Delagrave (p. 113-142).


CHAPITRE IV

de la gloire !… quand même !!


Si vous ne saviez déjà, mes enfants, quelle nature énergique possédait Georges Cardignac, la seule lecture de ses impressions de guerre suffirait à vous démontrer que, chez lui, la force d’âme allait de pair avec la vigueur physique.

Pour être un « homme », pour être ce que les Latins appelaient vir et les Grecs andros, il faut en effet que la robustesse se décuple de la virilité morale.

Je sais bien qu’il existe de nombreux exemples où la débilité, la faiblesse du corps, furent compensées par les énergies et les volontés d’un cerveau puissant ; mais ce sont là des exceptions, et la formule normale de l’équilibre humain tient entière dans cette devise : mens sana in corpore sano.

Il faut rendre aux Cardignac cette justice, qu’ils s’appliquaient à la mettre en pratique, et, ma foi ! ils n’y réussissaient vraiment pas mal ! n’est-il pas vrai ?

Chez eux, nulle dégénérescence ! Nul affaiblissement à travers les générations qui se succédaient.

C’est que tous avaient eu, dès leur jeunesse, cette grande éducatrice qu’est l’armée.

C’est ainsi que, malgré son jeune âge, Georges Cardignac était un « homme » dans la plus belle acception du mot, et il l’avait prouvé vaillamment.

Sa guérison avait été rapide ; le sang généreux qui coulait dans ses veines y avait largement contribué ; car, vous le saurez, les natures saines se remettent plus vite d’une blessure grave que les tempéraments appauvris d’une blessure légère ; mais il faut ajouter que la volonté, l’ardent désir du jeune homme de reprendre les armes avaient encore hâté son rétablissement.

Lorsqu’il avait clos ses impressions de guerre, il y avait déjà plusieurs jours qu’il se levait.

D’abord il avait fait quelques pas dans la chambre, appuyé sur une béquille ; puis graduellement, les forces revenant, il s’était contenté d’une canne, et ce jour-là, 18 décembre 1870, notre ami rentrait sans fatigue au bras de son ami Paul Cousturier d’une excursion à travers la ville.

Je n’ai pas besoin de vous dire, mes enfants, que votre camarade ne portait pas, au cours de ses sorties, son joli costume en toile bise de franc-tireur vosgien.

Ah ! mais non ! car il n’aurait pas fallu badiner sur ce chapitre-là ; les Prussiens qui, vous le savez, occupaient Dijon, l’eussent fait prisonnier sans hésitation, tout jeune qu’il fût, et ils étaient féroces vis-à-vis des francs-tireurs qu’ils se refusaient à reconnaître comme belligérants et qu’ils fusillaient impitoyablement.

Or, ce jour-là, 18 décembre 1870, vers cinq heures du soir, Georges et Paul tournaient l’angle de la rue Saint-Philibert, quand un bruit de chevaux et de ferraille secouée les fit s’arrêter, juste au coin du bureau de tabac qui se trouvait à cette époque en face de l’église Sainte-Bénigne.

Dans la rue, une foule d’artilleurs allemands se pressaient, hâtant le trot ; puis, derrière eux, des fourgons, des caissons et des canons emplissaient la rue du fracas de leurs roues, bondissant sur les pavés.

— Tiens ! tiens ! fit Paul… On dirait qu’ils n’ont pas l’air si fiers que ça, ces « messieurs ».

— En effet ! ils semblent plutôt penauds, riposta Georges à mi-voix.

Et comme un canon passait devant eux, Georges Cardignac se penchant vers son camarade lui souffla :

— Tiens ! regarde ! Ce n’est plus six chevaux qui attellent une pièce, mais huit !… Seulement les deux chevaux de tête ont eu leurs traits coupés ! Ils ont dû perdre des pièces quelque part, et on a ajusté les chevaux en excédent aux pièces qui restaient pour donner le change[1].

Le petit-fils de Jean Tapin avait vu juste : ces troupes qui rentraient précipitamment à Dijon venaient d’être battues à Nuits par la division du général Cremer.

Le bruit s’en répandit bientôt dans la ville, car plusieurs Allemands n’avaient pas été aussi discrets que leurs chefs vis-à-vis de leurs hôtes, et bientôt une rumeur joyeuse circula de maison en maison.

C’est qu’à cette époque, au cours de ces épreuves terribles que traversait la France, le plus léger succès emplissait les âmes d’allégresse et d’espoir !

Or Gambetta, qui, de Tours, dirigeait en quelque sorte à lui seul la défense, tout en s’entourant des conseils d’officiers généraux, Gambetta, disons-nous, avait songé à tenter, sur le flanc gauche des Allemands, un mouvement tournant qui, s’il eut réussi, eût certainement donné des résultats importants.

Un coup d’œil d’ensemble sur la carte de France, que vous devez déjà connaître fort bien, mes enfants, vous permettra de vous rendre compte de l’état des opérations à la fin de 1870.

Au nord, Faidherbe, avec l’armée du nord, maintenait l’aile droite des Allemands, et devait même leur infliger, le 3 janvier 1871, un sérieux échec à Bapaume.

Au centre, Paris investi résistait, et par suite immobilisait une très importante fraction des assaillants.

Mais la capitulation de Metz, le 24 octobre 1870, avait permis aux Allemands de disposer des troupes que la résistance prolongée de Bazainc eût retenues en Lorraine.

Ces troupes étaient donc venues renforcer les autres sur la Loire, et le général Chanzy se voyait contraint de reculer — non sans gloire — sur le Mans.

Au sud, l’armée des Vosges avait été, elle aussi, refoulée — ainsi que vous l’avez vu ; — mais le gouvernement de la Défense Nationale, dont M. de Freycinet (vivant encore aujourd’hui) faisait partie, avait, non sans raison, tenté le mouvement tournant sur la gauche des Allemands, en s’appuyant, d’abord sur la Loire, et ensuite sur les places de l’est, Besançon et Lyon.

Ce plan était — théoriquement — très bien conçu ; pratiquement il ne réussit pas, à cause de difficultés nombreuses d’exécution, et notamment des fautes multiples qui furent commises dans l’organisation des ravitaillements en vivres et munitions.

Quoi qu’il en soit, il souleva dès le début de son exécution un véritable enthousiasme, car le Français possède en lui-même des trésors de foi et d’espérance.

Aussi, dès qu’on eut constitué, à l’aide d’éléments puisés dans l’armée de la Loire, une armée nouvelle qui prit le nom d’« Armée de l’Est », la confiance parut renaître au cœur de tous.

Du reste, la fortune sembla un instant sourire à nos armes ; car le 30 novembre, le général Cremer[2] avait déjà arrêté les Allemands à Nuits ; et, le 18 décembre 1870, il leur infligeait, en avant de cette ville, une réelle défaite qui les forçait à rentrer, ainsi que vous l’avez vu, en grand désordre dans Dijon.

Dès ce jour, Georges ne put tenir en place ; et, chose singulière, ses forces semblaient renaître à l’approche des armées françaises.

— Ah ! quand donc vont-ils arriver ! s’écriait-il souvent,… quand donc vais-je pouvoir repartir ?

Le doux visage de sa mère s’assombrissait à ces poussées d’exubérant enthousiasme, et les petites Lucie et Henriette, contemplant gravement celui qu’elles considéraient comme un jeune héros, laissaient tomber de leurs longs cils des larmes silencieuses.

Quant au jeune Mohiloff[3], le petit Russe, qui avait retrouvé son jeune maître avec des démonstrations de joie qu’on n’eût guère attendues de cette nature peu expansive, il ne s’animait guère que lorsqu’il voyait Georges s’exalter.

Généralement taciturne, il passait des jours entiers sans prononcer une parole ; mais il couvait des yeux le blessé, se précipitant pour prévenir ses désirs, pour lui éviter une fatigue ou même un simple dérangement.

Intelligence médiocre, d’un caractère méditatif et concentré, il ne vivait que pour servir le petit-fils des Cardignac, qu’il aimait d’une affection sauvage mais ardente.


Paul tombait sur Bombonnel et ses francs-tireurs.

Quant à Margarita, les journées lui semblaient mortellement longues, sans nouvelles de Pierre Bertigny, et, autant par affection d’épouse que comme Française d’élection, elle désirait ardemment le refoulement des Prussiens, ne fût-ce que pour avoir des nouvelles de son mari.

Le 24 décembre au matin, un remue-ménage singulier eut lieu à Dijon, parmi les troupes prussiennes.

Les troupes se rassemblaient dans les rues et sur les places ; les convois de bagages se formaient ; les sous-officiers questionnés avaient beau répondre : « Nous partir pour Capout Galibardi »[4], personne ne crut à ces assertions, formulées sans doute par ordre supérieur et auxquelles le récent succès de Crémer à Nuits enlevait toute portée.

À huit heures et demie, « il ne restait plus un Allemand dans la ville » ; tous étaient allés bivaquer en arrière de Sainte-Appollinaire, et le soir, à trois heures, ils avaient disparu.

Le lendemain matin, le son du clairon français réveillait Paul Cousturier qui, bondissant hors de ses draps, dévalait au grand galop sur la neige durcie, courait au bruit de la fanfare, et tombait rue du Bourg sur Bombonnel[5] et ses francs-tireurs, formant l’extrême avant-garde de nos troupes. Dans la journée, les premières troupes de la division Crémer faisaient leur entrée à Dijon !

Quelle joie pour tous les habitants de cette patriotique cité, après plusieurs semaines d’occupation allemande !

Du coup, Georges réendossa sa tenue de franc-tireur ! Il marchait maintenant comme s’il n’eût jamais été blessé, car il avait eu soin de se faire fabriquer une paire de chaussures spéciales, dont le talon intérieur, du côté de sa blessure, était garni d’un feutre doux.

Et le surlendemain la joie patriotique de la famille se doubla de la joie familiale.

Pierre Bertigny, attaché à l’état-major du général Bourbaki, commandant en chef de l’armée de l’Est, tomba comme un aérolithe au milieu de la famille assemblée.

Margarita, qui pleurait justement à ce moment, faillit s’évanouir de bonheur : aussi fut-elle la dernière à s’apercevoir que son mari portait le quatrième galon, celui de chef d’escadron, bien mérité par sa vaillante conduite à Sedan.

Lui aussi, Pierre, avait traversé bien des angoisses, et certes, s’il s’attendait à retrouver quelqu’un à Dijon, ce n’était pas Georges Cardignac ! La première pensée de ce dernier fut celle que vous devinez, mes enfants. Il supplia son cousin de l’emmener. Quel meilleur guide pourrait-il souhaiter ? Mais Pierre refusa : d’abord il appartenait à un État-major et non plus à un corps combattant, et perdrait rapidement Georges de vue ; mais la véritable raison était qu’à son avis, Georges Cardignac avait payé à sa patrie une dette suffisante, et que sa blessure n’était pas assez bien guérie. Le soir même, le brave Pierre remontait à cheval, filant vers Besançon.


Soyez le bienvenu, mon lieutenant.

Puis ce fut le père de Paul Cousturier, le docteur Émile Cousturier, qui fit, en pleine nuit, une apparition à Dijon, prit juste le temps d’embrasser son fils et ses amis, et regagna, à Saint-Jean-de-Losne, l’ambulance du 18e Corps à laquelle il était affecté.

Les troupes se succédaient en effet sans relâche pour se concentrer vers Besançon et de là piquer sur Belfort : il s’agissait d’abord de débloquer cette place, héroïquement défendue par le colonel Denfert-Rochereau ; puis de tâcher d’entrer hardiment dans le duché de Bade, afin de couper les Prussiens de leur base de communication.

Malheureusement le froid était terrible, et nos soldats, éprouvés déjà par de longues marches, en souffraient atrocement ! L’armée n’allait pas vite ; sur les chemins durcis et glissants, les chevaux n’avançaient pas et tombaient : les traînards se faisaient chaque jour plus nombreux.

Un matin, le 31 décembre 1870, Paul arriva triomphant chez M. Ramblot. L’enfant brandissait un billet de logement, et derrière lui deux soldats apparurent.

Le premier, un officier de haute taille, sous-lieutenant de turcos, bien pris dans sa tunique bleu de ciel et dans son large pantalon dit « flottard », s’avança.

— Monsieur ! dit-il, excusez-moi de vous importuner. Nous sommes de passage, et le bon hasard m’envoie loger chez vous avec mon brave « Barka ».

Il désigna un grand Arabe à mine rébarbative qui portait sa cantine et qui, tout grelottant dans sa large culotte de toile, relevait pourtant avec crânerie sa tête énergique aux grands yeux d’émail.

— Soyez le bienvenu, lieutenant, dit M. Ramblot, et veuillez accepter de déjeuner avec nous.

L’officier s’excusa d’abord ; mais sur l’insistance de M. Ramblot, il finit par accepter et se présenta en tendant au négociant cette carte de visite :


Paul AUGIER
Sous-lieutenant aux tirailleurs algériens.


Je dois vous dire, mes enfants, que c’était une habitude chez M. Ramblot de faire le plus chaleureux accueil aux soldats qu’il avait à loger. En cela, le brave homme croyait ne faire que son devoir tout strict, et il avait raison d’agir ainsi.

N’est-ce pas nous-même, ne sont-ce pas nos enfants que nous accueillons en la personne des soldats auxquels nous donnons gîte ? N’est-ce pas une vilenie, une très mauvaise action, de faire grise mine à ces pauvres gens qui se dépensent en force, en courage et en énergie pour nous défendre ?

Qu’ils soient donc toujours reçus à bras ouverts et traités comme des membres de la famille. Peut-être, au moment même où nous donnons « le bon gîte » au soldat inconnu qui passe, notre enfant ou notre frère voit s’ouvrir ailleurs devant lui la maison hospitalière d’un compatriote.

Mais à ce sentiment naturel chez tout bon Français, s’en ajoutait un autre tout spécial : M. Ramblot était, avouons-le, enchanté d’avoir à loger des turcos.

Du reste, Paul Cousturier, le diable à quatre, dès qu’il avait appris l’arrivée des « tirailleurs », s’était précipité à la mairie et avait insisté pour qu’on en envoyât rue Charrue, désir auquel on avait immédiatement acquiescé.

C’est qu’au milieu de toutes nos tristesses, de toutes nos défaillances, les turcos avaient conservé intacte leur réputation de sauvage intrépidité.

Tout le monde se rappelait leur admirable conduite à l’armée du Rhin, au début de la campagne, alors qu’ils prenaient et reprenaient jusqu’à sept fois de suite une batterie prussienne.

On savait que beaucoup avaient alors refusé d’écouter la sonnerie « en retraite », et s’étaient fait hacher plutôt que de lâcher les canons pris, dont ils étreignaient avec force les cous de bronze.

Ah ! Il n’y a pas à dire ! Ce sont de rudes soldats que ces Arabes ! Une fois lancés, c’est une trombe, une avalanche. Lorsque les obus ne les arrêtent pas en les tuant, ils arrivent quand même jusqu’à l’ennemi !

Car la mort pour eux n’a rien d’effrayant.

Il est certain qu’au point de vue du feu, ils gaspillent un peu leurs cartouches, se grisent du bruit des détonations, en faisant avant tout « parler la poudre » comme dans les « fantasias » de leurs pays, où, vêtus de burnous éclatants, ils s’exercent au jeu de la guerre ; mais, quand la charge éclate et qu’on les lâche, baïonnette haute, il faut des remparts pour les arrêter ! Aussi tous ceux qui aiment la bravoure, c’est-à-dire tous les Français, regardent les turcos comme les plus précieux de nos auxiliaires indigènes.

M. Ramblot était donc tout joyeux d’avoir à loger le sous-lieutenant Paul Augier et son ordonnance Barka. Il n’était pas du reste le seul à éprouver cette satisfaction, car, sans compter notre ami Paul, les deux petites, Lucie et Henriette, n’avaient pas assez d’yeux pour admirer la tenue azur du sous-lieutenant, et les deux gamines étaient littéralement émerveillées du joli galon d’or, soutaché à la Hongroise, qui courait en astragale sur la manche de l’officier.

Par exemple le digne Barka leur fit un peu peur, avec sa face de bronze ; et comme il voulut être aimable et découvrit dans un sourire ses dents blanches comme celles d’un loup, les deux petites se reculèrent instinctivement vers leur mère.

Un gracieux :

« Ti lé deux bien gentilles mam’zelles ! » du grand Arabe n’eut qu’un succès relatif auprès des fillettes, et ce fut avec un soupir de soulagement qu’elles virent disparaître Barka, que la bonne emmena jusqu’à la cuisine.

Peu après, le déjeuner servi rassembla tous les convives autour de la table, et ce fut là que Georges Cardignac fut présenté à Paul Augier.

L’histoire du jeune franc-tireur empoigna — c’est le mot — le jeune sous-lieutenant de turcos.

Pendant le récit des prouesses de Georges, récit énoncé pourtant avec simplicité par l’oncle Ilenri, Paul Augier ne quitta pas des yeux le jeune soldat, et quand il eut tout entendu :

— Ah ! madame, dit-il, après un silence et en s’adressant plus spécialement à Mme Cardignac, ah ! madame, que vous devez être fière d’avoir un fils comme ce jeune homme !

— Hélas !… Oui, lieutenant ; mais…

— Je sais, reprit en souriant Paul Augier. Je sais ! Un cœur de Française se double fatalement d’un cœur de mère. Mais, madame, à vous qui êtes femme d’officier, qui faites partie d’une famille héroïque, permettez-moi de dire respectueusement : « Plus votre cœur saigne du sacrifice consenti, plus vous êtes grande ! »

Il s’arrêta. Une émotion fit tressaillir son jeune et énergique visage.

— Oui ! reprit-il, les femmes sont grandes parfois. J’en connais une autre que vous, madame ; une autre que je veux aussi glorifier. Celle-là,… c’est ma mère !

Et sur les questions qui jaillirent, Paul Augier raconta sa propre histoire.

Il appartenait à une riche famille parisienne et habitait, au moment de la déclaration de la guerre, avec sa mère et son frère André.


Barka s’était emparé d’une casserole et d’une cuiller à pot.

Comme tout le monde, il avait tout d’abord cru à la victoire ; mais, à la nouvelle des premières défaites, leur cœur de Français avait tressailli.

« À l’âge que vous avez, mes enfants, leur avait-elle dit, je ne vous aurais point donnés pour une guerre de conquête ; mais ce n’est plus le cas. Nous en sommes à la défense du sol sacré de la Patrie : tous nous devons y contribuer. La France est envahie, mes enfants ! Je vous donne à elle… Partez ! »

Et cette femme, héroïque comme le furent toutes les femmes de l’ancienne Rome, comprimant les tressaillements douloureux de son âme maternelle, tint à honneur d’amener elle-même ses deux fils au régiment.

À l’heure de la séparation, elle les serra contre son cœur, leurs deux têtes reposant sur ses épaules, une muette bénédiction tomba dans un baiser, de ses lèvres sur leurs deux fronts.

Puis, à l’appel du clairon, Paul et André se dégagèrent.

Un instant plus tard, la mère restait seule et voyait au loin le régiment disparaître.

Les deux frères avaient ensuite combattu à Sedan, comme Georges Cardignac. Moins heureux, André Augier était tombé dangereusement blessé ; mais son frère Paul avait réussi, au prix d’énergies surhumaines, à le sauver et à le transporter jusqu’en Belgique. Alors, une fois le blessé installé à l’hôpital, Paul était rentré en France. Réintégré dans les rangs de l’armée de la Loire, il avait été nommé sous-lieutenant !

— Oui, conclut-il en terminant, si toutes les mères de France avaient agi comme vous, madame, et comme ma mère… qui sait ? Peut-être aurions-nous été victorieux. Ah ! pauvre pays ! qui, envahi par les hordes allemandes, n’a pas trouvé tous tes fils pour te défendre !…

Il y eut un instant de silence poignant, que rompit soudain un bruit d’enfer qui partait de la cuisine.

Que se passait-il ? La cuisinière qui arrivait toute effarée en donna l’explication.

C’était Barka, le noir Barka qui causait ce vacarme !

Bien traité, l’Arabe s’était attablé devant une forte côtelette qui n’avait pas « fait long feu », vous pouvez le croire.

Puis Joséphine, la cuisinière, lui avait servi des pommes de terre sautées, que le turco avait trouvées fort à son goût.

Le tour de la salade était venu ensuite, et Barka ne l’avait pas trouvée mauvaise ; non plus, du reste, qu’un fort morceau de gruyère, additionné d’une poire en guise de dessert.

Après un léger repos, Barka n’avait pu refuser une tasse de bon café fumant, ce qui est du reste dans l’ordre pour bien terminer un déjeuner.

À cela, je ne trouverais rien à redire ; mais l’Arabe, tout bon musulman qu’il fût, avait oublié, ce jour-là, les préceptes du Koran et négligé la plus rigoureuse des prescriptions du prophète.

Il avait donc, sans compter, rempli et vidé copieusement son verre ; et comme il s’agissait, en l’occurrence, d’un excellent petit vin rouge bourguignon, provenant de la côte de Chenôve, le brave turco avait senti, vers la fin du repas, une douce gaieté l’envahir.

Le pis est que Joséphine crut devoir, par bienséance, additionner d’un verre de marc de Bourgogne le café de Barka, qui, sans trop savoir comment cela lui survenait, se trouva du coup tout à fait gris !

Alors, empoigné d’une idée saugrenue, le « téraïour » s’était mis à danser dans la cuisine ; puis, comme pour danser il faut de la musique, et de préférence de la musique arabe, l’ordonnance de Paul Augier s’était emparé d’une casserole et d’une cuiller à pot.

Avec l’une, il tapait sur l’autre à tour de bras ! En même temps, il psalmodiait, sur un mode guttural, un chant de son pays,

Alalya, ras el Bey, Alalya !…


et se trémoussait comme un diable, ne s’arrêtant que pour rouler des yeux féroces en articulant :

« Couper cabèche[6] aux Pruskos ».

Joséphine, d’abord ahurie, avait pris peur devant « ce possédé » et était montée prévenir.

L’apparition de son lieutenant ramena instantanément l’Arabe au calme et à la bonne tenue. Dans un langage approprié, ni français, ni arabe, qu’on dénomme le « sabir », Paul Augier semonça vertement M. Barka et l’envoya se coucher, avec la promesse de quatre jours de « garde de camp ».

Cet incident burlesque terminé, la conversation reprit, et ce fut à ce moment que Georges Cardignac, qui jusqu’alors avait peu parlé, intervint.

— Mon lieutenant, dit-il simplement, voulez-vous m’emmener ?

L’officier, d’abord surpris, hésita un quart de seconde, puis tendant les mains au jeune homme :

— De tout mon cœur, dit-il, et je fais une bonne recrue pour mon peloton.

— Et moi, mon lieutenant, je suis fier de servir à votre école.

— Mon enfant ! s’écria Mme  Cardignac, tu n’y penses pas !… Et ta blessure ?

— Je suis guéri, mère chérie. Je marche maintenant aussi bien qu’avant. Rien à craindre de ce côté !

Puis, prévenant de nouvelles objections, Georges ajouta d’un ton grave :

— Du reste, mère, il faut voir la situation telle qu’elle est. Je ne m’appartiens plus maintenant. En entrant aux francs-tireurs des Vosges, j’ai contracté un engagement pour la durée de la guerre ; je n’ai donc pas le droit de me soustraire à mon devoir militaire ; je suis tenu… obligé de repartir ! Or ma compagnie est je ne sais où ! Je trouve à servir dans l’armée régulière. Je pars !…Sois courageuse comme tu l’as été jusqu’à présent.

— Et puis, madame, je pars avec lui. Je porterai son sac !

C’était Mohiloff qui sortait de son mutisme.

Paul Augier considéra le jeune Russe, admirant sa carrure de jeune athlète, et sourit.

— Madame, dit-il, j’emmène les deux jeunes gens. Aussi bien, le fait n’est pas nouveau dans notre régiment de marche, récemment formé avec des jeunes Kabyles qui sont venus renforcer les débris de nos vieux turcos. Tenez, nous avons un petit Arabe, un gamin de douze ans, tout frêle qui n’a pas voulu laisser partir tout seul son grand frère ![7] Il a suivi partout le régiment et fait, au besoin, le coup de feu comme un homme. Le jeune… comment s’appelle-t-il ?

— Mohiloff.

— Oh ! C’est un nom russe !

— Oui, il l’est en effet.

Et Mme  Cardignac raconta les incidents à la suite desquels le petit Cosaque était entré dans la famille Cardignac.

— Eh bien ! chère madame, j’emmène le jeune Mohiloff ; il suivra en amateur et soulagera ainsi son jeune maître.

Et, le jour même Georges Cardignac était incorporé aux turcos, dans le bataillon du commandant Lanes et dans la section du sous-lieutenant Paul Augier.


Halte ! commanda doucement Paul Augier

Le lendemain à l’heure du départ, vêtu de l’élégant uniforme de tirailleur, il embrassa une dernière fois sa mère dont le visage baigné de larmes faisait peine à voir, et il allait se mettre en route après avoir chaleureusement remercié M. Ramblot de sa touchante hospitalité, lorsque dans l’antichambre il aperçut ses deux fillettes, Henriette et Lucie, qui sanglotaient silencieusement.

Touché de cette muette affection, le petit volontaire les embrassa en leur disant quelques douces paroles :

— Oh ! monsieur Georges, dit la plus jeune en lui saisissant les mains, je ne veux pas que vous partiez !

— Il le faut, ma petite Lucie ; mais, croyez-moi, je ne vous oublierai pas !

— Je ferai ma prière pour vous tous les soirs, reprit-elle les mains jointes.

— Gentille enfant ! dit Georges en s’éloignant à son ami Paul qui voulait faire auprès de lui les premiers kilomètres. Quant à ce dernier, il avait bien supplié qu’on l’emmenât, lui aussi ; mais, on le conçoit, son oncle s’y était carrément refusé ; et ce fut avec un gros serrement de cœur qu’après avoir accompagné son ami jusqu’à deux lieues, il vit les turcos disparaître dans la brume neigeuse.


Je vous ai dit, mes enfants, que l’objectif de l’armée de l’Est était d’abord de débloquer Belfort, puis de pénétrer en Allemagne par le grand Duché de Bade. Mais le général allemand Werder, qui avait récemment évacué Dijon, avait concentré ses troupes du côté de Vesoul pour couvrir le corps d’investissement de Belfort. C’était donc contre le corps allemand de Werder qu’allait se heurter l’armée du général Bourbaki.

Ce mouvement ne pouvait réussir qu’à l’expresse condition d’être mené avec une rapidité extrême : car, prévenus, les Allemands formaient, du côté de Châtillon-sur-Seine, une armée dite « armée du Sud », placée sous les ordres du général de Manteuffel.

Ce général avait, vous le comprenez de suite, mes enfants, pour mission de couper l’armée de l’Est de sa base d’opérations ; de la cerner, en un mot, pour l’anéantir.

Il eût donc fallu réussir avant que cette nouvelle armée allemande eût terminé son organisation ; malheureusement, le général Bourbaki fut retardé par toutes sortes de motifs, indépendants de sa volonté.

D’abord, le froid persistait, terrible, et les routes, couvertes d’une épaisse couche de neige, devenaient impraticables.

Du froid et de la fatigue, on peut encore triompher avec de l’énergie. Mais contre quoi toute l’énergie vient se briser, c’est contre le manque de vivres et l’absence de repos. Or les malheureux soldats de l’armée de l’Est n’avaient que rarement un abri, et les distributions, toujours tardives, leur arrivaient lorsque, brisés par la fatigue, après une dure étape, ils avaient succombé au sommeil ; le plus souvent donc, ils se couchaient sans avoir le courage de manger.

Notre mouvement en avant avait commencé le 5 janvier 1871 ; le 9, nous prenions contact avec l’ennemi à Villersexel.

Cette journée fut pour nous une victoire, car la ville prise par les Allemands fut reprise par nous, après une lutte épouvantable qui se prolongea la nuit et jusqu’au lendemain matin. Ce ne fut qu’à trois heures du matin, que le château resta définitivement entre nos mains, après avoir été pris et repris deux fois ! Néanmoins, toujours immobilisé par le manque d’approvisionnements, le général Bourbaki ne put continuer sa marche en avant que le 11 janvier.

Werder était pourtant dans une situation critique ; mais il reçut à ce moment l’ordre formel du Maréchal de Moltke d’avoir à résister coûte que coûte. Le Feld-Maréchal l’avisait en outre de l’arrivée prochaine de l’armée de Manteuffel.

Rendons à ce général cette justice qu’il fit contre nous tout son devoir avec une ténacité extraordinaire. Nous pouvons l’en louer, car on ne se diminue pas soi-même, au contraire, en rendant hommage au mérite de ses ennemis.

C’est ainsi qu’il prépara, entre Héricourt et Montbéliard, sa ligne de bataille pour nous barrer la route, et là eut lieu une terrible bataille qui dura trois jours : les 15, 16 et 17 janvier.

Terrible ! certes, car il y eut, de part et d’autre, une dépense d’énergie incroyable.

Le 15 au matin, la section de Paul Augier avait été envoyée en reconnaissance sur notre aile droite, face à Montbéliard.

Il faisait une brume assez épaisse, et l’officier avait prescrit la plus active attention en raison du voisinage très rapproché de l’ennemi.


Georges Cardignac avait reçu une balle dans l’épaule.

Les turcos filaient sur les deux côtés de la route, et se dissimulaient de leur mieux.

Défense leur avait été faite de tirer sans ordre. Georges Cardignac, l’arme prête, courbé en deux, dans le fossé, suivait de près Barka qui, l’œil ardent, le devançait de quelques mètres. Derrière suivait paisiblement Mohiloff, un bâton à la main et sac au dos.

Sur la route, la grande silhouette élégante de Paul Augier se découpait dans le brouillard.


Soudain, sous une futaie, un bruit de pas retentit, puis des formes indécises apparaissent.

— Halte !… et à terre ! commande doucement le sous-lieutenant.

Les turcos obéissent.

Mais au même moment, un coup de feu part de la futaie à leur adresse et enlève la chéchia de Barka.

Ah ! ça ne fut pas long ! L’Arabe épaulant riposte, et cinq ou six de ses camarades l’imitent, sourds aux objurgations de Paul Augier qui, ayant reconnu que les arrivants étaient des mobiles, criait à ses Arabes.

— Ne tirez pas ! ce sont des gardes mobiles ! Ne tirez pas !

Le feu des Arabes s’arrête pourtant ; mais Barka, roulant des yeux furibonds :

— M’en moque pas mal ! crie-t-il, ma liéténant, ti sais ! pisque « garde-maboul » tirer sur téraïours… téraïours tirer sur « garde-maboul ». Voilà !


Paul Augier et Georges ne purent s’empêcher de rire de la boutade. Au reste, c’était bonheur — pour une fois — que les turcos fussent mauvais tireurs, et personne n’avait été touché.

La marche reprit donc, avec une section de renfort qui venait d’arriver, et bientôt ce furent des coups de fusils prussiens qui, cette fois, nous arrivèrent de Montbéliard.

D’un ton bref, Paul Augier, très calme, disposa son monde. Instinctivement les turcos s’étaient placés en demi-cercle, et le feu commença.

Puis, quand on eut atteint les premières maisons, l’officier cria :

— À la baïonnette !

Et, chose invraisemblable mais vraie, les Allemands dégarnirent précipitamment les premières maisons, devant cette furieuse attaque de deux sections seulement.

Il faut dire que, depuis Wissembourg, les Prussiens avaient une peur abominable des turcos.

Avec un sang-froid, un à-propos merveilleux, le jeune officier organisa ses Arabes, pour tâcher de conserver ce qu’il venait de conquérir de la position.

Son ardeur, son entrain, son enthousiasme galvanisèrent non seulement ses hommes, mais des habitants qui vinrent les renforcer.

On peut dire que ce fut à son énergie et à sa ténacité que Montbéliard dut d’être enlevé, grâce au point d’appui qu’il avait emporté de haute lutte avec une poignée d’hommes.


Mais toute médaille a son revers ! Pendant la première partie de la lutte, Georges Cardignac avait reçu une balle dans l’épaule ; et, le soir de ce combat, ce fut dans une petite chaumière, transformée en ambulance, qu’il vit arriver Pierre Bertigny que Paul Augier avait envoyé prévenir. Sans être grave, la nouvelle blessure de notre ami le rendait définitivement incapable de poursuivre la campagne. Pierre le trouva donc en larmes, sous la garde du fidèle Mohiloff et du grand Barka.

Le jeune turco se désolait à l’idée que, le lendemain, la bataille devait reprendre et qu’il n’y serait pas ; mais malgré son désir, l’évidence était là ! Que faire avec un bras enserré de bandelettes, et la fièvre consécutive aux blessures par coup de feu !

— Je n’ai vraiment pas de chance, cousin Pierre, dit-il, et le proverbe : Non bis in idem est vraiment faux ! Touché deux fois en si peu de temps ! C’est navrant !

— En tout cas ! mon cher enfant, j’ai fait le possible pour calmer l’amertume de cette vilaine inaction à laquelle vous êtes condamné, dit Paul Augier, et je vous promets, pour demain, un pansement de premier ordre.

— Oui ! je ne veux pas te faire languir, dit à son tour Pierre, mais demain tu recevras ton brevet de médaillé militaire !… Le général Bourbaki me l’a promis. C’est ton lieutenant, M. Paul Augier, que tu dois avant tout remercier ; car, à peine l’action terminée, et sans même dire un mot de la part qu’il y avait prise, il est accouru à l’État-major pour demander cette récompense pour toi.

Comme il connaît le général Bourbaki, la proposition a abouti immédiatement. Heureusement qu’étant survenu sur ces entrefaites, j’ai pu dire sur lui-même tout ce que je savais, et, si nous te félicitons aujourd’hui pour la médaille, j’espère que, dans peu, nous le féliciterons pour sa croix. Elle aura été bien gagnée.

— Non, dit Paul Augier, plus ému qu’il ne le voulait paraître, ne me louangez pas, mon enfant : je n’ai fait que mon devoir en signalant votre belle conduite. C’est la seconde fois que votre sang coule sur un champ de bataille, et vous avez seize ans ! Vous avez vaillamment gagné cette médaille, et j’en suis bien heureux.

— Bono ! Bono ! dit Barka. Ti a raison, ma liéténant !

Vous dirai-je, mes enfants, l’émotion heureuse qui étreignit le cœur de Georges à la nouvelle qu’on lui apportait ainsi ? Vous vous en doutez bien, n’est-ce pas ?

C’est que la médaille, au ruban jaune liséré de vert, est, par excellence, la distinction du soldat méritant.

Et après avoir été la récompense des braves qui combattent dans le rang, elle devient l’apanage de ceux qui dirigent les armées.

C’est ainsi que, lorsqu’un général termine sa glorieuse carrière avec tous les honneurs qu’on décerne aux vertus militaires, il est un ordre qu’il ambitionne par dessus tout : la médaille militaire du simple soldat et du sous-officier.

Quand autrefois il y avait encore des maréchaux de France, on la leur donnait comme un honneur suprême.

Ce fut donc pour Georges un jour d’orgueil et de gloire que le 16 janvier. Malheureusement une tristesse patriotique vint empoisonner sa joie. Malgré les héroïques efforts de nos soldats, nous devions renoncer, après trois jours de lutte, à enlever la ligne Hérécourt-Montbéliard, ligne sur laquelle le général allemand Werder avait organisé un système complet et formidable de défense, puisqu’il avait été jusqu’à distraire du siège de Belfort des pièces de gros calibre pour les mettre en position contre l’armée de Bourbaki.

De plus, le Corps de Manteuffel s’était mis en mouvement, et, passant entre Langres et Dijon, avançait rapidement pour nous prendre à revers.

Prévenu de son approche, Bourbaki, désespéré, dut prendre le parti de battre en retraite !

Que faire en effet avec des troupes épuisées par des luttes journalières et manquant de tout ?

Les faire écraser dans un dernier et formidable choc ? Laisser broyer l’armée dans l’étau qui se refermait sur elle ? Non !… et malgré l’épuisement des soldats, malgré la température atroce, malgré la neige, malgré tout, le général Bourbaki voulut tenter de sauver son armée par une retraite à travers le Jura.

Hélas ! en temps normal et en terrain ordinaire, la réalisation de ce plan comporterait toujours de nombreuses difficultés ; mais là, c’était une opération militaire terriblement dangereuse à tenter, par les sentiers forestiers où la neige atteignait une moyenne d’un mètre !

On la tenta pourtant ! Elle fut héroïque, mais navrante, et rappelle, par certains côtés, la terrible retraite de Russie.

Georges n’avait pas voulu demeurer à l’ambulance et devenir ainsi prisonnier des Allemands.

Le bras droit en écharpe, s’appuyant sur l’épaule de Mohiloff, il fit, malgré des souffrances intolérables, la première étape à pied.

Mais le lendemain, ses forces le trahirent : il tomba presque évanoui sur le bord du chemin ; et son officier navré dut l’abandonner là, laissant aux ambulances le soin de le recueillir.

Hélas ! les ambulances semaient à chaque kilomètre leurs chevaux épuisés, leurs conducteurs démoralisés.

Les médecins, malgré leur dévouement, ne pouvaient suffire à leur tâche.

Les hommes s’asseyaient dans la neige, les yeux fous, tremblant de fièvre et de froid ; les pieds gelaient, les mains tombaient inertes, la mort passait !

Les fourgons étaient pleins de malades, d’écloppés, de blessés, que la poursuite des Allemands talonnait.

Souvent en effet des coups de feu arrivaient dans cette triste arrière-garde, y semant le désordre.

Ajoutez à cela que, pendant toute cette affreuse retraite, chaque homme, officier ou soldat, ne toucha, comme ration journalière, qu’une pomme de terre et un peu d’eau-de-vie, plus un morceau de pain gelé, gros comme la moitié du poing.

Il est certain que notre pauvre camarade fût resté sous les neiges du Jura, sans un aide-major compatissant qui avait remarqué la médaille militaire sur la poitrine du jeune turco.

Il le fit porter dans une prolonge où, enveloppé d’une maigre couverture, un médecin-major grelottait ; accroché à l’arrière de la voiture, Molikoff suivait son maître et ami.


Georges tomba presque évanoui sur le bord du chemin.

Le lugubre convoi essuya la fusillade ennemie à Chaffois ; le fourgon perdit un cheval tué par une balle et arriva à Pontarlier avec un seul cheval. On était au 1er février. Là, pendant que les débris de l’armée de l’Est traversaient la frontière suisse pour échapper à l’armée de Manteuffel, l’arrière-garde, commandée par le brave Pallu de la Barrière et soutenue par le canon du fort de Joux, maintint les Allemands, et permit ainsi aux débris de l’armée de demander asile au petit peuple suisse, qui les reçut et les traita avec une générosité dont il faut se souvenir.

Ce furent là les derniers coups de feu de la guerre de 1870-1871.

Georges avait été laissé à Pontarlier, ainsi que le médecin militaire, son voisin de calvaire.

On les déposa dans une ambulance particulière, organisée dans leur propre maison par deux demoiselles du pays, Mlles  Grandvoinet, et ce fut là seulement que Georges Cardignac sut quel était son compagnon de retraite.

C’était le docteur Cousturier !… le père de son camarade Paul.

Brisé par les fatigues de sa tâche, par un surmenage inouï et par le manque de nourriture, le malheureux médecin avait été terrassé par la maladie… Il devait, hélas ! en mourir le 5 mars suivant ! Il repose aujourd’hui dans le petit cimetière de Pontarlier.

Quant à notre ami Georges, quelques jours l’avaient remis sur pied. Sa blessure s’était en même temps cicatrisée ; aussi, le 6 février, il remercia chaudement Mlles  Grandvoinet de leurs bons soins, se procura des vêtements civils, et, toujours escorté de Mohiloff, il parvint, grâce à son jeune âge, à gagner la Suisse ; puis, par Genève, il rentra en France.

Le 15 février, muni d’un laissez-passer qu’il s’était procuré, il arrivait à Dijon, et tombait dans les bras de sa mère en larmes !

Pauvre femme ! Elle avait bien payé sa dette à sa patrie ! car je renonce à vous dépeindre ses angoisses depuis Villersexel. Depuis le 9 janvier en effet elle était sans nouvelles !

Maintenant c’était fini !… bien fini, hélas ! Elle ne redoutait plus le départ de son Georges ! Elle pouvait sans crainte s’abandonner au légitime sentiment de fierté qu’elle éprouvait en contemplant ce jeune et vaillant soldat qu’était son fils !

En effet, un armistice général avait été conclu à Versailles le 25 janvier, afin de permettre aux plénipotentiaires des deux pays de préparer les bases du traité de paix.

Comment ! me direz-vous, mes enfants, l’armistice était signé et les Allemands continuaient la guerre contre l’armée de l’Est ! Mais alors !… Ils violaient les conventions et le droit des gens !

Hélas, non ! Il est triste d’avoir à faire cette constatation navrante ; mais, au moment où l’armistice était signé à Versailles, le gouvernement avait oublié d’y comprendre l’armée de l’Est !

Oubli impardonnable, que n’excuse ni l’émotion de la défaite, ni le désarroi général.

Que de vies inutilement sacrifiées par cet oubli ! Que de souffrances imposées ainsi à ces pauvres soldats en retraite !

N’insistons pas sur ce cas douloureux, mes enfants.

Je préfère vous dire en passant ce qu’avait fait maître Paul pendant que son ami Georges se battait à Villersexel et à Montbéliard.

Maître Paul, pour se dédommager d’être resté à Dijon, faisait encore le coup de feu sous les murs de la ville les 21, 22 et 23 janvier !

Parfaitement ! L’armée de Manteuffel, pour passer entre Langres et Dijon, avait détaché une division pour immobiliser Garibaldi qui tenait son centre dans cette dernière ville.

La défense fut énergique ; les Allemands y furent durement éprouvés et perdirent entre autres le drapeau du 61e régiment poméranien, qui leur fut enlevé par un franc-tireur.

Il est bon de le dire, car ce fut le seul drapeau pris sur un champ de bataille pendant la guerre de 1870-71.

Nous en avons perdu beaucoup, mais on ne nous les a pas pris les armes à la main. Ce sont les capitulations qui nous les ont arrachés, tandis que, au moins, si les Allemands n’en ont perdu qu’un, c’est qu’on le leur a enlevé de vive force.

Allez le voir, mes enfants ! Il est aux Invalides, suspendu aux voûtes de la chapelle, côte à côte avec ceux que les Allemands nous ont laissés à Iéna !

Un autre fait aussi doit vous être raconté, au sujet de ces combats de Dijon ; car on oublie vite en France, et il est bon que vous sachiez ce dont nos ennemis d’alors ont été capables : le voici dans toute son horreur.

Furieux d’avoir été tenus en échec devant le château du Crêt-de-Pouilly, près Dijon, les Prussiens, s’en étant enfin emparés, y trouvèrent encore des défenseurs.

L’un d’entre eux, nommé Fontaine, tomba en leur pouvoir ; les misérables l’attachèrent à la rampe du grand escalier de pierre, le couvrirent de paille et de fagots, l’arrosèrent de pétrole et le brûlèrent à vif !

Quand nous reprîmes le Crêt-de-Pouilly, on retrouva le malheureux complètement carbonisé.

Vous voyez, mes enfants, quelle férocité, quelle sauvagerie sans nom déployèrent les Prussiens pendant la guerre. Souvenez-vous de Bazeilles et du château de Pouilly ! Paul Cousturier s’en souvient, je vous l’assure, car il fut un de ceux qui découvrirent les ossements calcinés du pauvre homme.


Je termine sur ce trait, mes enfants, l’histoire de cette horrible guerre ; je ne voulais pas m’y attarder aussi longtemps, car l’évocation de cette année de deuil et de larmes, 1870-71, est une des plus lugubres de notre histoire.

Mais j’ai réfléchi que ce souvenir, gravé si profondément dans l’âme de vos parents, devait être retracé aussi dans vos jeunes âmes, et j’ai mis à nu toutes les misères, toutes les défaillances et aussi tous les héroïsmes qu’il comporta.

Elle nous coûta cher, cette guerre, et ses sinistres résultats pèsent encore lourdement sur la France.

Les préliminaires de paix, signés le 26 février, furent ratifiés à Bordeaux le 1er mars par l’Assemblée nationale.

Nous devions, par suite des conventions stipulées, payer une indemnité de guerre de cinq milliards ! Cinq milliards ! le chiffre parut formidable et il l’était en effet : songez en effet, mes enfants, au monceau d’or que représente ce chiffre de cinq milliards ! et pourtant à peine Bismarck l’eut-il fixé, qu’il regretta de ne pas en avoir exigé le double, car lorsqu’on fit appela l’épargne, sous forme d’emprunt, pour combler cette formidable échéance, la France et même l’étranger souscrivirent pour trente-deux milliards ! … alors qu’on n’en demandait que cinq.

La confiance en nous n’était donc pas ébranlée ; mais la partie cruelle du traité de paix, signé définitivement le 10 mars à Francfort, fut la cession de l’Alsace et de la Lorraine qu’exigèrent les vainqueurs !

Je n’ai pas besoin d’insister sur ce point douloureux ; car les murs de nos écoles vous le rappellent incessamment, mes enfants ! Lorsque vous jetez les yeux sur les cartes de France pendues aux murailles, la tache noire de l’Est sollicite avant tout vos regards !

Vos maîtres vous en parlent. Ils font bien. Jamais on ne vous en parlera trop ! Et comme vous avez des âmes bien placées, vous comprenez et vous vous souviendrez !

C’est d’ailleurs, et je ne cesserai de vous le rappeler, c’est cette question de l’Alsace-Lorraine qui, traînée comme un boulet par la Prusse victorieuse, empêche avec elle toute réconciliation, et cela depuis trente ans.

Malgré ses blessures d’ailleurs, la France n’est pas morte : elle pèse quand même de son influence sur le monde, et, si on le voulait, elle pèserait encore d’un poids bien plus grand.

La suite de ce récit vous le démontrera, et vous y verrez que notre ami Georges fut, pour sa part, quelqu’un dans le relèvement de son pays.

Le relèvement de la France !

Personne ne faillit à cette tâche.

Georges et Paul s’y préparèrent par l’étude ; Pierre Bertigny, nommé lieutenant-colonel aux cuirassiers et resté à Versailles, s’appliqua de son côté à s’instruire et à instruire ses officiers avec les leçons pratiques de cette guerre, leçons qui modifiaient si profondément la tactique et la conduite des armées.

Il avait perdu un peu de sa fougue primesautière, le brave Pierre, et vivait modestement avec Margarita, dans une petite maison de l’avenue de Paris. Sa belle-mère était morte et la liquidation de sa fortune en Italie avait été désastreuse.

Peut-être les autorités italiennes y avaient-elles mis beaucoup de mauvaise volonté, en raison de la nationalité de Pierre Bertigny.

L’attitude du gouvernement italien avait été en effet des plus hostiles à notre égard, dès le début de la guerre franco-allemande. Profitant de notre détresse, Victor-Emmanuel, oublieux des services rendus, avait saisi l’occasion du retrait de nos troupes pour s’emparer de Rome ; et, comme si la reconnaissance eût été une charge trop lourde pour ce peuple qui nous devait l’unité et la liberté, il ne manqua plus, du jour où nous fûmes à terre, de nous manifester l’hostilité la plus tenace. Depuis trente ans, il s’est mis du côté de nos ennemis d’hier, et, en dépit des souvenirs de Magenta et de Solférino, on a pu voir l’héritier de Victor-Emmanuel s’allier contre nous avec l’Allemagne.

De cela aussi, souvenez-vous, mes enfants !

Faut-il en rendre le peuple italien, latin comme nous, responsable ?

Chi lo sa ? comme il dit lui-même : dans tous les cas, il eut le tort d’écouter de néfastes conseillers et de subir, sans se plaindre, une politique si contraire à ses intérêts et à ses traditions.


Et M. Ramblot ? direz-vous.

Le brave négociant était ruiné par la guerre et plus encore par la paix désastreuse de Francfort qui la termina. Sa filature se trouvait en effet à Metz, et il dut la vendre avec une perte considérable.

Mais il ne se découragea pas, et, réalisant les capitaux qui lui restaient, il partit avec toute sa famille pour refaire, sous d’autres cieux, un patrimoine à ses enfants.

Nous le retrouverons un jour aux colonies.

Quant à l’oncle Henri, il a pris sa retraite et vit paisiblement à la campagne. On m’a même affirmé qu’il est maire de sa commune. Voilà, mes enfants, votre curiosité satisfaite en ce qui concerne les amis avec lesquels vous avez vécu la première partie de ce livre, et si loin que vous entraînent dans la seconde les aventures coloniales de Georges Cardignac, vous ne serez pas trop surpris d’y retrouver mêlés quelques-uns d’entre eux, y compris le noir Barka.

  1. Historique.
  2. Le général Cremer, jeune capitaine d’État-Major, évadé de Metz, avait été, comme aux grands jours de « la Patrie en danger », nommé général de division au titre auxiliaire.
  3. Voir Filleuls de Napoléon.
  4. Nous allons pour tuer Garibaldi. (Historique).
  5. Bombonnel, propriétaire dijonnais, était déjà célèbre comme chasseur de panthères et de lions. Il jouissait à Dijon d’une grande popularité, et avait formé un corps franc qui opérait dans les environs.
  6. La tête.
  7. Historique.