Delagrave (p. 143-189).


CHAPITRE V

à Saint-Cyr (1875-1877)


Le 29 octobre 1875, une femme en noir, l’air grave et noble sous ses bandeaux blancs, apparut à la portière du train, à la petite station de Saint-Cyr, et un grand garçon blond, svelte, élégant, lui tendit la main pour l’aider à descendre.

Autour d’eux d’autres parents, d’autres enfants se pressaient, de petites valises ou des paquets à la main ; M. Desjardin, l’excellent chef de gare de Saint-Cyr-l’École, se multipliait pour renseigner les uns et les autres, et la longue colonne des arrivants s’engagea sous le pont du chemin de fer, se dirigeant vers la « grimpette ».

Ainsi appelait-on la petite ruelle qui descend de la gare à l’École Spéciale Militaire, dont les hauts et sévères bâtiments apparaissent au bas de la pente sur laquelle est bâti le village.

Car c’était jour de rentrée à Saint-Cyr, et les « bleus », ou pour parler plus exactement le langage du lieu, les « melons » s’y présentaient à raison de quatre-vingts par jour, suivant leur rang d’admission, les derniers reçus entrant les premiers, comme il est d’usage, paraît-il, au royaume des cieux.

Le groupe qui entrait ce jour-là était l’avant-dernier des cinq groupes qui composaient la promotion 1875-77 : la dernière de Wagram, comme on l’appelle aujourd’hui. Le grand garçon que je viens de vous présenter, mes enfants, figurait donc sur la liste d’admission entre les numéros 80 et 160 : il avait été, en effet, reçu le 149e, et vous avez déjà deviné qu’il n’est autre que notre ami Georges ; vous avez déjà reconnu aussi, dans la femme en deuil qui l’accompagne, sa mère, Valentine Cardignac.

Et j’entends d’ici votre exclamation étonnée :

« Comment ! nous voilà en 1875 et c’est seulement quatre ans après la fin de la terrible guerre que Georges, ce petit marsouin en qui nous avions toujours vu un futur officier, entre à Saint-Cyr !

— Il n’a donc pas travaillé ? »

Si, mes enfants, Georges a travaillé ; mais, je vous l’ai dit déjà[1], le fils du colonel d’artillerie Cardignac, à l’inverse de son père, ne se sentait aucune disposition pour les études scientifiques ; il avait le tempérament artistique, l’imagination ardente, le goût des aventures, la passion des livres et des beaux vers ; et, se figurant que l’algèbre, la descriptive, la trigonométrie et toutes ces études arides qui conduisent au baccalauréat ès-sciences lui seraient inutiles, il avait laissé un peu trop délibérément de côté les mathématiques, et leurs succédanés, les sciences naturelles.

Après les récits de voyage et d’exploration qui avaient passionné sa jeunesse, il s’était pris d’un goût exclusif, d’une part pour l’histoire, de l’autre pour les découvertes et les expéditions au « continent mystérieux », comme on appelait encore l’Afrique à cette époque, c’est-à-dire pour la géographie sous sa forme la plus attrayante : si bien qu’après avoir, comme vous le savez, passé brillamment et sans efforts apparents son baccalauréat ès-lettres, il avait subi dans ses études un brusque mouvement d’arrêt.

Il est juste d’ajouter que la guerre y avait bien été pour quelque chose, et vous avez vu qu’en somme notre ami Georges n’était pas resté inactif pendant les six longs mois qu’elle avait duré.

Mais le maniement du chassepot n’a rien de commun avec l’usage des sinus et des tangentes, et quand, après cette dure période de sa vie, l’enfant de seize ans qu’était le fils du colonel Cardignac avait songé à s’orienter vers la carrière toujours rêvée d’officier, il s’était heurté à sa mère qui, avec une grande douceur, mais avec une non moins grande ténacité, lui avait déclaré :

— Je veux que tu sois comme ton père, officier d’artillerie.

Georges ne songea pas une minute à résister, et, au mois de juillet 1871, le lycée Saint-Louis ayant rouvert ses portes, il entra dans la classe de mathématiques élémentaires pour essayer de décrocher, à Pâques 1872, le baccalauréat ès-sciences.


Officier d’infanterie allemande (1870).
Tenue de campagne.
Mais « le Dieu des batailles » qui l’avait si manifestement protégé en tant d’occasions, n’avait probablement pas la même bienveillance pour Georges écolier que pour Georges soldat, car il abandonna notre ami de la plus pitoyable façon. — Refusé en 1872 à deux sessions consécutives, Georges ne gagna le maudit parchemin qu’en 1873, et quand il entra en mathématiques spéciales pour faire œuvre de « Taupin », il n’avait plus cette belle confiance avec laquelle il avait affronté son premier examen.

Taupin, mes enfants, dans le vocabulaire ad hoc, vous représente le candidat qui se prépare, pour la première fois, à l’examen d’entrée à l’École polytechnique.

— Je n’y arriverai jamais avant vingt et un ans, disait-il tristement à sa mère.

Or vingt et un ans est la limite d’âge extrême imposée aux candidats à Polytechnique et à Saint-Cyr.

Mais, aveugle comme toutes les mamans, Mme Cardignac persista dans son désir.

— Il me semble que ton père revivra en toi si je te vois en uniforme d’officier d’artillerie, dit-elle.

Et comme il suffisait d’évoquer aux yeux de Georges le souvenir du mort de Saint-Privat pour en obtenir tous les sacrifices, il se remit de nouveau courageusement au travail.

Il avait vingt ans lorsqu’il échoua pour la deuxième fois à l’École polytechnique, n’ayant rien compris à un « calcul différentiel » de l’examen, sinon qu’il ne mordrait jamais aux mathématiques pures.

— Je n’ai plus qu’une année, dit-il tristement à sa mère. Si j’échoue encore, il ne me restera plus qu’à m’engager.

Alors Mme Cardignac s’effraya : si par sa faute son Georges allait en être réduit à conquérir son épaulette en passant par le rang et à perdre ainsi plusieurs années, que de reproches elle s’adresserait !

Et combien elle regretta alors la présence du père, et les conseils de son expérience !

En 1874 donc, Georges se prépara à la fois à Polytechnique et à Saint-Cyr ; il lui fallut se remettre à certaines parties du programme de l’École Spéciale Militaire, sérieusement délaissées depuis trois ans ; mais la crainte d’échouer définitivement à l’âge fatidique le talonnait, et, un beau matin, l’Officiel lui apporta la bonne nouvelle.

Pour la troisième fois il avait échoué à l’x ; mais il entrait à Saint-Cyr dans un rang passable, et, au fond du cœur, il bénit la destinée qui, au prix de quelques mécomptes, l’avait dirigé vers son École de prédilection.

Aussi, ce matin-là, il s’était embarqué gaiement à la gare Montparnasse.

Mais en arrivant à destination, son jeune visage devint soudain grave et mélancolique ; car avant de pénétrer dans l’École, ils avaient, sa mère et lui, un touchant pèlerinage à accomplir.

Georges Cardignac était venu rarement à Saint-Cyr ; mais il savait que son grand-père y avait vécu les dernières années de sa retraite, dans la petite maison située en face de la gare. C’est là aussi que son père et son oncle, les deux fils de « Jean Tapin », avaient passé leur jeunesse ; c’est de là que son oncle Henri était parti pour l’École Militaire et son père Jean pour l’École Polytechnique ; et quand tous deux, la mère et le fils, arrivèrent devant la petite villa qui leur rappelait tant de souvenirs, ils s’abîmèrent dans leurs réflexions.

En revoyant ces lieux témoins des années de bonheur du commencement de son mariage, Valentine sentit des larmes lui monter aux yeux et s’appuya plus fortement sur le bras de son Georges : elle songea qu’elle n’avait plus que lui au monde et que, celui-là comme les autres, la grande famille militaire allait le lui prendre dans quelques instants.

La petite maison de Saint-Cyr lui appartenait toujours ; mais elle était louée à des officiers de l’École par les soins de Me Fontana, le digne et précieux notaire de la famille Cardignac, et, ni Valentine, ni Georges ne songèrent à y pénétrer…

Un autre pèlerinage d’ailleurs, plus sacré celui-là, les sollicitait, et pendant que la longue théorie des parents et des nouveaux élèves s’engouffrait sous la haute porte monumentale de l’École, que dominait un drapeau claquant au vent, tous deux se dirigèrent vers l’humble cimetière de Saint-Cyr. Dans un coin, ombragé de deux cyprès, un modeste monument, simplement formé d’une colonne brisée, portait cette inscription :

À la mémoire de
JEAN CARDIGNAC
Colonel du 1er  régiment de la
Garde Impériale,
décédé le jour même du retour à Paris
des Cendres de l’Empereur
Napoléon Ier,
son Maître,
le 15 décembre 1840.

C’est là en effet que reposait le chef de la dynastie militaire des Cardignac.

Celui-là du moins avait vécu l’immortelle épopée qui devait immortaliser la France jusqu’à la fin des siècles : il avait parcouru en vainqueur, derrière le drapeau triomphant, toutes les capitales de l’Europe, et s’il avait vu sombrer à Waterloo le « géant historique », c’est parce que l’excès même de ses victoires avait ameuté, contre ce victorieux, vingt peuples acharnés. Il n’y avait rien que de glorieux, de merveilleux dans la chute de l’aigle, précipité des cimes éternelles.

Quelle différence entre cette fin dramatique et superbe du premier Empire et l’agonie du second, cette agonie lente et misérable à laquelle Georges venait d’assister !

La France, lassée, exténuée par vingt ans d’un héroïsme ininterrompu, avait pu tomber sans déchoir en 1815 ; pouvait-on en dire autant de la France de 1870, qui, en pleine prospérité matérielle, venait de se faire écraser par un seul ennemi, par le vaincu d’Iéna et d’Auerstaedt.

Non certes, et si le colonel Cardignac eût pu surgir de sa tombe, il eut dit à son petit-fils :

— La nation française a oublié les vertus guerrières des ancêtres, mon enfant ; elle s’est endormie dans le culte de l’argent, dans l’amour du bien-être : il est juste qu’elle se réveille dans la défaite et dans les larmes. C’est à vous autres, les jeunes, à la relever, à lui refaire des mœurs et à lui infuser un sang généreux. Va dans cette école du devoir et de l’honneur te préparer à cette noble tâche !

Cette voix, il sembla à Georges qu’il l’entendait, pendant que Valentine entourait pieusement d’une couronne le sommet de la colonne funéraire, et ce fut le cœur affermi et la tête haute qu’il pénétra dans la première cour de l’École, la cour d’honneur, au fond de laquelle, derrière un rideau d’arbres séculaires, se dresse la vieille chapelle où dort Mme  de Maintenon.

La cour d’honneur où chacun peut pénétrer, où les parents peuvent le dimanche venir embrasser leurs enfants, communique par une voûte avec la cour Napoléon.

Mais dans celle-ci, nul ne peut entrer s’il n’appartient à l’École, et ce fut sur le seuil de cette voûte que Valentine embrassa Georges une dernière fois.

Le cœur de la pauvre femme se fondit au moment de cette séparation. Certes, elle en avait connu d’autres plus terribles, lorsque Georges l’avait quittée pour aller à Metz, lorsqu’il s’était de nouveau arraché de ses bras, sa blessure guérie, pour repartir avec Paul Augier : mais aucune de ces séparations ne lui avait donné la même sensation de vide et d’isolement, parce que, depuis quatre ans, installée à Paris près de lui, elle l’avait senti constamment à ses côtés.

— Tu m’écriras, Georges !

— Tous les jours de la première semaine, mère, et ensuite tous les samedis jusqu’à notre première sortie.

— Quand vous permettra-t-on de sortir pour la première fois ?

— Au jour de l’an seulement : il faut apprendre à porter l’uniforme et à saluer, avant de sortir dans Paris.

— Est-ce que tu as besoin d’apprendre cela, toi ?… Enfin !… Écris-moi longuement ; raconte-moi tout ce que tu fais surtout !…

— Tout : je te continuerai mon journal, comme à Dijon.

Une dernière fois, Valentine pressa fièvreusement son fils sur sa poitrine, et, le cœur bien gros, le vit disparaître dans la cour Napoléon.

Un tambour du cadre se campa devant lui ; puis, le précédant, lui montra le chemin. À partir de ce moment, Georges n’eut plus le temps de songer à autre chose qu’aux multiples opérations par lesquelles il lui fallait passer.


Le capitaine interrogea son nouvel élève.

La première fut la visite médicale ; mais, pour lui, elle fut de pure forme, car il était taillé comme un jeune dieu et possédait une vue d’aigle.

Soudain il fut poussé dans une vaste salle, où, au milieu d’un brouhaha confus, s’agitaient, affairés, des officiers instructeurs, des sergents, des civils en manches de chemise, fourrageant dans un amoncellement de pantalons rouges, de vestes et de tuniques, et au milieu d’eux, des élèves à demi habillés, affolés, ahuris.

— Georges Cardignac : 2e compagnie, jeta le petit tambour à l’entrée de la salle :

— Matriculé 3386 ! clama aussitôt un scribe penché sur un énorme registre.

Et un adjudant, venant prendre le nouveau venu, le conduisit à un officier qu’il salua militairement.

C’était le nouveau capitaine de Georges, un homme très jeune encore, mais à la physionomie énergique et expressive, aux yeux scrutateurs et profonds.

Il tira un carnet de sa poche et interrogea son nouvel élève.

Quand il eut noté son nom, ses titres universitaires, son âge et quelques autres renseignements de même nature :

— Quelle arme choisissez-vous, demanda-t-il ? Infanterie ou cavalerie !

— L’infanterie de marine, mon capitaine.

L’officier resta une minute interloqué : celui-là était le premier qui manifestât semblable préférence. À cette époque, mes enfants, l’infanterie de marine, si recherchée aujourd’hui, était l’apanage des derniers d’une promotion. N’y entraient guère que ceux qui ne pouvaient faire autrement, et vous en comprendrez facilement la raison : la France, saignante encore de sa blessure récente de 1870, ne songeait qu’à reconquérir un jour ses provinces perdues, et nullement à se tailler l’empire colonial énorme que vous lui voyez aujourd’hui.

Mais en regardant mieux, le capitaine Manitrez — c’était le nom du commandant de la 2e compagnie — découvrit, à la boutonnière du jeune homme, le très mince ruban jaune et vert qu’il portait discrètement.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? fit-il.

— La médaille militaire, mon capitaine.

— Où donc l’avez-vous gagnée ?

— À l’attaque de Montbéliard, mon capitaine.

— Vous étiez à l’armée de l’Est ?

— Oui, mon capitaine.

— Vous avez été blessé ?

— Deux fois : à Dijon et à Montbéliard.

L’étonnement de l’officier redoubla !

— Mais quel âge aviez-vous donc alors ?

— Seize ans, mon capitaine.


Ils contemplaient l’admirable tableau de Bettanier.

Il y eut un silence ; l’instructeur, favorablement impressionné déjà par l’expression de loyauté qui se lisait sur le visage du jeune Saint-Cyrien, par la netteté de ses réponses et par tout ce que révélait d’énergie la flamme de son regard, lui tendit la main.


Il était entre les mains du capitaine Bull.

— Je suis fier de vous recevoir dans ma compagnie, Cardignac, dit-il. Votre nom m’était connu depuis longtemps, car qui ne le connaît dans l’armée ? mais je ne m’inquiète jamais de la parenté d’un élève avant de l’avoir vu à l’œuvre ; je vois que vous réalisez le proverbe : « Bon sang ne peut mentir », à la différence de ces jeunes gens — et j’en connais — qui s’imaginent que les services de leurs pères leur donnent le droit de ne rien faire. Soyez donc le bienvenu à la « deuxième » : je suis sûr que vous allez y compter parmi les plus brillants.

— Je m’y efforcerai, mon capitaine, répondit Georges très ému ; mais…

Et comme il n’achevait pas sa phrase.

— Que redoutez-vous donc ? fit, avec un sourire bienveillant, le capitaine Manitrez.

— C’est que, mon capitaine, je ne suis guère fort en mathématiques.

— Qu’à cela ne tienne ; elles n’occupent pas grand’place dans les programmes de l’École : on en demande à l’entrée, mais ce qu’il vous faut ici, c’est de l’énergie et de la vigueur physique, de la mémoire, des aptitudes pour le dessin et surtout une grande régularité de travail. Je ne vous connais pas encore, mais je suis bien sûr que vous avez toutes ces qualités-là, et, avec elles, une autre qui les rehausse toutes : la modestie.

Ce fut sous ces auspices que Georges fit son entrée à Saint-Cyr, et il était encore sous l’impression des paroles bienveillantes de celui qui allait être son premier chef, lorsqu’il se trouva enveloppé d’un vaste peignoir blanc.

Un sergent venait de le remettre entre les mains du capitaine Bull !

Ainsi appelle-t-on à Saint-Cyr l’excellent homme dont le nom véritable est Gachet ; et qui, toujours vivant, toujours en exercice, et coiffeur de l’École depuis quarante-cinq ans à l’heure où j’écris ces lignes, a vu passer sous sa tondeuse plus de quinze mille officiers.

En quelques minutes, le capitaine Bull avait transformé la tête de notre jeune ami en une véritable coquille d’œuf.

Après quoi, Georges passa entre dix mains différentes pour l’essayage de ses effets. Il revêtit le pantalon d’ordonnance, rouge garance à bande bleue, la petite veste à une rangée de boutons, le képi garance à turban et passepoils également bleu de ciel : c’était la tenue d’intérieur.

Puis, chaussé de lourdes et larges demi-bottes, il reçut à la volée, d’un premier sergent, un pompon, un plumet dans son étui, une paire d’épaulettes en laine écarlate, deux cols d’uniforme, une ceinture de gymnastique et des effets d’astique.

On appelle ainsi les vêtements de treillis qui permettent au Saint-Cyrien de procéder, sans salir ses vêtements de drap, à tous les nettoyages et « astiquages » de la matinée.

Comme il était là, embarrassé par tous ces objets, un second sergent l’appela, et, avec la même rapidité lui expédia : huit chemises, six caleçons, quinze paires de chaussettes, douze mouchoirs et quatre bonnets de coton.

Il se croyait quitte de toute distribution, lorsqu’un garçon de l’École empila devant lui une paire de savates, un sac à brosses, une paire d’éperons, une couverture, une timbale, douze paires de gants blancs, un bouchon de fusil, un gant d’armes et la fameuse fausse manche en toile bleue, plastron disgracieux, appliqué sur la veste, et qui, portant en gros chiffres blancs le numéro matricule de l’élève, permet aux officiers et adjudants de reconnaître un délinquant au milieu de ses camarades.


Et chargeant le tout sur le dos de Georges, le sergent le conduisit au dortoir.

Eh, bien que notre ami ne péchât pas par maladresse, il se trouva un peu interloqué devant ce monceau d’objets si disparates. Autour de lui d’ailleurs, d’autres melons, absolument ahuris, grotesques sous des képis trop grands, regardaient leur nouveau « barda »[2] comme une Hottentote examinerait un corset ; mais un sergent déploya une toile de tente devant Georges, y empila le monceau d’effets, en replia les quatre coins, et chargeant le tout sur le dos du nouveau Saint-Cyrien, l’emmena au dortoir Zaatcha.

Là, Georges Cardignac prit possession d’un lit qu’il devait faire lui-même au réveil, et rendre carré et anguleux comme un billard ; d’une case où ses effets devaient être pliés en tout temps avec une rigidité cadavérique ; d’un bahut dont il devait cirer le dessus avec amour chaque matin, et dans lequel il ne fallait pas songer à dissimuler, aux yeux de lynx des gradés, le moindre « fourbi »[3].

Il venait à peine d’y enfermer une partie de son butin, qu’il s’entendit appeler de nouveau par le sous-officier chargé de la conduite des recrues de la 2e compagnie jusqu’à l’arrivée des anciens.

Cette fois, il s’agissait de toucher les objets ressortissant à la « Direction des Études », et quand notre ami fut en possession du monceau de règlements, cahiers, règles, équerres, boîtes de couleurs et de compas, boussole, déclinatoire et autres instruments de dessin amoncelés sur un carton à soufflet, il alla occuper une place à l’étude.

Pour finir enfin, il toucha un équipement et des armes : un fusil qu’il ne connaissait pas, car il datait de l’année précédente seulement et portait le nom de fusil Gras, et une petite épée-baïonnette, beaucoup moins lourde que le sabre-baïonnette avec lequel il avait foncé à Bazeilles sur les Bavarois.

Le hasard l’avait placé à l’étude Napoléon ; pour y arriver, il fallait passer sur le Grand Carré

Le Grand Carré, ainsi appelé parce qu’il n’est ni grand ni carré, est pour ainsi dire le cœur de Saint-Cyr : les vastes études, où tiennent deux cents élèves ensemble, donnent sur la colonnade qui l’entoure. Y donne également le cabinet de service, quartier général des adjudants, ces surveillants redoutés qui, extraits des régiments et précédés d’une sombre réputation d’énergie, surveillent les mouvements et répriment tous les écarts. Enfin c’est encore sur le Grand Carré que s’ouvre le cabinet du capitaine de ser vice, le Deus ex machina de l’intérieur de l’École, celui à qui incombe la surveillance générale et le maintien de la discipline.

Les tragédies d’Esther et d’Athalie, écrites par Racine pour les demoiselles de Saint-Cyr, furent jouées autrefois aux environs de ce même Grand Carré, devant le Roi Soleil qui a donné son nom à la cour Louis XIV.


Mais est-ce bien à toutes ces considérations techniques ou archéologiques qu’il faut attribuer l’arrêt subit qui immobilise Georges Cardignac au moment où il va entrer à l’étude Napoléon ?

Non, mes enfants ; s’il est là tout pâle et le cœur battant à coups précipités, c’est que ses yeux viennent de tomber sur l’admirable tableau de Bettanier, placé là comme un symbole, et placé là dans son vrai cadre, car il est le plus beau, le plus émouvant qu’on puisse mettre sous les yeux d’un Saint-Cyrien.

Laissez-moi vous le dépeindre tel que je l’ai vu moi-même autrefois.


Dans une grande plaine, morne et solitaire, fermée au loin par des collines rougeâtres et limitée à droite par une lisière de bois, un groupe se détache, semblant sortir de la toile. Une femme aux longs voiles de veuve pleure, les yeux à terre ; à ses pieds une bière, une toute petite bière de sapin, avec au fond un drap très blanc.

Un vieil homme, chauve et ridé, penché sur une fosse qu’il vient de creuser, en retire des ossements blanchis, et, l’air grave, avec des précautions infinies, les place sur le drap blanc.

À côté d’un crâne, il vient de mettre une épaulette d’or retrouvée là.

Car ce trou, qui vient de se rouvrir, n’est autre qu’une des innombrables alvéoles de cette ruche funèbre qui a nom Rezonville !…

Mais elle n’est pas seule, la pauvre femme : un jeune homme à la physionomie énergique et fière, un Saint-Cyrien aux épaulettes rouges la soutient, l’entoure de ses bras ; ses yeux noirs et profonds fixent l’inconnu de demain, fouillent au loin dans les mêlées futures, et il semble qu’on puisse lire, dans son mélancolique regard, ces mots gravés au bas du cadre d’or :

Une postérité vengeresse sortira de vos os.

(virgile.)

Quelle morne tristesse emplit, à la vue de ce tableau, le cœur de Georges Cardignac, vous le devinez sans peine, mes enfants, en vous rappelant que, comme ce Saint-Cyrien, il a perdu son père pendant les grandes batailles de Metz, et en apprenant, que moins heureux que lui, il n’a pu en retrouver les restes.


Hélas oui ! cette suprême consolation avait été refusée à sa mère et à lui.

Vous pensez bien qu’aussitôt la guerre terminée, sa première pensée avait été celle-là : ramener en terre française le corps du colonel, enterré, il le savait, en un point facile à reconnaître. Mais l’abbé d’Ormesson, l’aumônier militaire qu’il avait rencontré à Saint-Privat et à qui il avait confié le soin pieux de rendre au mort tant aimé les derniers devoirs, l’abbé d’Ormesson n’était plus en France : après la guerre contre l’Allemagne, il avait voulu fuir l’horrible guerre civile qui venait ajouter ses ruines à celles de l’invasion, et, reprenant un projet longtemps caressé, il était parti pour l’Ouganda dès le mois d’avril 1871.

Mme  Cardignac s’était alors adressée au père du missionnaire, officier général en retraite, que le départ de son fils avait rempli d’une profonde mélancolie ; mais le jeune prêtre n’avait plus donné que de rares nouvelles, et, après quelques autres tentatives infructueuses, Georges Cardignac avait dû renoncer à remplir ce qu’il considérait comme un devoir sacré : enlever aux Allemands les restes de son père.

De sorte que, moins heureux que le Saint-Cyrien du tableau de Bettanier, dont le père avait été du moins réintégré en terre française, Georges ne pouvait douter que le corps du colonel Cardignac se trouvât sur le territoire allemand.

Et maintenant que, comme Saint-Cyrien, le territoire allemand lui était absolument et rigoureusement fermé, il lui fallait renoncer sans retour à réaliser le projet dont il admirait, les yeux fixes, la saisissante exécution.

Comme il se redressait, il aperçut derrière lui un camarade dont le visage lui était inconnu, mais dont le regard le frappa instantanément, car dans ses regards, fixés eux aussi sur le tableau, brillait une larme furtive.

Il était petit, mince, brun, imberbe ; les cheveux drus et noirs, la bouche petite, le menton volontaire, l’antithèse vivante de Georges dont la haute taille et les membres fortement musclés respiraient la force.

D’un mouvement instinctif, Georges fit un pas vers lui ; rien ne rapproche deux êtres comme une impression douloureuse, partagée au même moment ; et, montrant le tableau, le fils du colonel Cardignac dit :

C’est beau, n’est-ce pas ?

— Oh, oui, bien beau ! fit le jeune Saint-Cyrien sans essayer de cacher son émotion.

— Est-ce qu’à toi aussi, ce souvenir rappellerait un père, mort en 1870 ?

— Non ; mon père n’est pas officier, et il vit encore.

— Alors quelque autre de tes parents ?

— Non ; il n’y a pas d’officier dans ma famille : je serai le premier.

— Alors pourquoi sembles-tu aussi ému que moi ?

— Parce que je trouve cela beau ; j’en suis tout remué.

Leurs mains se joignirent, l’amitié montait en eux :

Mais toi, fit le petit Saint-Cyrien, c’est une sensation déjà éprouvée que tu retrouves là ?

— Oui et non, dit Georges ; mon père a été en effet à Saint-Privat et inhumé près de Metz : mais je n’ai pas eu le bonheur de le retrouver.

— Il a été mis dans la fosse commune, peut-être ?

— Non, il a dû être mis à part ; mais nul n’a pu m’indiquer l’endroit.

— Comme je te plains !

— Merci. Comment t’appelles-tu ?

— Andrit, et toi ?

— Cardignac.

— De quelle compagnie es-tu ?

— De la première.

— Et moi de la deuxième : alors, nous sommes dans la même étude.

— Tant mieux.

— Oui, je suis bien content : il me semble que je te connais depuis longtemps.

— Moi, je ne connais personne ici, et, depuis que je t’ai rencontré, je me sens moins seul.

Le nouvel ami de Georges était le fils d’un modeste juge de paix de l’Aisne. Ses parents s’étaient imposé de vrais sacrifices pour lui faire faire les études les plus complètes. Ils venaient d’en être récompensés par un succès très grand : car, bien que s’étant préparé dans un lycée de province, à Reims, Émile Andrit avait été reçu dans un très beau rang du premier coup.

Officier : il n’avait jamais rêvé d’autre carrière que celle-là. Pourtant, comme il l’avait dit à Georges, nulle influence atavique ne s’était exercée pour l’orienter de ce côté : aucun de ses parents n’avait été militaire. Mais l’enfant avait été bercé par les souvenirs du premier Empire et de ses gloires ; cent fois son grand-père lui avait parlé des bulletins de la Grande Armée, des victoires succédant aux victoires, de l’enthousiasme populaire à la naissance du Roi de Rome. Le vieillard avait vu le Grand Homme passer un jour à cheval, dans la rue de Vesle, à Reims, calme sur son cheval blanc, alors qu’autour de lui s’accumulaient les armées prussiennes, autrichiennes et russes. Il avait touché un autre jour, à Laon, sa redingote grise, toute humide encore d’une nuit passée au bivouac au milieu de sa Garde ; et tous ces mystérieux enthousiasmes, qui avaient vibré dans l’âme française pendant vingt ans, se retrouvaient, sous la forme d’un culte presque religieux, au fond de l’âme de ce petit Saint-Cyrien, enfant du peuple.

Aussi, dès qu’il avait été en âge de songer à l’avenir, il s’était dit : « J’entrerai dans l’armée ». Comme c’était un Napoléon qui régnait alors, qu’on était même tout près des événements d’Italie, que la guerre du Mexique, malgré les fautes qui en avaient marqué l’origine, jetait encore en France, à travers l’Océan, des bouffées d’héroïsme, il avait rêvé une carrière brillante, comme celle de ces officiers de la Grande Armée, partis soldats, avec la conviction qu’ils portaient dans leur giberne, suivant l’expression d’Oudinot, un bâton de maréchal de France.

Mais la guerre, l’horrible guerre de 1870 était venue : il avait vu passer dans son petit village de l’Aisne, et la débandade de l’armée de Mac-Mahon, et les sombres régiments prussiens revenant de Sedan.

À ce spectacle, si différent des tableaux que l’histoire du passé avait gravés dans sa jeune âme, il avait éprouvé une souffrance aiguë qu’il ne devait plus jamais oublier. Comme il aurait voulu alors avoir l’âge d’homme pour prendre le fusil, lui aussi ; mais il n’avait que quatorze ans et ses parents l’avaient retenu.

Toutefois sa vocation avait été renforcée par ces lugubres visions de défaites ; bien plus, elle s’était épurée, cette vocation, et il avait cessé de voir, dans la carrière des armes, le brillant des uniformes et le reflet des victoires d’autrefois.

Il avait entendu dire autour de lui que tous les Français allaient travailler en silence au relèvement de leur pays, que l’armée nouvelle allait avoir une mission réparatrice, que l’officier d’aujourd’hui devait désormais consacrer au travail le temps que l’officier de jadis consacrait au plaisir ; et avec plus de force encore, il avait répété : « Je serai officier. »

Son père eût préféré qu’il fit son droit et entrât dans la magistrature ; il n’avait pas essayé cependant de contrecarrer cette vocation, depuis si longtemps manifestée. Le jeune homme entrait à Saint-Cyr dans les cent premiers ; l’essentiel était d’ailleurs d’y entrer, et il allait travailler ferme pour gagner des places.

Puis, qui sait ? on parlait tout bas d’une nouvelle guerre possible entre la France et l’Allemagne : cette dernière puissance, effrayée de voir la vaincue de 70 réparer si rapidement ses forces, lui avait cherché, cette année même, « une querelle d’Allemand », espérant l’écraser cette fois tout à fait. Peut-être les Saint-Cyriens, entrés à l’École en 1875, n’auraient-ils pas le temps de faire leurs deux ans. Quelle chance s’il pouvait en être ainsi ! Car ça ne marcherait plus comme en 1870 !

Mais lorsque Andrit en fut là de ses confidences, Georges hocha la tête : il avait entendu parler, lui aussi, par un ami de sa mère, de cette éventualité de guerre ; et ce dernier, bien placé pour savoir, avait ajouté que les autres puissances étaient décidées à ne pas laisser « achever » la France, et que la Russie, en particulier, venait d’intervenir pour empêcher l’Allemagne de tirer l’épée du fourreau.

— Tant pis ! fit le petit Saint-Cyrien.

— Ne dis pas tant pis, répondit vivement Georges : il faut plus de temps que cela pour refaire une armée, et si tu avais vu. Mais une voix impérative et déjà bien connue se fit entendre à quelques pas : le capitaine Manitrez venait d’apparaître sur le seuil du cabinet de service.

Il fit quelques pas vers les deux jeunes gens qui, rectifiant immédiatement la position, se figèrent dans une immobilité absolue, les talons sur la même ligne et la main au képi.

— Vous êtes en faute, Cardignac, gravement en faute, dit le capitaine.

Notre ami rougit jusqu’aux oreilles ; et par sympathie, le petit Andrit rougit plus fort encore.

Qu’avait fait le pauvre Georges ? Est-ce parce que tous deux stationnaient sur le Grand Carré, si formellement interdit aux recrues ? Mais les anciens n’étaient pas encore là, et on avait dit « aux melons » qu’avant l’arrivée de ces terribles maîtres, ils pouvaient circuler partout.

— La faute que je vous reproche, reprit le capitaine, est une faute de tenue, et il ne faudra plus jamais y retomber, vous m’entendez ?

Georges, interloqué, jeta un vague regard sur toute sa personne : il était propre pourtant, et n’avait pas mis sa veste à l’envers.

Quant au petit Andrit, plus mort que vif devant le ton sévère du capitaine de service, il eût voulu rentrer sous terre, sentant qu’après Cardignac, il aurait inévitablement son tour.

Soudain un sourire bienveillant détendit la figure de l’officier, et sa voix se transforma.

— Voyons, Cardignac, fit-il, pourquoi ne portez-vous pas votre médaille militaire ? Ne savez-vous pas qu’elle se porte toujours, et qu’en uniforme, tout décoré, tout médaillé est tenu de l’arborer ? Voilà la faute de tenue que j’ai à vous reprocher.

— Je ne savais pas, mon capitaine, répondit Georges, complètement remis dans son assiette ; et puis je n’ai qu’un petit ruban de boutonnière : j’ai laissé la médaille à ma mère ; mais je vais lui écrire pour…

— Non pas ; laissez ces reliques à votre mère, bien qu’elle n’en ait pas besoin, j’en suis sûr, pour penser à vous à toute heure, et acceptez celle-ci de votre premier capitaine : il me sera agréable de voir ce souvenir de moi sur la poitrine d’un brave enfant comme vous.

— Oh ! mon capitaine,… fit Georges.

Et il ne put en dire plus, car sa voix s’étrangla. Mais une larme, une larme de bonheur jaillit de ses yeux bleus, pendant que l’officier fixait sur le côté gauche de la veste le ruban jaune et vert.

— Je vous dispense de fausse-manche pendant vos deux années d’école,… ajouta le capitaine Manitrez en serrant la main de son élève en guise de conclusion.

Et cette faveur, Georges n’en devait connaître le prix que plus tard, car, seuls, à l’école, les sergents-majors sont dispensés du port de cet affreux appendice, nécessaire il est vrai pour préserver le plastron du vêtement de drap, mais rendu plus affreux encore par les taches de toutes couleurs dont les anciens surtout s’acharnent à le zébrer.

Pendant toute cette scène, le petit Andrit était resté là, médusé.

Et quand ils se retrouvèrent tous deux dans la cour Wagram :

— Tu as la médaille militaire ! fit-il, avec une expression admirative qui fit sourire notre ami.

— Mais, oui ; comme tu vois.

— Et tu ne me le disais pas ?

— Mais je n’ai pas encore eu le temps ; tu m’as raconté ton histoire ; je vais te raconter la mienne.

— Alors, tu as fais la campagne de 1870 !

— Mais oui ; seulement, moi, j’avais deux ans de plus que toi.

— Va, si j’avais eu seize ans, comme toi, je ne serais pas parti davantage : mes parents ne m’auraient pas laissé faire.

— Ah, voilà ! dans ce cas-là, il ne faut pas demander conseil à ses parents : on est trop sûr de leur réponse !

— Alors, toi, tu es parti malgré eux ?

— Non ; pas malgré mon père, puisque j’allais le rejoindre à Metz, où je suis arrivé trop tard pour le revoir ; mais malgré ma mère, oui…

— Et tu t’es battu ? tu as tiré des coups de fusil ? tu as entendu siffler des balles ? Georges sourit :

— J’en ai même reçu deux, fit-il, sans quoi je n’aurais pas eu la chance d’être médaillé : des blessures heureuses, tu vois, et dont je ne me ressens pas…

Et il fallut que, ce même jour, Georges Cardignac racontât en grands détails à son nouvel ami la bataille de Bazeilles, sa fuite de Sedan et toutes les péripéties de la lutte en province à laquelle il avait pris part.

Le petit Andrit n’en revenait pas, et son regard reflétait une admiration sans bornes en écoutant ce récit fait simplement.

— Oh ! fit-il quand il fut terminé, si j’avais su !…

— Qu’aurais-tu fait ?

— Je serais parti aussi, fit-il, en serrant les poings. Qui sait ? j’aurais peut-être été blessé aussi. Mais non, il faut appartenir à une famille militaire,
Un « melon » a dû descendre d’un dortoir du 2e étage.
avoir cela dans le sang, pour faire ce que tu as fait. Ah ! que tu es heureux, toi, d’être déjà soldat, de l’avoir été surtout dans de pareilles circonstances !… Moi, je sens que j’ai tout à apprendre, tout à transformer en moi… Je vais être maladroit… emprunté… « cosaque », comme disent les anciens. Ils vont me brimer… J’en ai peur, moi, des anciens : ils arrivent lundi.

— Bah ! fit Georges, c’est l’affaire des premiers jours ; et puis, c’est la tradition de Saint-Cyr : il faut se soumettre.

— Oh ! je ne me plains pas… je sais bien que les brimades forment le caractère… Mais, tel que tu me vois, j’ai mauvais caractère, et j’ai peur de les supporter avec peine.

— Toi,… mauvais caractère !… Vrai, on ne le dirait pas… Tu as plutôt l’air d’une petite fille.

— C’est parce que tu ne me connais pas. Au lycée de Reims, si je n’avais pas eu des succès au concours général, on m’aurait mis dix fois à la porte, tant j’étais turbulent et indiscipliné.

— Alors, les brimades te feront du bien.

— Je ne dis pas non, mais il y en a de trop raides vraiment. Ainsi, il y a deux ans, un melon a dû descendre d’un dortoir du 2e étage par les


Aspect du « 240 » pendant une salade de bottes.

fenêtres, avec des draps liés l’un à l’autre, n’ayant d’autre vêtement que son

sac, son bonnet de coton et son fusil en bandoulière : et c’était au mois de janvier. Si les draps avaient cédé !… Et encore, c’est tout juste si on ne l’a pas obligé à remonter par le même chemin. Avoue que celle-là dépasse la mesure.

— J’en conviens, bien qu’un peu de gymnastique à l’occasion ne m’effraie pas…

— Oui, mais moi qui n’en ai pas fait beaucoup, je suis un peu inquiet… je l’avoue. Quelle brimade nouvelle vont-ils inventer, cette année ?

Le 3 novembre, dans la matinée, les huit compagnies de recrues étaient alignées dans la cour Wagram, tendant l’oreille et attendant leurs Anciens, que les tambours et clairons étaient allé chercher à la gare. Bientôt l’air entraînant de la Saint-Cyrienne vibra au milieu du silence, et quelques minutes après, une trombe humaine s’engouffra au milieu du carré formé par les recrues terrifiées.

À grand’peine, les adjudants alignèrent les nouveaux venus et leurs innombrables valises face aux melons. On fit l’appel, et les capitaines dans un « laïus » ou « broutta »[4] qui, pour être classique, n’en était pas mieux écouté, rappelèrent aux anciens que les « brimades » étaient interdites par ordre du général Hanrion, commandant l’École ; puis la sonnerie de la berloque et le commandement de « rompez vos rangs » déchaînèrent sur les recrues le torrent des anciens.

Le petit Andrit ne s’était pas trompé ; il avait une bonne petite figure timide qui appelait la brimade, et il cherchait Georges anxieusement dans la cour pour affronter avec lui, comme il avait été convenu, la charge en fourrageurs de l’ennemi, lorsqu’un ancien, moustachu et roulant des yeux féroces, se planta devant lui :

— Mossieu, fit-il, voulez-vous me faire le plaisir de sauter en l’honneur de cet officier ?

Cet officier, c’était lui.

Docilement sauta le petit Andrit, une fois, deux fois, dix fois : puis comme l’ancien, allumant une cigarette, ne semblait pas devoir faire cesser l’exercice avant la fin de la journée, sa victime s’arrêta essoufflée, n’en pouvant plus.

Alors l’ancien gravement :

— Comment, mossieu, l’élasticité de vos nerfs a déjà atteint son coefficient maximum ? Apprenez donc, melon saumâtre et gallipoteux, que savoir sauter est le plus sûr moyen de vite et haut s’élever ! Que cette profonde maxime reste gravée en caractères de feu dans votre faible esprit !

« Et maintenant, ajouta-t-il, faisons succéder harmonieusement les jeux de l’esprit aux exercices physiques ; vous allez me répéter 35 fois cette phrase de Théocrite :

Le culte du détail est la menue monnaie du succès !

« Et entendez-moi bien, mossieu, en y mettant chaque fois une intonation aussi variée que pénétrante. »

Mais quand le malheureux Andrit eut redit la fameuse phrase quinze fois avec les tons successifs de la colère, de la persuasion, de l’indifférence et de la plus noire mélancolie, il ne trouva plus de variantes et le regard de l’ancien se chargeait d’orages, lorsque soudain, un hurlement, immédiatement répercuté dans toute la cour, domina les conversations particulières.

— Salade de bottes, les hommes !

— Et, savamment dispersés en tirailleurs, une bande d’anciens fit refluer les recrues dans un coin de la cour Wagram. Ce coin était appelé le 240, parce que là s’était arrêté, dans la mesure des côtés de la cour avec un double décimètre et une approximation d’un demi-millimètre, un Saint-Cyrien des anciens âges.

De tous côtés, et avec une hâte fébrile, les recrues, entassées dans l’étroit espace, se déchaussèrent, et bientôt une sérieuse pyramide de bottes s’éleva contre le mur.

Mais le moment avait été traîtreusement choisi à dessein : à peine la pyramide était-elle terminée, qu’un roulement de tambour annonçait la fin de la récréation ; un autre roulement allait avoir lieu trois minutes après pour indiquer le commencement de l’étude ; il fallait que, dans ce court laps de temps, chacun retrouvât son bien.

Et pour en rendre la recherche moins commode, deux féroces « fines galettes » mêlèrent, à grands coups de pieds, les cinquante ou soixante paires de bottes ainsi rassemblées.

— Allumez ! Allumez ! les hommes !… crièrent les Anciens, en se dispersant pour remonter à temps, car les terribles adjudants les guettaient.

Et je vous laisse alors, mes enfants, faire l’effort d’imagination nécessaire pour vous représenter ce qu’il advint lorsque les recrues se précipitèrent sur leurs chaussures. Tout d’abord ils essayèrent, en appelant à grands cris les numéros gravés sur les tiges (les tricules, comme on les appelait), de distinguer leurs bottes de celles de leurs petits cos[5].

Mais il leur fallut bien vite renoncer à retrouver chacun leur bien, car le deuxième roulement éclata, menaçant pour tous ceux qui allaient être remontés les derniers dans les études, et dès lors ce fut au petit bonheur. Le partage au hasard allouait à un gaillard de cinq pieds six pouces une botte sur deux où il pouvait introduire trois doigts de pied sur cinq, pendant qu’un « charançon », comme le petit Andrit, tombait sur une botte rappelant celles de l’Ogre, et derrière laquelle il eût pu se mettre à l’abri en campagne.

À la suite de ces salades, particulièrement redoutées, deux jours se passaient quelquefois sans que chacun pût rentrer en possession des chaussures marquées à son véritable « tricule ».

Mais c’était au dortoir que s’exerçait le plus la brimade : les recrues et les anciens couchaient cependant dans des chambres différentes ; mais les recrues avaient d’abord leurs gradés, choisis parmi les premiers de la promotion des anciens et nommés sous-officiers : de plus, il leur arrivait souvent qu’une fine-galette[6] échappant à la surveillance des bas-off[7] apparaissait dans un dortoir de recrues.

Alors soufflait le vent.

Le vent s’attaquait à tout, au lit, à la case et au fusil.

Une minute après le passage du météore qu’était cet ancien, les lits auxquels les recrues s’étaient efforcés de donner les arêtes vives d’un parallélépipède rectangle, étaient bouleversés ; les cases, construites suivant toutes les règles du parallélisme le plus rigoureux, grâce à des règles plates introduites dans chaque effet, étaient défilées[8] ; enfin les pièces de la culasse mobile des fusils, démontés sur les lits pour l’inspection de l’officier de semaine, étaient empilées par douzaine sur une toile de tente pour former ce que, par analogie avec la salade de bottes, on appelait l’omelette.

Il fallait une semaine pour rassembler ensuite les pièces d’une même arme.

En revanche l’étude où, de même qu’au dortoir, les recrues étaient seules avec leurs gradés, l’étude était un lieu de tranquillité relative ; car pour y arriver, il fallait que les anciens traversassent le Grand Carré, devant la porte du Cabinet de service toujours ouverte, et ne s’y risquaient que les « fines » n’ayant rien à craindre pour leur classement de fin d’année et déjà familiarisées avec l’ours.

Ainsi appelait-on la salle de police.

Mais quand l’une d’elles pouvait s’y introduire, et sans avoir été remarquée, fermer la porte derrière elle, l’étude entière était sa chose.

— Disparaissez, les hommes ! s’écriait-il d’une voix tonitruante, en allongeant démesurément la dernière syllabe du commandement. Et avec une rapidité sans exemple, tous les melons s’affalaient sous les tables.

— Debout ! hurlait l’Ancien, et toutes les têtes surgissaient à la fois.

C’était vraiment d’un curieux effet.

Mais parfois aussi une autre tête, inattendue celle-là, se montrait à travers le vitrage de la porte d’entrée. C’était celle du lieutenant de garde qui, s’apercevant de l’étrange manœuvre, happait le brimeur à la sortie et le faisait grimper à l’ours sans retard.


Je remplirais ce livre, mes enfants, des mauvaises farces qui étaient alors en honneur à Saint-Cyr, et que des milliers de Saint-Cyriens, dont beaucoup portèrent par la suite des noms glorieux, ont supportées gaiement. Ce que je vous en ai dit suffit à vous prouver que les débuts étaient durs à l’École Spéciale Militaire, et qu’il fallait, pendant sa première année, faire preuve de bon caractère.

J’entends même ceux d’entre vous qui n’ont jamais connu que les douces caresses de la famille et qui ignorent même la vie de pensionnaire, déclarer que de telles pratiques sont absurdes et ne servent à rien.

Laissez-moi vous dire, mes enfants, que, si elles sont modérées, si elles se bornent à d’innocentes taquineries, elles ont leur utilité : elles rompent à l’obéissance les natures rebelles ; elles assouplissent les caractères, et, dans la carrière des armes au seuil de laquelle se dresse le mot discipline, c’est par l’assouplissement du caractère que doit commencer l’éducation militaire.

Or, aujourd’hui, la brimade antique, celle que j’ai connue en partie et qui imposait au nouveau venu un surcroît de fatigue, celle qui l’humiliait souvent, celle qui était dangereuse même quelquefois, cette brimade-là a totalement disparu.


Le « vent » au dortoir.

On n’a plus à supporter à Saint-Cyr que des malices inoffensives, et ceux d’entre vous qui auront plus tard la chance d’y entrer, ne montreront plus, le jour de la rentrée des Anciens, l’air ahuri qu’avait le petit Andrit lorsque, ce même jour, à la récréation du soir, il retrouva enfin son ami Georges.

— Ouf ! fit-il, je suis harassé ! J’ai passé mon temps à sauter, à courir, à déclamer, à chanter, et si tous les jours sont comme celui-ci, je n’arriverai jamais au bout. Mais toi, on t’a laissé tranquille, je parie, à cause de la médaille : ils n’auraient osé.

— C’est vrai : un Ancien m’avait déjà commandé de grimper à une colonne du hangar couvert et je commençais à m’exécuter, lorsqu’une dizaine d’autres sont accourus et m’ont fait descendre en criant qu’ils me « cafardaient ».

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

— « Cafarder » veut dire « protéger », paraît-il, et depuis nul ne m’a rien dit.

— C’était bien sûr ; ils auraient eu un rude aplomb de brimer un camarade qui se battait à Bazeilles, lorsqu’eux-mêmes étaient encore au collège à faire des devoirs et à apprendre des leçons : aussi te voilà tranquille, et tu ne perdras pas ton temps à couver des inepties comme celle qui vient encore de m’échoir.

— Laquelle donc mon pauvre Andrit ?

— Voilà ; j’ai été abordé tout à l’heure par l’officier-kilomètre[9] des anciens ; avec les démonstrations de la plus exquise politesse, il m’a dit ceci : « Monsieur Bazar, votre physionomie remarquablement intelligente et le parfum de poésie qui se dégage de toute votre personne m’engagent à vous confier un travail que vous voudrez bien faire à vos moments perdus. Il s’agit simplement de deux cents vers alexandrins à m’extraire du sujet suivant : De l’influence des queues de morues sur les ondulations de la mer ! »

Georges se mit à rire de bon cœur ; mais l’air navré de son ami prouvait assez que l’officier-kilomètre n’avait pas plaisanté et avait pris le « tricule » de sa victime pour être en mesure de la retrouver.

— Et tu n’as pas protesté ? tu n’as pas respectueusement déclaré que tu étais incapable de…

— Mais si, mais si, tu penses bien, et c’est vrai : je ne bâtirai jamais plus de douze vers sur un sujet pareil ; mais je n’ai fait qu’aggraver mon cas : « Cette modestie vous honore, Monsieur, m’a répondu gravement ce « bourreau ; elle sied au vrai mérite ; mais ne vous pressez point : « cet officier » n’a besoin de votre poème que pour demain matin au réveil !… » De sorte que je vais consacrer à cette élucubration inepte la moitié de ma nuit.

Pauvre petit Andrit !


Aussi vous pouvez vous faire aisément une idée, mes enfants, de ce que fut la première sortie pour les malheureux melons au bout de deux mois de cette existence-là.

Elle eut lieu le dimanche qui précédait le Jour de l’An, afin de les accoutumer, par une première épreuve dans Paris, au port de leur uniforme, pendant les quatre jours de vacance qui allaient suivre.

Ah ! cette première sortie dans cet uniforme si ardemment convoité, avec le plumet rouge et blanc, planté coquettement sur le bleu du shako ; le « casoar » comme l’appellent les Saint-Cyriens ; cette gaucherie des premiers pas ; cette raideur du débutant soldat ; cette crainte d’oublier un salut au supérieur qui passe, fût-il un caporal d’administration ! qui ne s’en souvient comme du jour des grandes émotions ! À celle-là s’en joignait encore une autre pour Georges : il allait passer une journée entière avec sa mère.

Comme son nouvel ami n’avait pas à Paris de correspondant, Georges emmena avec lui, ce jour-là, le petit Andrit et le présenta à son cousin Pierre Bertigny et à Margarita. De douces heures coulèrent dans l’intimité de la famille, égayées par les récits de brimade des deux Saint-Cyriens Pierre, qui se rappela les brimades et les farces de La Flèche, raconta de son côté l’histoire de la cane qui avait failli le faire mettre à la porte du Prytanée, et il n’y eut pas, ce soir-là, jusqu’au petit Russe dont la figure ne s’illuminât d’un sourire.

Car vous pensez bien, mes enfants, que Mohiloff était toujours là, et, en attendant la sortie de Saint-Cyr de son jeune maître, il avait repris auprès de Mme  Cardignac son emploi de serviteur muet.

Georges montra à son ami son chassepot et son sabre-baïonnette qu’il avait été, après la guerre, déterrer de concert avec Pierre Bagelin, le charbonnier, au pied d’une borne hectométrique de la route de Sedan à Bouillon. Il les conservait précieusement et le petit Andrit tourna et retourna les deux armes comme si elles eussent été de véritables reliques.

Heureusement les brimades ne sévissaient que pendant les premiers mois qui suivaient l’arrivée, et des sujets plus sérieux allaient occuper, absorber, devrais-je dire, l’esprit et le corps de nos deux amis.

Dans aucune École, mes enfants, pareille somme de travail n’est exigée et fournie ; dans aucune, l’alternance des efforts physiques, normalement gradués, et des occupations intellectuelles n’est aussi sagement réglé. C’est même cette alternance qui, jetant l’élève à l’air frais de la campagne avant de le plonger dans la lourde atmosphère des études, et l’extrayant d’un local clos pour le faire galoper dans un manège, c’est cette alternance, dis-je, qui empêche le surmenage cérébral. Seuls succombent à ce régime les faibles de constitution ou de cerveau. Les derniers classés eux-mêmes ne peuvent s’abandonner à leur paresse naturelle : ils sont entraînés dans le mouvement général. S’ils s’y refusent, ils ont la certitude d’être « secs », c’est-à-dire de ne pas sortir officiers à la fin de leur deuxième année ; or, comme au début de la première ils se sont engagés pour cinq ans en bonne et due forme, s’ils ne sont pas officiers, ils sont soldats et envoyés comme tels dans un régiment. La perspective est terrifiante et stimule les plus paresseux : aussi, les élèves « séchés » à l’examen final de deuxième année sont rares, très rares ; le travail est la règle, acharné pour les uns, toujours soutenu pour les autres.

Mais que les premiers mois sont terribles !

Je suis bien sur de n’être démenti par aucun Saint-Cyrien en vous disant, mes enfants, que les cinq ou six mois qui s’étendent de la rentrée d’octobre jusqu’à Pâques constituent pour ceux qui parviennent à en garder un souvenir assez précis, le moment le plus dur de toute leur vie.

C’est par excellence la période de « l’affolement » ; la recrue à son arrivée est, par définition, un être « affolé ! »

Le tableau d’emploi des heures de la journée accorde, en effet, à toutes les opérations, un temps si strictement limité que tout doit se faire au galop ; et, à la différence de ce qui est exécuté hâtivement, il faut encore que tout soit bien et complètement fait.

À peine a retenti dans les couloirs, les escaliers et les dortoirs le roulement prolongé du réveil, exécuté par le tambour de garde, que de véritables hurlements, poussés par « les gradés aux recrues » se croisent en tous sens.

— Debout, les hommes ! debout !… cependant que « ces officiers », comme se désignent eux-mêmes les élèves de deuxième année, « carottent le traversin » pendant quelques minutes, privauté que leur permettent une pratique plus longue du débrouillage intérieur et l’absence de contrôle.

Pour le melon l’affolement commence et ne vas plus cesser.


Une « colle » de « barbette ».

Nous sommes en hiver, il est cinq heures du matin. Les cris de ses gradés l’ont fait sursauter : il ne fait qu’un bond des draps.

Vite il lui faut découvrir son lit, s’habiller en toute hâte et descendre ; les escaliers sont noirs de recrues qui se bousculent, mettant fiévreusement leurs derniers boutons.

Cinq heures huit. Trois coups de baguette et l’appel se fait à l’Étude. Puis silence général dans l’École : c’est l’heure où l’on prépare ses « colles »[10], où l’on étudie sa théorie ; c’est aussi l’heure où les uns vont à la salle d’escrime, les autres au manège, ceux-ci aux douches, ceux-là au gymnase ; et le gymnase à cinq heures et demie du matin, en hiver, sous la dure clarté des lampes électriques, avec les agrès qui collent aux mains. je ne vous dis que cela !…

À sept heures, nouveau roulement : la dégringolade au réfectoire est plus rapide encore que celle du réveil ; car il s’agit, en cinq minutes, de prendre son café, et de remonter dans les dortoirs pour l’importante opération de « l’astique ».

Pauvre café ! de quel œil d’envie les melons regardent les anciens, sirotant doucement le leur, assis tranquillement. Eux ont le droit de rester debout, de l’avaler d’un trait, de se brûler s’il est chaud, et de s’engouffrer dans les escaliers en emportant leur pain.

Bah ! dans un an on imitera les anciens !

— Allumez[11], les hommes !

C’est le cri ininterrompu : partout on l’entend rugir.

La tenue d’astiqué, c’est-à-dire le pantalon et la veste de coutil arborés, le melon se livre alors au dortoir à une orgie de nettoyage qui lui met rapidement la sueur au front, en janvier, dans les chambres les plus dénuées de poêles.

Lorsqu’il a fait, et quelquefois refait, suivant l’humeur de son sergent, un lit et une case acceptables, il doit procéder à la toilette de son fusil, à la mise au point de tous ses cuirs, au cirage de ses bottes dont les semelles aussi noires et aussi brillantes que les empeignes, doivent permettre à un ancien de se mirer à l’aise. Les premiers jours, lorsqu’il a exécuté le quart de toutes ces opérations, le fatal roulement retentit, l’avertissant qu’il n’a plus que quelques minutes avant l’inspection du lieutenant de semaine. Alors l’affolement devient du délire : il s’habille de travers, entasse dans sa case et dans son bahut, au hasard, tout ce qui traîne encore sur son lit, et rouge, apoplectique, les yeux brouillés, se fige au pied de son lit, au commandement de : «  fixe ! » pour voir passer l’officier.

Heureusement, ce dernier sait ce qu’il en est, et jette un regard indulgent sur le désordre qu’on lui présente.

Le melon aura d’ailleurs la ressource de venir achever son ouvrage pendant la récréation : car, de récréation pour lui pendant les premiers mois, il n’y en a point.

Et phénomène étonnant, cette besogne multiple qui exige que tous les membres marchent à la fois, cette besogne qu’on croit irréalisable dans l’espace de temps qui lui est attribué, le melon arrivera pourtant à la parfaire et plus tard il l’exigera des nouveaux venus.

Vous comprenez maintenant, mes enfants, ce que sont les brimades, brochant sur tout cela ; de quel œil est regardé l’ancien qui, aux affres réglementaires de l’inspection, vient ajouter le vent de sa fantaisie personnelle.

Mais les dortoirs sont en ordre : voici l’heure des cours, et militairement, sur deux rangs, se forment les compagnies.

— Deux jours au dernier !

Il faut pourtant bien qu’il y en ait un de dernier ! Tout le monde ne peut arriver sur les rangs à la fois ! Cela ne fait rien : deux jours de peloton au dernier ! clament les adjudants.

Dans les vastes amphithéâtres Vauban et Guibert, les élèves sont rangés à des places toujours les mêmes, et un adjudant surveillant, porteur d’un vaste tableau contenant tous les noms disposés dans le même ordre que les élèves eux-mêmes, prend note des causeurs, des bruyants ou des dormeurs ; il ne dit pas un mot, ne fait pas un signe ; il se borne à cocher impitoyablement, et tout à l’heure le dormeur ou le bavard trouvera son nom sur la liste des punis, avec quatre jours de peloton.

Les cours sont professés par des officiers supérieurs : ils portent sur l’artillerie la fortification, l’administration et la législation militaire, la géographie, la topographie, l’art et l’histoire militaires, la littérature, l’allemand et le dessin.

Je vous fais grâce des noms bizarres dont les promotions successives ont affublé ces différentes parties de l’instruction de l’officier : bronze, barbette, chien vert, chien jaune, etc. Vous saurez que, si j’employais la langue spéciale de l’École pour désigner les êtres et les choses, vous ne comprendriez plus rien à mes descriptions.

Au professeur titulaire sont adjoints des capitaines que, de tout temps, on a appelés irrévérencieusement des « pendus ». Pourquoi, je n’en sais rien ; mais ce dont je me souviens, par exemple, c’est de la terreur que quelques-uns inspiraient en faisant passer « les colles ».

Ah ! le dur moment que celui où, campé devant un tableau noir et muni de gants blancs, l’élève subit l’interrogatoire hebdomadaire ! Quelle note « ramènera-t-il » ? Elle est importante, cette note, car s’ajoutant aux autres, elle modifiera le classement de fin d’année, et, au classement final, décidera du choix d’un régiment et d’une garnison.

Lorsque les cours sont finis au point de vue théorique, ils sont confirmés dans des séances pratiques, et rien n’est plus pittoresque que de voir les compagnies de Saint-Cyriens se disperser, hors de l’École, les unes sur le polygone de Satory pour y voir exécuter des destructions par la mélinite, ou construire des chemins de fer de campagne ; les autres sur les routes pour y lever le terrain à la boussole, cependant que celles-ci creusent des tranchées et que celles-là s’exercent à la manœuvre du canon.


Mais à toutes ces séances d’un intérêt si nouveau pour eux, Georges Cardignac et son ami Andrit préféraient les exercices du service en campagne qui avaient lieu aux environs de l’École.

Sans doute, ces exercices extérieurs étaient précédés, pendant l’hiver, de durs moments : ceux où, immobiles dans la neige, glacés par l’âpre vent qui balaye le Marchfeld[12], ils avaient senti leurs doigts collés par le froid contre le canon du fusil. Mais ces débuts n’avaient été qu’un jeu pour le fils du colonel Cardignac, rompu aux exercices du corps et au maniement du fusil. Et quant au petit Andrit, il avait apporté à satisfaire son instructeur[13] un tel fanatisme — c’est le mot à Saint-Cyr — que ses progrès avaient été rapides, et que le terrible ancien lui avait déclaré, après quinze jours


Le service en campagne à Saint-Cyr.

d’épreuves et d’exigences renouvelées : « Mossieu Bazar, vous faites honneur

à « cet officier » et je vais vous « cafarder ». Et l’ancien ayant tenu parole, l’ouragan de brimades avait sérieusement diminué d’intensité pour le petit Saint-Cyrien.

Et rien ne l’intéressait comme ces petites manœuvres, véritables images de la guerre, auxquelles se livraient les compagnies, partant de bonne heure dans la campagne après le café du matin.

Au début, les compagnies luttaient l’une contre l’autre : car une lutte sans adversaire, avec « l’ennemi supposé », comme on dit en langage théorique, ne peut avoir l’intérêt et l’imprévu d’une rencontre avec « l’ennemi représenté », et la 1re  et la 2e compagnies, sœurs jumelles de la même division, se trouvant ennemies dans ces occasions-là, l’une partait d’un côté pour prendre position, l’autre, de l’autre, pour la chercher d’abord et l’attaquer ensuite au bon endroit.

Celle-ci, pour figurer l’ennemi, prenait le manchon blanc sur le képi ; celle-là, restée française, gardait le képi rouge.

À peine hors du village, on s’égrenait : les avant-gardes prenaient de l’avance pour fouiller le terrain en avant de la compagnie ; les patrouilles de flanqueurs se dispersaient en éventail à droite et à gauche pour ne pas laisser passer d’embuscade ; en un mot, mes enfants, on apprenait aux futurs officiers l’art essentiel de reconnaître la position de l’ennemi avant de l’attaquer ; et vous venez de voir, par des exemples récents, combien cette nécessité des reconnaissances, et d’une façon générale, du service de sûreté, s’impose, puisque les Anglais, pour l’avoir méconnue, ont trouvé moyen de tomber pendant si longtemps sous le feu des Boers, à courte distance, sans rien connaître de leurs positions.

Alors c’était de part et d’autres des ruses d’Apaches ; profitant de tous les couverts du sol, les éclaireurs se glissaient, rampaient vers la ligne des sentinelles ennemies, pour les surprendre et les tourner, et quand le capitaine d’une des deux compagnies, bien renseigné par son avant-garde et ses patrouilleurs, pouvait arriver dans le flanc de la compagnie adverse sans avoir été éventé, c’était une griserie générale : la charge sonnait, les Saint-Cyriens mettaient baïonnette au canon, s’élançaient, et la sonnerie de « cessez le feu » suivie de celle de « l’assemblée », ne réussissait pas toujours à maîtriser la fougue de ces jeunes emballés.

Puis, la manœuvre finie, amis et ennemis se réunissaient ; les faisceaux étaient formés, le capitaine directeur de la manœuvre faisait la « critique » et un repos bien gagné permettait aux petits marchands de « cornard »[14] de vendre leurs produits aux élèves. Alors Cardignac et Andrit, se retrouvant, discutaient l’opération, et il arrivait souvent que Georges, se remémorant des situations similaires en 1870, disait à son ami :

— Quand il y a des balles dans les fusils, on ne marche pas de l’avant comme nous venons de le faire.

— Il en sera toujours ainsi dans toutes les manœuvres, répondait avec bon sens le petit Andrit.

Il faut pourtant que je vous conte, mes enfants, qu’un général russe, dont vous connaîtrez plus tard le nom illustre, Dragomiroff, avait eu une idée toute particulière sur cette question. Il s’était dit :

— Puisqu’on ne peut pas obtenir du soldat qu’il se modère et se cache convenablement pendant les manœuvres, parce qu’il sait n’avoir aucun danger à courir en se découvrant, mettons des balles dans quelques fusils ; lorsque ce soldat saura que, sur mille cartouches à blanc tirées sur lui, il y en a « une à balle », il se méfiera et nous ne verrons plus d’invraisemblances dans les manœuvres.

— Mais, lui avait-on objecté, il pourra survenir mort d’hommes dans vos manœuvres !

— Évidemment, répondait-il, mais qu’importe si, pour un homme tué, il y en a mille qui profitent sérieusement de l’instruction.

Et il avait, sans rire, proposé l’adoption de son idée au Tsar qui, bien entendu, ne l’avait pas écouté.


Il arrivait souvent, dans ces manœuvres, que les anciens, entourant Georges Cardignac, lui faisaient raconter tel et tel épisode de 1870 auquel il avait assisté et qui avait une analogie avec le thème de l’opération du jour. C’était alors une « leçon de choses » que tous écoutaient avec gravité. Plus l’année avançait d’ailleurs et plus la considération dont était entouré « le petit marsouin » de 1870 augmentait.

Car les anciens avaient peu à peu connu, non par ses récits — il évitait le plus possible de se mettre en scène — mais par des témoignages venus du dehors, que leur jeune recrue s’était comportée en brave, en toutes circonstances, et avait fait preuve de sang-froid dans les cas les plus graves, et l’estime générale lui était venue, lui évitant toute tracasserie, se manifestant sous mille formes.

Il en était de même des professeurs à qui le capitaine Manitrez avait fait l’éloge de son élève : si bien que les bonnes notes lui arrivaient comme l’eau va à la rivière, et qu’à la fin de l’année, il se trouva le douzième de sa promotion. Il avait donc gagné cent trente-sept rangs.

Le petit Andrit, lui, était quatrième.

Oui, mes enfants, il était avant notre ami Georges, et Georges fut le premier à s’en réjouir, car véritablement son ami s’était montré acharné au travail pendant cette année-là. Il avait d’ailleurs sur Georges un avantage marqué : il dessinait à merveille. Ses levés de plans, ses agrandissements topographiques, ses copies de cartes avaient toujours les meilleures notes, et comme le dessin sous toutes ses formes — prenez-en bien note, futurs Saint-Cyriens — tient une très grande place dans le programme d’enseignement de l’École, il s’était trouvé tout naturellement en tête de sa promotion.

La deuxième année de Saint-Cyr avait encore rapproché les deux amis. Je suis sûr que vous me demanderez, mes enfants, si, devenus « anciens », ils avaient, à leur tour, brimé les pauvres melons de la promotion suivante.

Il faut bien que je vous réponde franchement : Oui. Ils n’avaient pas été féroces bien certainement ; mais, convaincus par leur propre exemple de l’utilité de former le caractère des futurs officiers, ils avaient exercé sur eux leur verve railleuse, et Andrit, en particulier, n’avait pas manqué de confier à l’un d’eux le désir de « cet officier » de posséder deux cents alexandrins tirés de :

« L’influence des queues de morues sur les ondulations de la mer. »

Ce n’était pas nouveau, mais c’était toujours bien ennuyeux !

Quelle différence entre la deuxième année d’École et la première ! Georges avait été nommé sergent à la rentrée : Andrit était passé sergent-major à la compagnie du capitaine Manitrez, qui l’avait pris, comme le fils du colonel Cardignac, en véritable affection.

L’amitié des deux jeunes gens était devenue plus étroite, et bien souvent. Georges avait emmené le petit sergent-major chez sa mère, aux jours de sortie. C’était l’heure reposante, après les dures épreuves de la semaine : mais encore fallait-il la gagner, cette sortie. Or elle était la résultante de la conduite et de toutes les notes hebdomadaires ; aussi étaient-ils encore nombreux ceux pour qui ne s’ouvraient pas, le dimanche, les portes de l’École.

Il y avait exception les jours de « galette » : lorsque le Chef de l’État, le Ministre de la Guerre ou un souverain étranger venait visiter Saint-Cyr, le général accordait en leur honneur la sortie générale ou « galette », et c’était dans tout Paris, pendant ces journées-là, un frissonnement de plumets blancs et rouges.

Un grand jour aussi était celui du « triomphe », précédant de peu les examens de sortie, et l’excursion que je viens de faire avec vous à Saint-Cyr, mes enfants, serait incomplète si je ne vous en parlais pas.

Lorsque dans le tir au canon, qui s’effectuait alors sur le polygone de l’École, et que la grande portée des pièces a fait reporter aujourd’hui au camp de Châlons, un ancien avait eu la chance d’envoyer une bombe sur le but représenté par un tonneau tricolore, il y avait « triomphe ».

Les élèves présents à la batterie à ce moment, accouraient aussitôt dans la cour Wagram pour y annoncer la bonne nouvelle, et, immédiatement, tous les exercices étaient suspendus.

Une animation extraordinaire se manifestait dans toute l’École : un vent de gaieté soufflait partout.

Tout d’abord « le père Système », c’est-à-dire l’élève de la promotion des anciens qui avait le matricule le plus bas, grimpait aux salles de police et sommait le sergent de garde de lâcher ses prisonniers ; puis les recrues, rapidement travesties au moyen de toiles de tente, de plumets, de papier de couleur et de toutes les parties de l’équipement mises à contribution, formaient la haie dans la cour, et, armés de branchages, attendaient le triomphateur.

Celui-ci apparaissait bientôt devant la porte fermée de la cour, assis sur un affût de canon, orné de verdure et traîné par quatre chevaux. Toute la promotion des anciens le suivait, conduite par le « père Système ».

Les tambours et clairons marchaient en tête du cortège, précédés par le tambour-major.

Celui-ci frappait du pommeau de sa canne la porte de la cour.

— Qui vive ! criait-on de l’intérieur.

— Triomphe ! répondait le tambour-major.

À cette réponse, la porte était ouverte à deux battants, et, aux accents de la Saint-Cyrienne, la promotion des Anciens franchissait le seuil de la cour.

Le char triomphal passait entre la haie des recrues qui poussaient des hourras frénétiques et s’arrêtait devant le général commandant l’École, entouré de tout l’État-major, et à qui le père Système adressait un discours de circonstance.

Le triomphateur recevait alors les félicitations du général, qui annonçait la levée des punitions, nouvelle accueillie par des acclamations enthousiastes.

Aussitôt après le dîner, un bal était organisé dans le fond de la cour ; des lanternes vénitiennes accrochées aux arbres illuminaient le décor ; une fanfare s’improvisait à l’aide d’artistes inconnus et d’instruments tombés on ne sait d’où, et la fête se prolongeait jusqu’à dix heures aux accords d’une musique enragée.

Telle était jadis, mes enfants, la célébration de notre modeste triomphe ; c’était une réjouissance tout intime et surtout improvisée.

Aujourd’hui, la fête qui porte ce nom est devenue une véritable solennité artistique : elle a lieu dans la « Petite-Carrière », sous les yeux de trois ou quatre mille invités du dehors, officiers de Paris et de Versailles, parents des élèves, curieux de marque, et les toilettes des femmes jettent au milieu des uniformes une note claire du plus gracieux effet.

Le programme des différentes attractions offertes par les élèves à ce public de choix est d’une richesse et d’une variété que ne désavouerait pas un impresario américain.

Les costumes, loués à Paris ou confectionnés par les élèves eux-mêmes, avec des papiers et des cartons multicolores, transforment tous ces jeunes gens en Romains, en bayadères, en Mexicains, en sauvages, suivant que les événements marquants de l’année attirent la verve des acteurs sur telle ou telle partie du monde.

Après un défilé burlesque des plus amusants, la fête commence, suivie de drôleries inénarrables, conduites par un compère à la faconde inépuisable, coupée d’un carrousel où brillent les plus hardis cavaliers, et le tout se termine le soir par une revue, jouée dans un manège, et où sont chansonnés les faits marquants de l’année Saint-Cyrienne. Le bal et la fête foraine ne sont pas oubliés ; les élèves font danser les femmes de leurs officiers, et les modestes lanternes vénitiennes d’autrefois ont cédé la place à des lampes électriques qui inondent de lumière le Petit Bois.

Cette journée est comme le dernier éclat de la gaieté des élèves avant la fin de l’année ; car, à peine les derniers vestiges en ont disparu, que commencent les examens de sortie.

De nouveaux examinateurs, désignés par le Ministre, viennent s’adjoindre aux professeurs de l’École, et chaque Saint-Cyrien subit, devant ce redoutable aréopage, toute la série des questions prouvant qu’il possède complètement le programme d’instruction d’un officier.

C’est le mois terrible, le mois de « pompe » comme on l’appelle, et lorsqu’il eut fermé son dernier cours et passé son dernier examen, Georges, exténué, n’eut plus qu’une idée : se sauver en vacances et ne plus ouvrir ni un livre ni un cahier pendant trois mois.

Telle est d’ailleurs l’impression générale des deux promotions, et elle se traduit chez les anciens par un arrachage complet de tous les cahiers qui ont servi pendant l’année à prendre des notes : ils sont mis en morceaux aussi menus que des confettis, et, dans le dernier train qui emporte les futurs officiers, ces morceaux de papier, jetés par les portières, laissent tout le long de la voie comme une trace neigeuse.

Ne croyez pas cependant, mes enfants, que les Saint-Cyriens se débarrassent ainsi des cours qui leur ont été faits pendant leurs deux années et qu’ils devront si fréquemment consulter encore par la suite. Ces cours, qui représentent un volume considérable, leur sont remis autographiés, et sont conservés soigneusement, avec le plumet, le shako bleu et les épaulettes rouges que, blanchi sous le harnais, l’ancien élève de Saint-Cyr ne regardera jamais sans émotion, en les retrouvant au fond d’une malle.

Les examens passés, les élèves n’avaient plus qu’un devoir à remplir : faire choix d’un régiment, et, fidèle à ses premières préférences, Georges Cardignac demanda le 1er  régiment d’infanterie de marine, stationné à Cherbourg.

Avec lui faisait choix du même corps un Alsacien nommé Zahner, un casse-cou, ne doutant de rien, et emporté par son goût pour la vie aventureuse et les campagnes lointaines.

Puis un petit méridional nommé Ferrus qui, orphelin et n’ayant d’autre fortune que sa solde, allait essayer de résoudre au loin de difficile problème d’atteindre, sans faire de dettes, le grade de capitaine.

Car, il faut bien le dire, si la carrière des armes apporte avec elle tant de nobles satisfactions, elle n’offre à l’officier qu’une solde insuffisante, puisque cette solde n’a grossi que du cinquième, alors que le prix des pensions et des logements augmentait de plus du tiers.


En tenue d’officier d’infanterie de marine.

Et l’ami de Georges, me demanderez-vous, mes enfants, le petit Andrit, ne choisit-il pas, lui aussi, l’infanterie de marine ?

Ce ne fut pas l’envie qui lui en manqua, mais ses parents s’y opposèrent formellement, et il ne voulut pas débuter dans la vie militaire par une désobéissance aux désirs d’un père et d’une mère qu’il adorait ; mais il put satisfaire en partie cependant les goûts aventureux qu’il avait contractés au contact de Georges, en demandant un régiment d’Afrique, et, parmi tous ces régiments, il choisit celui qui avait le plus de chances de faire campagne au loin : la légion étrangère.

Aussi Georges et lui devaient-ils plus tard se retrouver aux colonies, car la légion a été de toutes les fêtes : au Tonkin, au Dahomey, à Madagascar, et partout elle s’est taillé la réputation d’un corps intrépide.

Une autre considération, il faut le dire, avait décidé le petit Andrit à rester dans l’armée de terre, et il l’avait maintes fois exposée à son ami.

— Et si tu es loin, bien loin, au fond du Sénégal ou en Cochinchine, lorsque éclatera la guerre avec l’Allemagne, quels regrets n’auras-tu pas de ne pouvoir arriver à temps !

Mais Georges avait répondu par le souvenir de la « Division bleue » à Sedan.

— Si la guerre éclate, on nous rapatriera, et, comme en 70, nous arriverons encore à temps pour faire notre partie à la frontière de l’Est, j’en suis bien sûr.

Si on eût dit alors aux deux jeunes gens qu’un quart de siècle et plus se passerait avant que cette guerre de revanche éclatât ; si on leur avait dit aussi que l’activité de la France, alors tournée tout entière vis-à-vis de celui qu’on appelait « l’Ennemi » tout court, c’est-à-dire de l’Allemand, allait se dépenser en expéditions coloniales aux quatre coins du globe, Georges Cardignac se fût applaudi de son choix ; Émile Andrit l’eût imité ; mais tous eussent été bien surpris.

Mme Cardignac avait bien essayé de détourner son fils de l’infanterie de marine ; mais depuis deux ans qu’elle le voyait s’affermir de plus en plus dans son intention de rester « le petit marsouin » qu’il avait été aux débuts, elle finit par céder et se résigna comme elle s’était toujours résignée.

De sorte que, le 1er  octobre 1877, les nominations paraissaient à l’Officiel, envoyant Georges Cardignac à Cherbourg et Émile Andrit à Bel-Abbès, dans la province d’Oran.

Ils devaient rejoindre leurs corps respectifs le 31 décembre.

Aujourd’hui l’État, moins généreux, les oblige à prendre leur service le 1er  novembre.

Le jour où, pour la première fois, Georges Cardignac revêtit le costume sévère de l’infanterie de marine, le pantalon bleu à liséré rouge, la tunique à col noir, rehaussée de l’ancre brodée, et l’épaulette d’or, Mohiloff, qui ne sortait jamais, s’absenta toute une matinée.

Quand il revint, il tendit à Georges un papier portant en tête ce titre : « Feuille de route ». Depuis longtemps il attendait ce moment-là ; il avait eu la précaution de demander à sa majorité la naturalisation française. Il venait donc de s’engager pour cinq ans, à la mairie de Versailles, et appartenait, lui aussi, au « 1er  marsouin ».

Il réalisait son vœu le plus cher : vivre dans l’ombre de Georges Cardignac.

  1. Filleuls de Napoléon.
  2. Terme venu d’Afrique qui signifie la charge d’un mulet en même temps que son harnachement.
  3. Terme générique, s’appliquant dans ce cas particulier à des objets ou effets non réglementaires.
  4. Discours. — Broutta était le nom d’un ancien professeur de littérature de Saint-Cyr.
  5. Cô : camarade.
  6. Fines-galettes : les derniers d’une promotion.
  7. Bas-off : adjudants.
  8. Jetées à terre sens dessus dessous.
  9. Celui qui a la plus grande taille : l’officier millimètre est celui qui a la plus petite.
  10. Interrogations des officiers professeurs : il y en a au moins une par semaine.
  11. Allumer, se hâter, courir.
  12. Terrain de manœuvre contigu à la cour Wagram et au Petit Bois. Ce nom lui a été donné en souvenir de la plaine où se livra la bataille de Wagram. Il est dominé par la statue équestre de Kléber.
  13. Chaque recrue est livrée à un ancien qui devient son instructeur au point de vue militaire et est responsable de cette instruction pendant les trois premiers mois.
  14. Cornard : friandises de tout genre ; — par extension et sans qu’on puisse expliquer pourquoi, ce mot, très usité à Saint-Cyr, s’applique également à un mouvement mal fait et en général à tout ce qui est malpropre ou en désordre.