
  9. Babour ou Babr, arrière-petit-fils de Tamerlan.