Delagrave (p. 191-227).


CHAPITRE VI

première épaulette


S’il est un nom qui sonne doucement à vos oreilles, mes enfants, c’est certainement celui de « vacances » ; les plus petits d’entre vous le connaissent ; les plus grands, ceux qui songent déjà aux terribles examens de fin d’études, le voient revenir chaque année avec une joie profonde. C’est que le fabuliste l’a dit : « l’arc ne peut toujours être tendu », et il faut donner à l’esprit comme au corps sa détente et son repos.

Or il n’est pas d’adolescent qui apprécie la douceur de ce mot plus que le Saint-Cyrien sortant de l’École. Ces trois mois qui s’écoulent entre son dernier examen et son entrée au régiment, ce sont ses dernières vacances ; après elles, il n’aura plus que des « congés » ou des « permissions ».

C’est peut-être l’époque la plus heureuse de sa vie ; pour la première fois, il se sent libre ; plus de règlement ni de consignes ; plus de tâche obligée ; plus de soucis d’examen ; plus d’autorisations à demander ; plus de comptes à rendre. L’avenir, il le voit tout en rose, et, en effet, ne s’ouvre-t-il pas brillant, sans entraves, devant lui ? Aussi le jeune homme est-il, à cette heure heureuse entre toutes, comme l’oiseau qui s’échappe du nid pour la première fois : grisé de lumière et se sentant des ailes, il reste là, perché au bord de ce nid, et avant de s’élancer dans l’espace, il chante au soleil.

Dans quelques semaines il sera appelé à faire œuvre d’homme ; en attendant, il s’éveille à cette vie nouvelle avec les illusions et les espérances de ses vingt ans. Tout lui sourit ; il ne doute de rien : de la carrière qu’il a choisie, il ne voit que le côté brillant. Un auteur que vous lirez, Alfred de Vigny, a écrit des pages superbes sur les « grandeurs » et les « servitudes » militaires ; le jeune officier qui les parcourt ne voit que les « grandeurs » et ne rêve que gloire ; plus tard, en ayant connu les « servitudes », il ne se reportera jamais sans émotion vers cette heure fugitive de sa jeunesse ; et si un jour, Saint-Cyriens vous aussi, mes enfants, vous voyez le regard d’un vieil officier se reposer sur vous, rêveur et attendri, soyez sûr qu’il est pénétré de cette émotion, et qu’il donnerait volontiers ses galons et ses croix en échange de votre triomphante jeunesse et de votre foi dans l’avenir.

Mais si Georges Cardignac ressentait, comme tous ses camarades, le bonheur d’en avoir fini avec la vie d’écolier, il avait une maturité de caractère qui l’éloignait des distractions frivoles. Les souvenirs de la guerre de 1870 l’avaient trempé, et en imprimant à son jeune visage un caractère de virilité et de sérieux tout particulier, ils avaient déposé dans sa jeune âme l’ardent désir de la revanche française et l’indomptable foi dans le relèvement de la patrie.

Aussi, après les premières semaines passées auprès de sa mère, s’ouvrit-il à elle d’un projet qu’il avait formé. Coûte que coûte, il voulait revoir Saint-Privat et revivre, dans une sorte de pèlerinage sacré, les mortelles heures qu’il avait passées avec le vieux Mahurec, à la recherche de son père. Certes il n’espérait pas, sans guide et sans renseignements, découvrir, au milieu de toutes les croix éparses sur l’immense champ de bataille, celle qui recouvrait les restes du colonel Cardignac ; mais là-bas il se sentirait plus près de lui. Il avait comme une mystérieuse intuition que l’âme de son père planait au-dessus du funèbre ossuaire, et se révèlerait à la sienne, comme le fantôme du roi de Danemark se montra, dit la légende, à son fils Hamlet dans le château d’Elseneur.

Mais Pierre Bertigny coupa court du premier coup au projet de voyage de Georges.

— Passe encore pour aller en Allemagne visiter les bords du Rhin ou de la Sprée, dit-il, mais aller en Alsace-Lorraine, aujourd’hui, c’est chose impossible : le gouvernement allemand vient d’établir un régime des plus rigoureux pour empêcher la circulation des provinces annexées en France et réciproquement ; il faut des passe-ports strictement en règle, c’est-à-dire visés


Visite à la frontière.

par l’ambassade d’Allemagne, à Paris ; or cette ambassade refuse impitoyablement

ce visa à tout officier français.

— Mais pourquoi cela ?

— Pourquoi ? parce que, depuis six ans, la germanisation de l’Alsace-Lorraine n’a pas fait un pas, que nos frères de là-bas conservent l’espérance tenace d’une délivrance prochaine, et que Bismarck, en appelant parmi eux, pour les noyer dans leur masse, tous les immigrés allemands qu’il peut racoler de l’autre côté du Rhin, veut empêcher d’autre part tout contact avec les Français qui pourraient leur parler d’espoir.

— Et si j’y allais sans permission, sous un autre nom, avec un passeport étranger ?

— Impossible encore ; dès la traversée de la frontière, tu serais « filé », ta photographie prise, et envoyée à l’agence d’espionnage allemande de Paris, d’où elle reviendrait aussitôt avec tes nom, prénoms et qualités ; trois jours après ton passage à Avricourt, tu serais arrêté, et, comme officier, envoyé dans une forteresse à Custrin ou à Mayence.

— C’est un peu fort tout de même !

— C’est le sort des vaincus, mon pauvre Georges, il faut s’y faire : c’est dur tout de même pour une nation qui n’y est pas habituée…

— Mais qui est-ce qui empêche la France de leur rendre la pareille ?

— Que veux-tu dire ?

— Pourquoi ne ferme-t-on pas aussi notre frontière aux officiers allemands ? car on ne leur dit rien à eux.

— Rien du tout, tu as raison. Les commissaires de surveillance allemands des gares frontières ont des albums contenant toutes les photographies des officiers de notre sixième corps, et aucun de ces derniers ne passerait la ligne de démarcation sans être reconnu et arrêté ; en revanche, les officiers allemands de Metz, et Dieu sait s’il y en a, viennent quotidiennement se promener à Verdun, s’amuser à Nancy ; on les reconnaît aisément, on les connaît même ; on les laisse aller et venir pourtant. Que veux-tu ? c’est comme cela !…

— Mais pourquoi, pourquoi ?

— Encore une fois, mon pauvre enfant, parce que nous sommes des vaincus : c’est la loi humaine !

— Oh ! fit Georges, les poings serrés.

— Allons, reprit doucement le lieutenant-colonel Bertigny. Je vois que tu as besoin d’une détente ; tu es un peu comme le jeune chevalier de notre vieille France qui, à la veille de recevoir l’accolade et l’épée, passait la nuit dans la prière et le recueillement. Ce pèlerinage sur les grands champs de bataille de 70, c’était ta veillée des armes à toi. Eh bien ! calme-toi, je vais t’indiquer le moyen de le faire sans risques, et tu verras quelles impressions fortes et grandioses tu en rapporteras.

— Que voulez-vous dire ?

— As-tu entendu parler de la cérémonie qui chaque année, au 16 août, se célèbre à Mars-la-Tour ?

— Non.

— Tu sais que ce jour-là fut une victoire pour nous, une victoire aussi funeste qu’une défaite, parce que l’inertie d’un chef indigne la rendit inféconde ; mais une victoire quand même parce que la bravoure des nôtres y resplendit comme aux plus beaux jours de nos guerres passées.

— Je le sais ; mon père arriva à Metz juste à temps pour prendre part à cette bataille de Rezonville.

— Eh bien, ce jour-là, Georges, la Lorraine annexée et la Lorraine française se donnent la main par-dessus la frontière. De Metz, de Nancy, de tous les villages de Meurthe-et-Moselle et de beaucoup plus loin même, accourent des foules émues, attristées de douloureux souvenirs, mais vibrantes d’enthousiasme. J’y suis allé, il y a deux ans ; un grand évêque y parlait dans le silence de vingt mille âmes recueillies, et j’ai pleuré, moi, qui ne pleure guère. Va là, mon Georges : c’est là que devraient aller chaque année les oublieux et les sceptiques ; mais c’est là aussi que doivent se retrouver les croyants !


Quelques jours après, Georges Cardignac débarquait à la petite station de Mars-la-Tour. Il arborait pour la première fois sa tenue d’officier.

La première figure qu’il aperçut sur le quai, fut celle de son camarade Zahner, son futur camarade du 1er régiment d’infanterie de marine. Il arrivait de Nancy avec un autre Saint-Cyrien, également de leur promotion, le grand Rollet, de Thiaucourt, un gai compagnon dont toute l’ambition était une place dans un régiment de l’Est, fût-il dans un des forts de la Meuse.

Les trois jeunes gens se serrèrent la main avec effusion.

— Quelle heureuse chance de nous trouver ainsi sans nous être entendus ! fit Georges.

— Il me semble que je respire mieux ici, dit Zahner. Vois toutes ces femmes avec le large nœud alsacien : ne croirait-on pas être dans un coin de notre Alsace ?

— C’est pour cela que je suis venu, moi, dit le grand Rollet… On peut être sûr de me revoir ici tous les ans jusqu’à ma retraite.

— À ta retraite, dit Georges, il y aura longtemps que le service funèbre d’aujourd’hui sera célébré à Strasbourg !

— Dieu t’entende ! s’écria Zahner ; je consens, si tu dis vrai, à y venir à pied de la Nouvelle-Calédonie !

— Quelle foule ! observa le grand Rollet, quand ils furent dans la grande rue…

En effet plusieurs milliers de braves gens se pressaient autour de la modeste église où allait avoir lieu la cérémonie funèbre : généraux et officiers de tous grades, en uniforme, l’air grave et recueilli ; paysans et ouvriers aux mains fortes et au cœur chaud ; vieillards qui avaient vu et enfants qui avaient appris ; vétérans qui avaient combattu et soldats qui s’instruisaient pour combattre ; mères en deuil venant prier sur des tombes, jeunes filles insouciantes ou songeuses, tous portaient en eux le culte des mêmes souvenirs et des mêmes douleurs.

Avec quelle émotion Georges entendit la parole de l’évêque de Nancy retraçant le tableau de la funèbre journée du 16, et jetant aux échos de la frontière le cri de « Haut les cœurs ! ». Il faut pour la comprendre, cette émotion, mes enfants, l’avoir ressentie soi-même, et j’avoue que jamais homme ne m’est apparu plus grand, plus près de sa divine origine, que Mgr Turinaz, l’évêque-soldat de Nancy et Toul, jetant aux échos de la frontière la protestation des annexés.

Ah ! je comprends que les Allemands ne l’aiment pas, ce grand prélat, car il entretient dans le cœur des populations lorraines, avec la religion du Christ, celle de la Patrie. Puisse-t-il longtemps encore, en élevant l’âme des foules vers le Dieu des Armées, réveiller les énergies affaissées et rappeler au vainqueur l’immanente justice !

Mais cette forte impression devait se doubler pour Georges d’un inoubliable souvenir.

Désireux de réaliser un vœu concerté avec sa mère, Georges, après la cérémonie funèbre et la visite au monument, simple colonne de marbre, remplacée depuis par un bronze admirable, Georges, disons-nous, se dirigea vers le presbytère.

Le curé de Mars-la-Tour, l’abbé Faller, un véritable curé de frontière, dont le nom est inséparable de ce touchant anniversaire, conversait avec un homme à la moustache rude, aux cheveux blancs, sanglé dans une redingote ornée d’un ruban rouge. En voyant s’avancer vers lui les trois Saint-Cyriens, il vint au-devant d’eux :

— M. le commandant Marin,… dit-il en présentant les jeunes gens à son interlocuteur.

— Monsieur le curé, dit Georges en s’inclinant, me permettez-vous une requête ?

— Certes, fit le prêtre.

Et notre ami, se nommant, exposa que sa mère et lui désiraient voir, dans l’église de Mars-la-Tour, une plaque de marbre portant le nom du colonel Cardignac, avec la date de sa mort, 18 août 1870, et le lieu où il était tombé : Saint-Privat.

Le curé de Mars-la-Tour n’eut pas le temps de répondre. Comme un écho, le vieux commandant venait de répéter les deux noms :

— Le colonel Cardignac ! Saint-Privat !… Et s’élançant vers notre ami :

— Seriez-vous son fils ? demanda-t-il, avec toutes les apparences de la plus vive émotion.

— Oui, mon commandant,

— Alors, reprit le vieil officier, vous vous appelez Georges et Madame votre mère a pour prénom Valentine ?…

— C’est exact, mon commandant, répondit Georges avec un tremblement dans la voix ; auriez-vous connu particulièrement mon pauvre père ?

— Il était mon colonel au 6e Corps, répondit le vieil officier, et je commandais, sous ses ordres, deux batteries réduites à cinq pièces. Oui, reprit-il d’une voix grave, je l’ai connu aussi intimement qu’on peut connaître un homme, car je l’ai vu mourir.

— Oh ! mon commandant !… fit Georges, devenu soudain d’une pâleur de cire.

— Et si je connais les deux noms que je vous citais tout à l’heure, c’est que j’ai entendu sa bouche les prononcer, quelques minutes avant de se fermer pour toujours.

— Vous avez vu mourir mon père ? reprit Georges d’une voix tremblante.

— Oui, mon enfant, et je m’aperçois maintenant combien vous lui ressemblez ; même loyauté dans le regard, même expression volontaire dans le pli de la bouche. Je n’ai connu votre père que deux jours, car il vint prendre son commandement le 17, la veille de la grande bataille ; mais ces deux jours valent des années dans mes souvenirs, et jamais je n’oublierai son intrépidité devant le danger et le calme avec lequel il reçut le coup mortel.

Il y eut un silence. Georges pleurait à chaudes larmes et ses deux camarades étaient presque aussi troublés que lui.

Ce fut avec une religieuse attention qu’il entendit le récit détaillé de la dernière phase de la bataille où son père avait succombé. Il revit le tableau que lui avait jadis fait Mahurec, le vieux maréchal des logis d’artillerie : les masses prussiennes débordant de partout, en face, à droite, en arrière ; un ouragan de fer s’abattant sur les batteries démontées ; le colonel ne quittant qu’à regret ses pièces hors d’état de faire feu, et recevant une balle en plein cœur, avant d’avoir songé à suivre le mouvement de recul de la ligne.

— C’était un homme ! conclut le vieil officier, et je crois qu’on peut dire : « Tel père, tel fils », car vous n’avez pu gagner cette médaille que pendant la guerre et vous deviez être bien jeune alors. Mais il eût semblé égoïste à Georges de parler de lui-même en un pareil moment, et du reste sa pensée était ailleurs.

— Allons visiter les tombes, dit le commandant Marin…

Tous quatre partirent dans la direction du plateau d’Iron. Retiré à Mars-la-Tour depuis six ans, car il avait pris sa retraite au lendemain de la guerre, le vieil officier connaissait les moindres replis du champ de bataille. Il fit aux jeunes Saint-Cyriens le récit de la journée du 16, et jamais leçon ne fut écoutée avec plus d’attention ; quelle carte eût pu remplacer ce terrain de la lutte qui se développait sous leurs yeux, et quel professeur eût égalé cet ancien combattant de Rezonville, qui, depuis plusieurs années, étudiait ce sol, sacré pour lui, le livre de ses souvenirs à la main !

La matinée se passa ainsi, et, suivant l’usage, les Lorrains restés Français reconduisirent, jusqu’au poteau-frontière, les annexés venus de la Lorraine allemande. — Il y eut là de chaudes étreintes sous l’œil des gendarmes allemands, impassibles de l’autre côté de la ligne fictive qui séparait les deux pays.

Le commandant Marin et les trois jeunes gens n’avaient pas manqué, leur visite aux tombes terminée, de suivre le cortège des partants, et quand ils furent près du poteau, le vieillard, sans dire un mot, regarda Georges et tendit le bras vers le Nord-Est.

— Saint-Privat n’est pas loin ? demanda à voix basse le fils du colonel Cardignac.

— Quinze kilomètres à peine, mon enfant !

À quatre heures, la petite commune de Mars-la-Tour avait repris sa physionomie habituelle ; les pèlerins du 16 août étaient partis, se donnant rendez-vous à l’année suivante ; mais l’un d’eux était resté : c’était Georges, et nul n’eût pu le reconnaître, lorsqu’il monta auprès du commandant Marin dans une petite voiture à deux places, attelée d’un vigoureux cheval. Il avait changé sa tenue de Saint-Cyrien contre un costume civil trouvé dans le village : quant au vieillard, il avait enlevé son ruban rouge.

Ils franchirent sans encombre la frontière, où, de garde jusqu’au soir, les trois gendarmes allemands, las d’observer, ne les dévisagèrent point et ne leur demandèrent aucun papier, les prenant pour des annexés qui rentraient chez eux.

À Gravelotte, la voiture quitta la grande route de Metz, et, tournant à gauche, s’engagea sur le chemin de Verneville et d’Amanvilliers. De temps en temps, le commandant montrait un point, et, de loin en loin, donnait quelques explications brèves, jetant un nom. Silencieux, la gorge serrée, Georges écoutait.

À sept heures et demie, tous deux descendaient de voiture à l’entrée d’un sentier, laissant le cheval à la garde d’un paysan.

La nuit tombait ; au fond, sur la gauche, des lumières s’allumaient, et Georges se rappela : c’était Sainte-Marie-aux-Chênes. Alors qu’il suivait l’ambulance, le lendemain de la bataille, l’abbé d’Ormesson lui avait raconté l’héroïque défense du 94e, enfermé dans le village avec le colonel de Geslin ; plus à gauche, c’était Saint-Ail d’où étaient partis les régiments ReineAugusta et Empereur-François, pour l’assaut de Saint-Privat : mais au milieu des champs un monument surgit, une tour entourée d’aigles et surmontée d’une hampe de drapeau : c’était le monument de la Garde, élevé par le vieil Empereur allemand à ses soldats morts, car là s’était creusé leur tombeau. Arrivé au pied d’un mamelon, le vétéran s’arrêta, regarda autour de lui, s’orienta.

— La batterie était ici, dit-il,… et au bout de quelques instants, il ajouta :

— Le colonel était là pendant l’action.

Il fit quelques pas sur la droite, monta vers la crête, s’arrêta encore. Georges haletant le suivait.

Près de la crête, le vieil officier s’arrêta, fit face à Roncourt, dont le clocher s’estompait dans le crépuscule, et dit :

C’est là qu’il est tombé !

Georges fléchit le genou au milieu des blés, s’inclina, et son front toucha le sol, ce sol jadis trempé de tant de sang, aujourd’hui recouvert de la parure luxuriante des moissons, semé de bleuets et de marguerites ; un sanglot souleva sa poitrine, et, la tête dans ses mains, il se mit à prier.


Le lendemain soir, Georges rentrait à Versailles, les traits si fatigués que sa mère en fut effrayée. Avec quelle ferveur elle le serra contre elle lorsqu’il lui eut raconté son douloureux pèlerinage !

Elle songeait d’ailleurs avec effroi que, dans quelques mois, elle allait se retrouver seule, et que ces derniers mois de vacances étaient la préface d’un long abandon. Elle s’effrayait surtout à la pensée que son Georges allait traverser les mers, s’enfoncer dans des contrées sauvages, risquer d’affreuses morts, et elle se reprochait de l’avoir laissé choisir cette arme, sans cesse sur la brèche, qu’est l’infanterie de marine.

Mais Georges, par ses récits et ses enthousiasmes, endormait ses frayeurs : il lui parlait de ses rêves d’avenir, en lui représentant comme large, facile et colorée cette existence coloniale dont il devait connaître bientôt les dures épreuves.

— Qui sait, mère ? disait-il tendrement, peut-être un jour viendras-tu me rejoindre quelque part, au Sénégal ou en Cochinchine ; il y a là-bas de si beaux pays, des terres si fécondes, une si luxuriante végétation !… Que dirais-tu si, un beau matin, je me faisais colon dans un domaine grand comme un département français ! La terre est pour rien, sais-tu, dans ces pays neufs ! Tu ne me répéterais pas si souvent que notre fortune baisse… Qui sait ?… C’est peut-être le moyen de la relever.

Mme Cardignac écoutait tristement et son anxiété redoublait, car Georges disait vrai ; elle voyait sa fortune diminuer d’année en année, et sentait approcher le moment où, sa dot ayant disparu, elle serait réduite à sa pension de veuve.

C’est qu’après la guerre, la France, impatiente de se reconstituer une armée et de boucher la trouée d’invasion qui s’ouvrait à son flanc dégarni, avait consacré toutes ses ressources à ses troupes de terre.

Elle avait donc négligé sa marine, qui, en 1870, n’avait pu opérer aucun débarquement sur les côtes allemandes à cause de la faible profondeur des eaux de la Baltique, et qui, par suite, apparaissait à tous comme un élément de défense secondaire.

Combien on est revenu aujourd’hui de cette grave erreur !

Or il doit vous souvenir, mes enfants, que l’oncle de Valentine, M. Normand, avait édifié sa fortune en construisant des bâtiments pour la flotte de guerre : n’ayant plus de commandes de l’État, il vit ses ateliers se fermer ; son matériel inutilisé se perdit ; ses capitaux fondirent à vue d’œil. Vous comprenez, donc sans peine que la dot de Valentine, placée tout entière dans la maison Normand, périclita en même temps que diminuaient les travaux confiés à cette patriotique maison.

Mme Cardignac ne laissait pas d’en souffrir ; non pour elle-même, car elle menait une vie simple et n’avait aucun goût dispendieux ; mais elle avait espéré aider son Georges, améliorer sa solde et voilà que bientôt ses propres ressources allaient devenir insuffisantes pour elle seule.

Le fils du colonel en avait pris gaiement son parti.

— C’est moi qui t’aiderai, mère, disait-il souvent ; mais en France, vois-tu, je ne l’aurais jamais pu : un sous-lieutenant a pour solde mensuelle cent quatre-vingt-neuf francs ; il paraît que là-dessus, quand il a payé sa chambre et sa pension, son ordonnance et son blanchissage, il peut disposer au maximum de deux francs cinquante par mois pour ses menus plaisirs. Mais aux colonies et surtout en colonne, ce chiffre est triplé : je te ferai une délégation : tu pourras toucher la moitié de ma solde.

— Il ne manquerait plus que cela ; jamais de la vie !…

Par bonheur, l’État vint en aide à Georges, lorsqu’il s’agit pour lui de se constituer un trousseau et de payer ses premiers uniformes. Une première mise de huit cents francs lui fut accordée, avec laquelle il se monta. D’ailleurs, ce qu’il savait déjà, par ouï-dire, de la vie coloniale, c’est que le marsouin ne devait jamais être embarrassé par le superflu, et qu’il ne devait avoir aux colonies qu’une cantine pour tout bagage.

Or une cantine, c’est une petite malle qu’on peut à peine refermer lorsqu’on y a mis une deuxième tenue, trois chemises, un peu de linge, une demi-douzaine de règlements, une paire de bottines et quelques objets de toilette.


Le petit Andrit en sous-lieutenant de la Légion.

La veille de son départ, Georges passa la journée en famille avec le petit Andrit qui, à sa

prière, était venu vingt-quatre heures au Havre. Les deux amis allaient en effet rejoindre deux garnisons très éloignées l’une de l’autre, et quand se reverraient-ils ?

Andrit portait avec crânerie la tunique du légionnaire, au galon double trèfle montant très haut, et le pantalon rouge aux larges plis appelé « flottard », commun à toutes les troupes d’Afrique.

Madame Cardignac ne savait, de la légion étrangère, qu’une chose : c’est que ce corps, toujours stationné en Algérie, était composé, comme son nom l’indique d’ailleurs, d’Allemands, d’Italiens, d’Espagnols et en général de déserteurs et d’aventuriers de toutes les nations. Son étonnement avait donc été grand en voyant le petit Andrit, avec son apparence juvénile et son sourire qui semblait exclure la sévérité, faire choix d’un régiment où il aurait sous ses ordres des gens sans aveu, des forbans de toutes races, des hommes faits, dont le passé était une énigme et le présent une rancune contre toute autorité.

Elle ne put s’empêcher de le lui manifester, lorsque, le soir, tous trois — car Zahner était arrivé de Paris le matin même — accompagnèrent, au rapide de Marseille, le petit sous-lieutenant de la légion.

— Quel étrange régiment, dit-elle, et comment si jeune, osez-vous vous aventurer au milieu de ces cerveaux brûlés ?

— Oh ! s’écria Zahner, vous ne connaissez pas Andrit, madame ; il est plus vieux que son âge : il fallait le voir à Saint-Cyr, comme sergent-major, faisant marcher la compagnie : il se fera obéir à Bel-Abbès, j’en suis sûr, et d’ailleurs, avec les légionnaires, ce n’est pas la force brutale et le régime des punitions qui « prennent » le mieux. Je connais Andrit, il saura se faire comprendre d’eux, sans crier, sans punir, par des moyens à lui.

Et puis, depuis 1870, savez-vous, Madame, que la légion possède un noyau de soldats qu’elle n’avait pas avant ; un noyau de soldats incomparables ?

— Lesquels donc ?

— Les Alsaciens-Lorrains. Ceux de mes frères annexés qui ne veulent pas coiffer le casque à pointe et n’ont trouvé que ce moyen de servir leur ancienne patrie, vont là.

— C’est vrai ; ceux-là au moins ont les sentiments et les idées de tout le monde ; mais les autres ?

— Les autres, interrompit Andrit, savez-vous, madame, comment je les vois d’ici sans les connaître, ces soldats qu’on se figure indisciplinés et difficiles à commander ? À part quelques misérables exceptions, aventuriers à qui, seuls, imposent la force brutale et le régime des punitions, je crois qu’il y a parmi eux bien des meurtris et des désabusés ; et ces parias de la vie, renfermés dans le secret de leur misère, doivent avoir besoin, comme tout homme, de s’attacher et d’aimer. Il me semble qu’il doit être simple de trouver le chemin de leur cœur et d’en faire sortir des trésors de dévouement. J’ai lu leur Historique avant de partir. Quoi de plus grandiose que le combat de Camaron qu’ils soutinrent, soixante contre deux mille et où tous tombèrent ? S’ils sont capables d’un pareil héroïsme, c’est que ces dévoyés, jetés hors de la vie sociale, ont encore le culte de ce qui est grand ; car quoi de plus grand que le sacrifice de soi-même ? aussi je les aime d’avance et je veux être non seulement le chef, mais l’ami et le confident de ceux que le hasard me donnera à commander.

— Bravo ! Andrit, s’écria Zahner, je te reconnais bien là, et je connais plus d’un Alsacien attendant, pour s’engager à la légion, l’appel de l’autorité allemande ; je te les enverrai.

— C’est bien ainsi que, moi aussi, je comprends notre rôle d’officier, appuya Georges ; et, quand je serai aux colonies, je veux que les « marsouins » de ma section se regardent comme les enfants d’une famille dont je serai le père.

Combien tous deux avaient raison, mes enfants, de comprendre ainsi leur devoir de chef ! Quelles profondes satisfactions donne à l’officier l’affection de ces rudes natures, et quel fidèle souvenir garde au cœur, pour le restant de sa vie, le chef qui les a vus tomber, obscurs et silencieux, dans les rizières du Tonkin ou la brousse du Continent noir !

Écoutez plutôt quelques-unes des strophes adressées à ses hommes qui sont morts par le vicomte Borelli, cet admirable poète, qui était en même temps capitaine à la légion étrangère, et qui fut cité à l’ordre, après le siège de Tuyen-Quan. Je suis sûr que vous voudrez lire l’ode entière, quand vous connaîtrez le morceau suivant, dont chaque vers, disait Alexandre Dumas, fait venir les larmes aux yeux :


À MES HOMMES QUI SONT MORTS


Mes compagnons, c’est moi, mes bonnes gens de guerre,
C’est votre chef d’hier, qui vient parler ici
De ce qu’on ne sait pas ou que l’on ne sait guère.
Mes morts, je vous salue et je vous dis : Merci !

Dormez dans la grandeur de votre sacrifice.
Dormez ! que nul regret ne vienne vous hanter ;
Dormez dans cette paix large et libératrice
Où ma pensée en deuil ira vous visiter !

D’ici, je vous revois, rangés à fleur de terre,
Dans la fosse hâtive où je vous ai laissés ;
Rigides, revêtus de vos habits de guerre,
En d’étranges linceuls, faits de roseaux tressés.
 
Les survivants ont dit, et j’ai servi de prêtre,
L’adieu du camarade à votre corps meurtri.
Certain geste fut fait bien gauchement peut-être ;
Pourtant je ne crois pas que personne en ait ri !
 
Mais Quelqu’un vous prenait dans sa gloire étoilée
Et vous montrait en haut ceux qui priaient en bas,
Quand je disais pour tous d’une voix étranglée
Le Pater et l’Ave que tous ne savaient pas !

Compagnons, j’ai voulu vous parler de ces choses
Et dire en quatre mots pourquoi je vous aimais :
Lorsque l’oubli se creuse au long des tombes closes,
Je veillerai du moins et n’oublierai jamais.

Si parfois dans la jungle où le tigre vous frôle,
Et que n’ébranle plus le recul du canon,
Il vous semble qu’un doigt se pose à votre épaule,
Si vous croyez entendre appeler votre nom,

Soldats, qui reposez sur la terre lointaine,
Et dont le sang donné me laisse des remords,
Dites-vous simplement : « C’est notre capitaine
Qui se souvient de nous — et qui compte ses morts ! »


Ce fut le lendemain de Noël 1877 que, bien pris dans sa tunique serrée à la taille, l’air ouvert et décidé, le sabre au côté, Georges embrassa sa mère, son cousin Pierre et Margarita, et, avec Yvan Mohiloff, monta dans le train de Cherbourg. Malgré l’amertume de la séparation, il était rayonnant, et, à peine seul dans son compartiment, il tira de son portefeuille, pour la relire, la lettre qu’il avait reçue quelques jours auparavant de son colonel, en réponse à celle qu’il lui avait écrite pour se mettre à sa disposition.

« Venez, lui disait son nouveau chef ; je connais vos notes par le feuillet signalétique qui vient de m’arriver de Saint-Cyr, et je suis fier de vous recevoir dans mon régiment. Vous appartenez à une famille de braves : j’ai connu votre oncle à Sébastopol ; je sais la mort héroïque de votre père à Saint-Privat. Vous avez montré bien jeune encore ce que le patriotisme peut mettre de virilité et de courage dans une âme d’enfant. Venez, vous serez bien reçu dans votre nouvelle famille, et Dieu protégera toujours une carrière si glorieusement commencée. »

Georges connaissait de réputation son nouveau chef.

Le colonel Mangin, dont le nom a été porté si dignement dans l’infanterie de marine, avait guerroyé sous toutes les latitudes. C’était un vrai chef de marsouins ; dur à lui-même et aux autres ; d’une énergie farouche, lorsque de sa décision pouvait dépendre le sort d’une colonne, il se montrait paternel et indulgent surtout aux jeunes gens, lorsque, au retour des colonies, il reprenait, dans un port de mer, le commandement d’un régiment.

Une heureuse surprise attendait Georges à son arrivée à Cherbourg. Dans la gare, un sergent d’infanterie de marine qui semblait l’attendre, se précipita vers lui à sa descente de vagon, et, s’arrêtant court comme s’il eût résisté au désir de se jeter dans ses bras, se raidit soudain dans un salut militaire d’une correction parfaite.

— Pépin ! s’écria l’officier. Toi, ici ! Ah ! par exemple ! quel bonheur !

Les traits du Parisien — car c’était bien lui — se détendirent.

— Bon sang ! fit-il en bredouillant d’émotion, j’avais peur que tu ne… que vous ne me reconnaissiez pas, mon lieutenant.

— Ne pas te reconnaître, s’écria vivement Georges Cardignac, quand on a vu tout ce que nous avons vu ensemble, ce n’est pas possible !

Et se tournant vers Zahner :

— Je te présente, lui dit-il, le plus brave garçon que je connaisse, « mon parrain de guerre » comme je l’ai appelé jadis, car c’est lui qui m’a donné le baptême du feu. Figure-toi que, le 1er septembre 1870, la veille de Bazeilles, pour faire connaissance avec moi, il m’a envoyé à bout portant un coup de fusil dont j’ai senti le vent il me semble encore y être. Quelle nuit, dis, Pépin ?

— Pour ça, oui, mon lieutenant : mais quelle veine d’avoir été maladroit ce soir-là ! Quand je pense que j’aurais pu tuer un bel officier comme vous !

— Dis-donc, Parasol, interrompit Cardignac employant à dessein le sobriquet sous lequel était jadis connu le Parisien, est-ce que tu vas bientôt finir de me « vouvoyer » comme cela et de me donner du « mon lieutenant » à chaque phrase ? Tu ne te rappelles donc plus que je t’ai prié autrefois de me tutoyer en camarade ?


Pépin ! s’écria Georges, oh ! par exemple !

— Si je m’en souviens ? Comme d’hier ! Ah ! mon lieutenant, vous n’étiez pas fier et vous nous avez mis tout de suite à notre aise ; mais pour recommencer à vous tutoyer aujourd’hui ! non, mille fois non !… Ça m’écorcherait la bouche, voyez-vous !… À Bazeilles, passe encore… vous étiez un enfant, vous arriviez à la compagnie, ne sachant rien du métier : j’étais votre ancien… je pouvais y aller carrément. Aujourd’hui, ce n’est plus la même chose ; vous voilà officier, mon officier même ; car, au rapport hier, le colonel, annonçant votre arrivée, vous a placé à la 14e compagnie : c’est la mienne. Or vous pensez bien que, si les hommes entendaient un sergent tutoyer leur officier, ça serait raide. Et puis d’abord, voyez-vous, il y a une raison meilleure que tout cela : je ne pourrais point !…

— Comme tu voudras, mon brave Parasol ; je te comprends un peu ; mais tu ne m’en voudras pas, à moi, de reprendre avec toi le tutoiement d’autrefois.

— Vous en vouloir, s’écria le brave garçon… je serai bien trop content !

— Alors, te voilà sergent ; tu t’es donc décidé à poursuivre « tes études », comme tu disais en blaguant de si bon cœur, et tu as fini par apprendre à lire ?

— Il l’a bien fallu. Depuis que nous ne nous sommes vus, j’ai été refaire un tour en Cochinchine d’abord et après au Sénégal ; chez les « jaunes », j’ai eu la chance d’être cité à l’ordre pour une petite affaire à Tourane ; alors mon capitaine m’a dit : « Je vais te coller un instructeur pour t’apprendre à lire, et si, dans un mois, tu ne lis pas d’une traite un article de journal, je te renvoie au dépôt avec les mulets… Je veux que tu deviennes gradé… Tu entends, je le veux… » Et comme il ne badinait pas, le capitaine Cassaigne, j’ai appris…

— Le capitaine Cassaigne ! s’écria Georges : notre lieutenant de Bazeilles ?

— Lui-même.

— Je le croyais tué à la dernière trouée que nous avons faite sur la route de Balan.

— Moi aussi : il n’était plus avec nous quand nous nous sommes comptés ; mais les hommes comme lui, c’est blindé ; avec deux balles et trois coups de baïonnette, il s’en est tiré, et, après la guerre, nous l’avons vu revenir à la compagnie avec un galon de plus.

— Et c’est à sa compagnie que je vais être ?

— Dame, oui, à la mienne ; que même il vous attend et avait l’air joliment content quand il a su votre nomination au rapport. Je ne serais pas étonné, voyez-vous, que ce soit lui qui ait demandé au colonel à vous avoir.

Alors moi, je lui ai dit :

— Mon capitaine, je ferai tous les trains de la journée, de demain et d’après-demain, s’il le faut, mais faut que ça soit moi qui vous l’amène !

— Alors, tu as monté la garde à la gare ?

— Depuis hier ; oui mon lieutenant, et y a pas plus content que moi, puisque vous voilà.

— Ah ! mon brave Parasol, quelle bonne surprise ; mais dis-moi… et les colonies, quand y partons-nous ?

— Oh ! bientôt, mon lieutenant, je crois bien, car il paraît qu’il y a du déchet dans les cadres. D’habitude, on part au bout de deux ans ; dix-huit mois ; mais maintenant je ne serais pas plus étonné que ça si nous filions dans un an.

— Tant mieux, s’écria Zahner : alors nous allons nous installer à Cherbourg en camp volant, car ce n’est pas pour moisir dans un port de guerre, dis, Cardignac, que nous avons demandé les marsouins.

— Et puis vous savez, mon lieutenant, interrompit Pépin qui avait repris toute sa loquacité, mais qui, en acquérant les galons d’or, avait perdu un peu de son argot faubourien, ça n’est pas drôle ici ; les marins nous regardent un peu comme des mécréants. Pour ces messieurs, un habitant du « plancher des vaches » c’est rien du tout. Les fantassins de l’armée de terre, eux, n’ont pas les mêmes raisons de se gober, et pourtant ça ne les empêche pas de penser la même chose… Alors notre vraie place, voyez-vous, c’est de l’autre côté de l’eau, au soleil, avec les moricauds et les Célestes, qui, eux, sont payés pour savoir que nous valons quelque chose.

Et peut-être le sergent Pépin eût-il plus longuement développé cette idée, d’ailleurs très vraie à l’époque où elle était exprimée, il y a vingt-deux ans, que l’infanterie de marine était une arme dépréciée, lorsqu’un sous-lieutenant du 1er régiment apparut à l’entrée d’une salle d’attente, et, apercevant les nouveaux venus, se dirigea vers eux.

C’était Bertin, l’ancien de Georges et de Zahner, qui venait, suivant en cela les constantes traditions de Saint-Cyr, « piloter » ses deux recrues à leur arrivée au régiment.


Le colonel serra vigoureusement la main du sous-lieutenant.

Grâce à lui, les deux amis allaient trouver singulièrement facilitées les premières démarches imposées aux nouveaux promus : présentation aux camarades, visites aux officiers et à leurs femmes, choix d’un logement. L’ancien que le hasard avait attribué à Georges et à Zahner était un « débrouillard » : toutes ces « corvées » allaient être menées rondement.

— À bientôt, Pépin ! dit Georges en serrant chaleureusement la main du sergent : je te verrai au quartier demain ; mais quand je serai installé, tu viendras me voir chez moi… et souvent.

— Ah ! pour sûr, mon lieutenant, si ça ne vous ennuie pas, nous recauserons d’autrefois et je vous amènerai mon mioche.

— Ton mioche ! tu es donc marié, toi ? Pourquoi ne le disais-tu pas ?

— Vous verrez ça, mon lieutenant ; c’est une surprise ! Mais Georges venait d’apercevoir Yvan Mohiloff, debout derrière lui, les valises à la main.

— Tiens, Pépin, reprit-il, rends-moi un service : occupe-toi de ce brave garçon : c’est un engagé qui entre au régiment. Demande au major, de ma part, de l’incorporer à la 14e avec moi : je tiens à ce qu’il ne me quitte pas.

— Entendu, mon lieutenant ; soyez tranquille, je m’en charge : je vais trouver le sergent-major, et il sera habillé et ficelé comme pas un d’ici à demain.

— Tu le feras mettre dans une escouade où on le laisse un peu tranquille et dont le caporal soit sérieux.

— N’ayez crainte, mon lieutenant : je vais le prendre dans ma section, et c’est moi-même qui le mettrai au port d’armes. Ne sera-t-il pas votre ordonnance plus tard ?

— Justement, il ne s’est engagé que pour cela.

— Diable, vous serez bien partagé ! il a l’air fort comme un taureau, ce gaillard-là. Ça fera un rude marsouin, quand je l’aurai débrouillé, et c’est précieux aux colonies, une ordonnance comme celui-là.

Laissant celui que l’on appelait toujours le « Petit Russe », et qui en réalité était un hercule râblé et musclé, aux soins de Parasol, Georges Cardignac rejoignit Zahner et son ancien.

L’accueil du colonel fut celui qu’avait fait présager sa lettre si affectueuse.

Le colonel Mangin était un petit homme nerveux, vif, tout d’une pièce, et qui secoua vigoureusement la main du jeune officier.

Mais ce fut surtout chez le capitaine Cassaigne que l’accueil fut chaud.

Georges faillit étouffer de l’accolade qu’il reçut, et il s’aperçut que cet officier, qui lui était apparu si calme pendant l’infernale tempête de Sedan, était au contraire, dans la vie privée, un cœur chaud, exubérant, plein d’en


Vous reconnaîtrez pour sous-lieutenant
M. Georges Cardignac, ici présent.

thousiasme et d’une faconde presque méridionale ; il avait d’ailleurs de qui

tenir, étant de Toulouse.

Georges comprit alors que, chez l’officier, les qualités de caractère et le calme est une des plus essentielles, puisqu’elle permet de mettre les autres en œuvre — les qualités de caractère, dis-je, s’acquièrent par une observation incessante de soi-même et une volonté tenace, le tout étayé par un profond sentiment du devoir.

Je vous le répète donc aujourd’hui encore, mes enfants : que ceux d’entre vous qui, rêvant d’entrer dans l’armée, craignent de n’y point posséder les qualités qui font le vrai chef, qui redoutent de s’y montrer timides, impressionnables, manquant d’à-propos et de coup d’œil, que ceux-là se rassurent, tout cela s’acquiert : il suffit de le vouloir.

Le capitaine Cassaigne raconta alors à Georges Cardignac comment, criblé de coups et laissé pour mort près de la briqueterie de Bazeilles, il avait été soigné par de braves gens de Balan, fait prisonnier chez eux par les Prussiens, et, dès qu’il avait été guéri, interné à Colberg, au fond de la Prusse.

Depuis la guerre, il avait fait un tour à la Nouvelle-Calédonie, un autre tour à la Martinique, mais ses préférences allaient vers le Sénégal.

— Si la France a quelque chose d’intéressant à faire, conclut-il, c’est par là, à cause de la possibilité pour elle de pénétrer jusqu’au Niger et de rejoindre ensuite cette colonie à notre Algérie. La Cochinchine, c’est trop loin. Aussi j’espère bien que mon prochain tour de départ sera pour rejoindre au Sénégal le capitaine Galliéni et le docteur Bayol, qui vont parcourir le Fouta-Djalon et avec qui je voudrais bien faire cette intéressante reconnaissance.

— Comment faire pour y partir avec vous, mon capitaine ?

— Vous y tenez ?

— Plus que je ne puis vous le dire ; moi aussi, le Sénégal, le Soudan, toute cette Afrique mystérieuse m’attirent, me fascinent, et je vous assure que je ne tiens nullement à faire ici le stage réglementaire d’un an ou deux ; plus tôt je serai aux colonies, plus tôt je serai content.

— Je suis d’autant plus satisfait de vous entendre parler ainsi, Cardignac, que vous pourrez ainsi partir avec moi. Soyez tranquille : j’arrangerai cela avec le colonel.

Les premiers jours, les deux jeunes officiers furent absorbés par leurs obligations vis-à-vis de leurs chefs et de leurs camarades. C’est ainsi que, dans le cours de la semaine qui suivit leur arrivée, ils furent reconnus devant leurs compagnies et reçus par le corps d’officiers de leur régiment.

C’est un grand jour dans la vie d’un officier, mes enfants, que celui où il reçoit ainsi, pour la première fois, l’investiture devant ses subordonnés, devant ses hommes. Il y a quelque chose de solennel dans cette présentation du jeune sous-lieutenant à sa compagnie, et le cœur de Georges battit à coups précipités lorsqu’il se trouva, au port du sabre, à la gauche de son commandant. Devant lui, cent cinquante soldats d’infanterie de marine, la 14e, sa compagnie, étaient alignés immobiles, baïonnette au canon, et au port d’armes ; un ban fut ouvert par les clairons.

— Sous-officiers, caporaux et soldats, proclama d’une voix grave le commandant, vous reconnaîtrez pour sous-lieutenant M. Georges Cardignac ici présent, et vous lui obéirez en tout ce qu’il vous commandera, pour le bien du service et l’exécution des règlements militaires !

Et se tournant vers Georges Cardignac, le chef de bataillon lui donna l’accolade.

De ce jour, l’autorité du jeune officier sur ses hommes était proclamée, effective ; mais il n’en devait user, vous l’avez vu par la phrase sacramentelle, que « pour le bien du service et l’exécution des règlements militaires. »

Tout officier devrait toujours avoir présente à l’esprit cette formule, concise et sacrée, qui, en affirmant le droit au commandement, sauvegarde en même temps le subordonné de l’abus de pouvoir ou de la fantaisie du chef.

Ce même soir, Georges et Zahner furent « reçus » par le corps d’officiers. C’est aussi une impression forte, que celle qu’emporte de cette solennité le débutant dans la vie militaire. Après le dîner à la pension, terminé par un toast du plus ancien lieutenant, président de table, à l’adresse des deux récipiendaires, Georges et Zahner trouvèrent, réunis au Cercle militaire, tous les officiers du 1er régiment d’infanterie de marine, présents à Cherbourg.

Le colonel Mangin fit asseoir Georges Cardignac à sa droite, Zahner à sa gauche, et la soirée commença au milieu des propos joyeux et des conversations bruyantes, coupées par la musique du régiment. La plupart des officiers qui étaient là avaient la poitrine constellée de décorations, souvenirs de leurs campagnes lointaines ; on sentait, dans la vaste salle, comme une atmosphère coloniale. Tous ces bronzés, ces basanés, avaient voyagé aux quatre coins du monde, et, au milieu d’eux, les deux jeunes sous-lieutenants, pâles, presque imberbes, offraient un contraste frappant. Combien de jeunes comme eux s’étaient assis avant eux à ces tables et avaient fondu là-bas au lourd soleil des tropiques ! Qui pouvait dire combien il avait fallu de victimes à la fièvre et aux balles, pour arriver à cette sélection d’officiers, capables de guerroyer sous tous les climats !

Lorsque le Champagne fut versé, le colonel, dans une chaude allocution, présenta les deux jeunes gens au corps d’officiers du 1er Régiment, porta leur santé, et, en leur honneur, but à la « camaraderie ».

— La camaraderie, dit-il, c’est notre force à nous autres ; c’est le ciment même qui assemble les éléments de ce puissant édifice qu’est l’Armée ; du petit au grand, soyons toujours bons camarades, mes enfants : c’est la camaraderie qui dissipe les petits ennuis de notre terre-à-terre en garnison, les crève-cœur, les impatiences journalières du métier ; c’est elle qui donne à nos hommes l’exemple de la solidarité et de la force dans l’union ; c’est elle surtout qui soutient le moral, dans les continents lointains, au milieu des maladies et des dangers. Les camarades ! mais ils sont la famille et la patrie du marsouin ! Mes jeunes camarades, soyez les bienvenus au milieu de nous !

Dès le lendemain, Georges et son ami, installés dans deux modestes chambres qu’ils avaient louées sur le même palier, dans les environs de la caserne du Val-de-Sair, entrèrent en fonctions, et Georges, pénétrant pour la première fois dans les chambres de ses hommes, fit la connaissance de « son peloton ».

Il faut avoir vécu de cette vie militaire, voyez-vous, mes enfants, pour comprendre tout ce que ce mot « mon peloton », dans la bouche d’un lieutenant ou sous-lieutenant amoureux du métier, comporte de sentiments complexes. Les soixante ou soixante-dix hommes qui constituent le peloton d’un officier sont « à lui » ; ils sont presque ses enfants ; il doit les connaître tous, non seulement par leurs noms, mais encore par leurs professions dans la vie civile ; par leurs aptitudes, par leur valeur au tir, à la marche, par les services qu’ils peuvent rendre à la collectivité ; il doit s’intéresser à tout ce qui leur arrive, joies ou deuils de famille, les conseiller quand ils s’engagent dans une mauvaise voie ou fréquentent de mauvais camarades ; les remonter quand ils sont fatigués ou découragés ; les aller voir à l’infirmerie ou à l’hôpital quand ils sont malades. Cette sollicitude, elle est de tous les instants ; les sceptiques qui prennent encore aujourd’hui le soldat pour une machine et ne s’occupent que d’exiger de lui des mouvements d’automate, retardent de trente ans. L’armée d’aujourd’hui n’est plus l’armée d’avant 1870, et le soldat français, incorporé par le service obligatoire, n’est plus le soldat de métier de jadis. Il faut en prendre son parti et le traiter en homme.

C’est dans ces principes que le colonel Cardignac avait élevé son fils, et Pierre Bertigny lui avait confirmé, par ses souvenirs personnels, que cette méthode d’éducation était la bonne ; il lui avait cité l’exemple des deux officiers de peloton qu’il avait eus en Crimée : l’un préférant ses chevaux à ses hommes, et abandonné par sa troupe à la bataille de l’Alma ; l’autre, adoré de son peloton, et voyant se rallier à lui, au milieu du danger, non seulement les siens, mais les chasseurs du peloton voisin.

C’était également dans ces idées, toutes nouvelles alors — car l’ancienne armée n’y était pas faite — que le capitaine Manitrez avait dressé ses Saint-Cyriens, et Georges se consacra entièrement à sa tâche, non seulement d’instructeur mais d’éducateur.

Il n’était pas depuis deux mois à la 14e compagnie, qu’il était adoré de tous ses hommes.

Il faut dire, pour être juste, que Pépin n’avait pas peu contribué à ce résultat ; d’abord en racontant les débuts du jeune officier comme marsouin dans « la Division bleue » de l’armée de Sedan, ensuite en le désignant à ses camarades et à ses hommes comme la perle des chefs.

Le brave Pépin avait répondu, sans tarder, à l’invitation que lui avait faite Georges Cardignac de venir le soir dans sa chambre : il était venu une première fois cérémonieusement, n’osant presque pas marcher sur le tapis pourtant bien défraîchi, s’asseyant sur le bord des fauteuils, ce qui formait un contraste comique avec son aplomb habituel ; mais la deuxième fois, il était entré d’un air mystérieux, avait refermé la porte, et à mi-voix :

— Mon lieutenant, dit-il, je vous ai dit l’autre jour que je vous conduirais mon mioche… si vous permettez.

— Mais certainement, tu aurais dû me l’amener l’autre jour : quand t’y décideras-tu ? Tu m’intrigues avec ce mioche-là.

— Il est là, derrière la porte, dit Pépin en souriant : je vais le chercher. Il est encore timide, mais je vous défie bien de le faire rougir…

— Qu’est-ce que tu me chantes-là ?

Et Georges laissait libre cours à maintes suppositions bizarres, quand ouvrant la porte, Pépin appela :

— Allons, Baba, viens !


Baba fit gauchement le salut militaire.

Et un petit nègre parut, un petit moricaud de huit à dix ans, à la peau d’un noir mat, aux oreilles larges, plates et débordantes, aux grands yeux étonnés :

— C’est cela, ton mioche ? s’écria Georges, au comble de l’étonnement.

Mais Baba, se redressant, venait de faire le salut militaire, un salut d’une gaucherie amusante ; après quoi il s’était serré contre Pépin, comme derrière un protecteur naturel.

Et il était vraiment d’un aspect réjouissant, dans son uniforme d’enfant de troupe, un uniforme de marsouin ajusté à sa taille, et auquel il ne manquait qu’une chose, les godillots !

Car Baba marchait pieds nus, et cette particularité le rendait plus comique encore.

Ce fut la remarque que fit aussitôt Georges Cardignac.

— Voyons, Pépin, tu aurais bien pu lui offrir une paire de souliers. Mais le sergent se récria :

— Impossible, mon lieutenant ; j’ai essayé, vous pensez bien. On me regarde comme un grigou de le laisser aller pieds nus par tous les temps ; mais c’est comme cela : il n’a jamais pu s’y faire. Et ça se comprend : voyez-vous ces pieds-là ? ils sont larges comme des raquettes, avec des doigts écartés comme s’il allait jouer aux osselets. Quand j’ai vu qu’il souffrait trop d’avoir les pattes emprisonnées dans ses godillots, je n’ai pas insisté. C’est encore heureux qu’il consente à s’habiller. Le voyez-vous tout nu dans les rues de Cherbourg ?

— D’où vient-il ?

— Oh ! c’est toute une histoire. Je vous ai dit qu’il y a deux ans, j’ai fait le Sénégal ; nous avons poussé une pointe du côté des Bambaras. Ils ont là-bas un chef, Ahmadou, roi de Ségou, qui leur mène la vie dure. Comme nous revenions, en descendant en chaland le fleuve du Sénégal, nous voyons sur les rives du fleuve un village qui venait d’être incendié. Nous débarquons : des cadavres de nègres, de femmes dans toutes les cases ; c’était une bande de Maures, les pirates du Soudan, qui venaient de passer, faisant une razzia d’esclaves ; ils avaient tué ceux qui avaient résisté ou qui ne valaient pas la peine d’être vendus, et avaient emmené en captivité tout le reste. Ce pauvre gosse s’était caché dans une grande outre remplie d’huile de palmes, et avait ainsi échappé aux recherches des bandits ; c’est là que je le découvris, et quand il sortit, tout huileux, il avait l’air si drôle, si suppliant qu’il me toucha et que je l’emmenai. Son père, sa mère et son frère aîné étaient partis, emmenés en captivité, me fit-il comprendre ; il était donc seul au monde.

Il s’appelait Baba. On m’a accordé pour lui le transport gratuit sur le bateau, de Saint-Louis à Bordeaux ; je me suis chargé de son éducation. Il va à l’école chez les Frères : le colonel a prescrit qu’on lui donne une gamelle au quartier ; le capitaine m’a cédé un uniforme de marsouin, et la cantinière l’a arrangé à sa taille ; il ne lui manque donc rien. Il n’y a qu’une chose dont il ne peut se défaire : c’est du langage nègre ; il connaît beaucoup de mots de français, mais il parle comme on écrit une dépêche télégraphique, et toujours à la troisième personne.

N’est-ce pas Baba, dit le sergent, se tournant vers le nègre, que tu es un petit mulet qui ne veut pas parler comme tout le monde ?

— Baba content, dit l’enfant.

Et, quand le brave Pépin repartit, en tenant paternellement son mioche par la main, Georges Cardignac sentit sa sympathie redoubler pour le digne garçon, dont le bon cœur venait encore de se révéler là, d’aussi originale façon.


Cuir-de-Russie aidait Mohiloff dans ses fonctions d’ordonnance.

Il lui devait l’ailleurs autre chose : le dressage d’Yvan Mohiloff, qui, avec ses allures un peu massives, avait éprouvé de sérieuses difficultés à se former aux exercices d’assouplissement qui constituent, pour le soldat français, le début de l’instruction. À force de patience, Pépin avait fini par faire de ce colosse un « marsouin », sinon très souple et très agile, du moins entraîné, résistant, manœuvrant avec vigueur et correction. Il avait d’ailleurs été aidé dans cette tâche par le camarade de lit du « petit Russe », un Basque au regard éveillé, au teint bistré, brun comme un pruneau d’Agen, et qui montrait, dans un perpétuel sourire, des dents de jeune loup. Etchegaray, c’était son nom, était attaché à ce grand garçon, aussi silencieux que lui-même était bavard, aussi lourd qu’il était leste ; il lui avait montré à échafauder son paquetage, à démonter son fusil Gras, à astiquer son équipement ; il lui avait rendu ces mille petits services, qui atténuent pour le soldat les difficultés du début, et Mohiloff, peu expressif pourtant, lui en avait montré une reconnaissance attendrie. Aussi la liaison du petit Russe avec Etchegaray avait-elle valu à ce dernier le sobriquet de « Cuir-de-Russie », qu’il devait transporter avec lui aux colonies.

Au bout de quatre mois de service, Yvan ayant terminé ses classes, c’est-à-dire ayant une instruction militaire individuelle suffisante, devint l’ordonnance de Georges Cardignac ; il atteignit du coup le maximum de son ambition. Son horizon avait toujours été borné par l’unique désir de servir un Cardignac, comme si l’atavisme eût déposé dans son cerveau ce vœu de son aïeul de Vilna.

Mais ce jour-là, au lieu d’une seule ordonnance, Georges en eut deux, car « Cuir-de-Russie, » ne pouvant se décider à perdre son nouvel ami, passait régulièrement, dans la petite pièce affectée aux ordonnances, tous ses instants de loisir, et, pour faire supporter sa présence, brossait, cirait et fourbissait avec ardeur, les effets, chaussures et armes du sous-lieutenant.

Cependant Georges Cardignac, sentant qu’il n’avait que peu de temps à passer à Cherbourg, parcourait la ville, le port et l’arsenal, cherchant à connaître et à s’instruire. Destiné à vivre souvent avec les marins, il voulait s’initier de bonne heure aux hommes et aux choses de la marine, et Cherbourg, cette sentinelle avancée de la France devant les côtes anglaises, lui apparaissait comme un point de premier ordre parmi les forteresses de nos côtes.

Ce qui l’avait frappé dès les premiers pas, c’était la statue équestre de Napoléon Ier, érigée sur le port.

Il est là, face à la mer, le bras droit tendu vers l’Angleterre, et semblant, de son regard profond, indiquera la France l’implacable adversaire. Le piédestal porte cette inscription, reproduction d’une de ses pensées maîtresses : « J’avais résolu de renouveler à Cherbourg les merveilles de l’Égypte. »

Et ce geste, ces paroles du César moderne, avaient maintes fois rendu songeur le petit-fils de Jean Tapin.

Car il se souvenait de ce qu’il avait lu sur les feuillets jaunis qui formaient les Mémoires de son grand-père : toutes ces guerres traversées par le petit-tambour de Valmy, toutes ces coalitions dont la dernière avait, à Waterloo, anéanti l’armée française épuisée, c’était l’Angleterre qui les avait suscitées, payées ; toutes ces masses autrichiennes, prussiennes et russes qui s’étaient ruées sur la France, c’était elle qui les avait poussées, et, à l’abri dans son île, elle n’avait eu de repos qu’après la chute du colosse impérial et l’effondrement de notre pays.

Il n’y avait que soixante ans de cela !

Dès lors, pourquoi n’était-elle plus l’Ennemie, elle qui l’était depuis des siècles ? Comment avait-on été assez aveugle pour aller avec elle en Crimée, en Chine ? pour se laisser pousser par elle en Italie, pour faire son jeu partout ?


Était-elle, en 1870, venue au secours de la France abattue ? Au contraire, elle l’avait insultée bassement dans ses journaux, dès qu’elle l’avait vue à terre ; encore une fois, pourquoi n’était-elle plus l’ennemie, et pourquoi la France s’hypnotisait-elle du côté de l’Est ?

Hélas ! mes enfants, la réponse était facile à faire, et Georges se la fit aussitôt ; un nouvel ennemi nous était né du côté du Rhin, qui nous avait ravi deux de nos plus chères provinces. Si, mieux inspiré, il ne nous avait demandé que de l’argent pour rançon de notre défaite, nous eussions pu oublier ; mais il nous avait arraché comme une partie de nous-mêmes, et c’était la perte de l’Alsace-Lorraine et l’ardent désir de la recouvrer, qui orientait maintenant toute la politique française.

Tous les efforts du pays tendaient donc à reconstituer la frontière de terre : Verdun, Toul et Épinal formaient la première barrière ; les bords de la Meuse et de la Meurthe se hérissaient de forts ; en arrière de cette première ligne, La Fère, Laon, Reims, Langres, Dijon en constituaient une seconde. Enfin Paris, devenu un camp retranché formidable, formait le réduit de la France armée. — Tout était dirigé contre le vainqueur de 1870, et, comme le disait alors un Ministre de la guerre, le pays tout entier avait le regard hypnotisé vers l’Est.

De la marine, il n’était que peu question. Pourtant quels superbes arsenaux la France possédait, et quoi de plus réconfortant que le spectacle de leur merveilleuse activité !

Vous n’ignorez pas, mes enfants, que les arsenaux sont de vastes établissements dans lesquels on construit des vaisseaux, et d’où ces vaisseaux sortent munis de tout ce qui leur est nécessaire pour naviguer et pour combattre ; c’est aussi là qu’on les répare quand ils sont endommagés, et qu’on les conserve en temps de paix, lorsqu’ils sont « désarmés », suivant l’expression consacrée. Un arsenal est donc une grande usine, renfermant des chantiers, des ateliers, des magasins, des approvisionnements de toutes sortes.

Après ceux de Toulon et de Brest, l’arsenal de Cherbourg est un des mieux outillés de notre pays, et, dès son arrivée, Georges s’était promis de le visiter en détail. Il en avait facilement obtenu l’autorisation du major-général de la flotte, pour lui et son ami Zahner.

Ce jour-là, les deux officiers commencèrent leur examen par une visite à la fameuse digue de Cherbourg, qui met la rade à l’abri des coups de l’ennemi et des flots du large.

C’est certainement, mes enfants, l’un des plus merveilleux travaux de construction maritime qui soit au monde. Songez que cette digue a près de quatre kilomètres de longueur, qu’elle porte trois forts et qu’elle a surgi du fond de la mer, créée entière par la main des hommes. Le marin qui accompagnait les deux officiers, un vieux loup de mer qui avait vu l’inauguration du port par Napoléon III, en 1858, devant la reine d’Angleterre, leur expliqua que la jetée sous-marine, supportant la muraille, avait plus de deux cents mètres à la base, et que la muraille bâtie sur cette île artificielle submergée aux deux tiers à marée haute, avait neuf mètres de hauteur sur neuf mètres de largeur : l’emploi de ciments hydrauliques en avait fait un monolithe capable de résister aux plus violentes tempêtes.

— Ça a dû coûter cher, un travail pareil, s’exclama Zahner !

— Dame, fit le vieux, la mer l’a détruite deux fois d’abord, et paraît qu’il y a là-dedans pour soixante-dix millions d’argent.

En quittant la digue, le canot doubla le fort du Homet qui, enraciné sur le roc, défend l’accès du port militaire, et, par la passe de l’avant-port, vint se ranger à quai au milieu de l’arsenal.

Il semblait aux deux amis qu’ils entraient dans un monde à part. De tous côtés s’élevait un bruit assourdissant. Sous les hangars, où de nombreuses machines-outils fonctionnaient sans arrêt, les lourds marteaux s’abattaient en résonnant sur l’acier des blindages ; des chaloupes à vapeur traversaient les bassins en sifflant ; des locomotives et des wagons couraient le long des quais, portant la houille et le fer jusqu’aux ateliers ; des chalands, remplis de matériel, étaient déchargés à l’aide de puissantes grues placées de distance en distance ; des canons s’allongeaient à terre, alignés comme à la parade, et des piles d’obus s’amoncelaient près d’eux en pyramides régulières. Dans un hangar, d’énormes approvisionnements de cordages, d’ancres et de chaînes donnaient l’impression que les flottes les plus puissantes pouvaient venir là, se ravitailler de tout.

Dans les darses étaient amarrés, tout près les uns des autres, les bâtiments des genres les plus divers : cuirassés, transports, garde-côtes, avisos, torpilleurs ; plus loin, un navire à demi gréé, ses mâts à demi-guindés, était couvert d’échafaudages, sur lesquels s’agitait une nuée d’ouvriers, tôliers, charpentiers et calfats, et tout autour de ces navires s’entre-croisaient, dans un pêle-mêle pittoresque, canots, remorqueurs, chaloupes, baleinières et chalands, tous allant et venant dans un sens et dans l’autre. C’était auprès de ces géants de la mer, enchaînés le long des quais et immobilisés pour l’instant, une intensité de vie extraordinaire.

Un second-maître avait été donné aux deux officiers pour les guider et leur fournir les explications nécessaires. Successivement il les introduisit dans l’atelier des canots et de la mâture, dans les forges de radoub et dans les cales couvertes où sont mis en construction les plus grands bâtiments.

Mais ce fut surtout à la Direction d’Artillerie, et lorsqu’ils pénétrèrent dans la salle d’armes, que les deux jeunes gens manifestèrent leur admiration : cinquante mille armes de tous les modèles et de toutes les époques, disposées avec un goût parfait, s’alignaient sur des râteliers ou formaient des trophées artistiques. Les uns représentaient un arbre, une corbeille, un lustre, un jet d’eau ; les autres, appliqués contre la muraille, y formaient des dessins représentant des écussons, des croix, des étoiles, des lunes, des soleils et des colonnes.

Soudain, au fond de la salle, devant un canon couché à terre et recouvert d’une épaisse couche de rouille vert-de-grisée, Zahner s’exclama :

— En voilà une de pièce ! d’où peut-elle sortir pour être en pareil état ?

— On l’a retirée du fond de la mer, dit le second-maître.

— C’est à croire qu’elle y a séjourné une vingtaine d’années, dit Georges.

— Vous êtes loin de compte, dit en riant le marin cicerone : elle provient d’un des vaisseaux de la flotte commandée par Tourville, et qui fut détruite à la bataille de La Hougue, par les flottes anglaises et hollandaises réunies.

La bataille de La Hougue, reprit le second-maître, est du 29 mai 1692 : ce canon a donc séjourné cent cinquante ans au fond de la mer.

Mais à la salle des modèles de la direction des travaux hydrauliques, une surprise d’autre genre attendait Georges. Une dalle en pierre grise s’étalait au milieu d’une infinie variété de reproductions et de réductions d’ouvrages de toutes sortes, et le fils du colonel Cardignac allait passer en jetant sur elle un coup d’œil distrait, lorsque le marin s’arrêta et, portant la main à son béret :

— La pierre tombale de Napoléon à Sainte-Hélène, dit-il.

Et Georges éprouva comme une secousse. Ainsi, c’était sur ce morceau de pierre, brute et sans nom, que son grand-père s’était agenouillé, la veille même du jour où devait avoir lieu l’exhumation des restes du martyr de Sainte-Hélène : pendant dix-neuf ans, cette dalle avait recouvert le corps du grand Empereur, avait été balayée par les orages de son ciel d’exil.

Et une larme furtive, que nul ne vit, monta aux yeux du petit-fils de Jean Tapin : car maintes fois on lui avait raconté la visite de l’aïeul, là-bas, dans l’île perdue au milieu de l’Océan, le dur voyage qui avait brisé ce tempérament de fer ; l’apparition du visage de l’Empereur, dont la mort avait respecté le masque césarien, le retour du colonel Cardignac sous la fièvre ardente, le suprême pèlerinage entre ses deux fils, l’oncle et le père de Georges soutenant les derniers pas de leur père, et la mort du vieux soldat de l’Empire, le soir même du retour des Cendres.

Tout cela remplit Georges d’une mélancolie que ne put atténuer la visite des autres parties de l’arsenal, des poudrières, des « formes » et des bastions de l’enceinte. Malgré lui, une comparaison s’établissait dans son esprit entre la période glorieuse qu’avait parcourue son grand-père et l’avenir qui les attendait, eux, les jeunes de la troisième génération. C’en était fait des grandes luttes européennes, il le sentait. Pour glaner un peu de gloire, il fallait maintenant aller la chercher sous d’autres cieux.

Et à la pensée de tout ce qu’avaient fait les hommes d’autrefois, le jeune sous-lieutenant se sentit pris d’un besoin débordant d’activité. Dès lors, il ne rêva plus que départ ; il accompagnait jusqu’aux transports les détachements dont le tour de relève était venu et les camarades qui embarquaient, attendant son tour fiévreusement.

Et ce jour tardait bien.

Il arriva enfin.

Sa mère était venue passer une semaine avec lui au mois de décembre 1879 ; ce fut avec un éclair de joie dans le regard, qu’il l’aborda : « Mère, dit-il, nous partons dans un mois. »

Elle eut un cri déchirant : « Déjà ! »

Il l’embrassa, la consola ; mais en était-il bien sûr ? ne prenait-il pas ses désirs pour des réalités ?

Oui, il en était sûr, le capitaine Cassaigne venait de le lui dire. La 14e compagnie partait tout entière avec ses officiers, ses cadres et ses soldats instruits. C’était une chance, car, suivant leur tour d’embarquement individuel, les officiers d’infanterie de marine partent le plus souvent sans leurs hommes, et trouvent aux colonies des compagnies nouvelles, des hommes qu’ils ne connaissent pas. Combien Georges était heureux de partir avec les siens, avec son peloton !

— Et où vas-tu ? demanda Valentine, entre deux sanglots.

— Où j’avais rêvé d’aller, mère : au Sénégal !