Histoire d’une famille de soldats 1/5

Delagrave (p. 71-104).


CHAPITRE V

valmy


Quand l’action fut terminée et que les derniers fuyards du corps de Clerfayt eurent disparu dans les profondeurs des bois, le général Chazot s’occupa d’organiser la position qu’il venait si heureusement de reconquérir, et de poster des grand’gardes pour surveiller le débouché de la vaste clairière, au milieu de laquelle s’élevait le petit village de la Croix-aux-Bois.

Il fit demander d’urgence à Vouziers des canons de huit et de douze, arrivés depuis la veille de Sedan, afin de les mettre en batterie sur les hauteurs qui bordent le défilé. Il renvoya en arrière le 4e bataillon de volontaires qui, chargé par Dumouriez de la défense de la Croix, avait fui devant cent chasseurs autrichiens.

Puis il se préoccupa de faire rechercher les blessés sans distinction de nationalité, fit établir par les chirurgiens une ambulance dans la ferme principale de la Croix-aux-Bois et envoya sans tarder à Grand-Pré son bulletin de victoire.

Mais s’il était heureux et fier de ce succès, dû à l’entrain de sa division, il ne l’était pas plus que le plus petit et le plus jeune de ses soldats.

Jean Tapin exultait.

Il avait reçu le baptême du feu !

Il ôtait et remettait sans cesse son chapeau, regardant la balle qu’il avait reçue dans sa cocarde, et que le colonel lui avait dit de garder pour montrer à tous qu’il avait fixé l’ennemi bien en face ; aucune décoration, aucune récompense ne pouvait à ses yeux valoir celle-là.

Son cœur se gonflait ; la boutique de maître Sansonneau, et le souvenir des durs moments perdus à noyer des mèches de coton dans des baquets de suif, tout cela était loin, très loin.

Il lui semblait qu’il venait de franchir le seuil d’un monde nouveau, plein d’étoiles et de clartés ; il sentit pour la première fois la magique puissance de ce mot : la Gloire, que les philosophes appellent une fumée, peut-être parce qu’ils en respirent rarement l’enivrant parfum, et pour lequel cependant des générations d’hommes se sont fait tuer depuis qu’existe la guerre.

Or la guerre existe depuis l’origine de la race humaine !

Il venait de poser sa caisse à terre, encore tout haletant, les habits en désordre, les cheveux ébouriffés, lorsqu’il se sentit entouré par deux petits bras potelés. C’était Lison qui, rouge de plaisir, l’embrassait de tout son cœur.

— Ah ! mon petit Jean, que j’ai eu peur pour toi, que j’ai donc eu peur !

— C’est comme moi, Lisette, pendant que je faisais marcher mes baguettes, je craignais bien qu’une balle ou un boulet n’aille tomber sur la voiture de madame Catherine… Vous n’avez rien, au moins ?

— Non, rien du tout.

— Et Carabi ?

— Carabi non plus, grâce aux deux gros chênes qui abritaient la voiture, car grand-père vient de retrouver deux balles enfoncées dans leur tronc…

— Comme celle-là, alors, dit Jean, qui ne résista pas au désir de montrer à sa petite amie le trophée qui ornait maintenant son chapeau.

Lison devint très pâle et ne put que balbutier :

— Ah ! mon petit Jean !… mon petit Jean !

La première sympathie des deux enfants l’un pour l’autre venait de se transformer en une chaude et profonde affection. Le petit tambour éprouvait maintenant vis-à-vis de sa petite amie ce besoin de protection qui est l’apanage des forts, et Lisette, en admiration devant son jeune courage, lui donnait, après ses parents, la première place dans son cœur.

Rien n’égale en solidité, a dit Gœthe, le poète allemand, les amitiés conçues au milieu des dangers, et il cite comme exemple deux officiers prussiens, Bogulawski, aide de camp du prince de Hohenlohe, et le major Massenbach, s’embrassant au milieu de l’épouvantable canonnade de Valmy et se jurant une éternelle amitié.



« Comme celle-là, alors », dit Jean.

Et si je vous cite Goethe, l’auteur célèbre de Faust et de Werther, c’est avec intention, mes enfants, car sachez qu’il faisait cette campagne de 1792 dans l’armée prussienne ; il suivait, en chaise à porteur ou à cheval, le régiment des cuirassiers de Weimar, et le livre qu’il a laissé : Campagne de France, est un des plus intéressants qu’il vous sera donné de traduire plus tard.

Mais les deux enfants n’eurent pas le loisir de se faire de longues confidences, car on appelait Lisette, à qui Catherine confia les lambeaux de grosse toile, apportée par des paysans, pour en faire rapidement de la charpie.

Les chirurgiens, en effet, étaient débordés par la besogne ; les blessés leur arrivaient de tous côtés, et leurs ressources allaient être insuffisantes pour leur permettre de donner leurs soins à tous.

Le chirurgien de la 9e demi-brigade était un vieux praticien nommé Lapoule, qui n’avait pas son pareil dans toute la division pour couper une jambe et désarticuler un bras. — Il ne connaissait d’ailleurs que ce moyen de guérir une blessure : supprimer le membre blessé ; et il faut bien avouer que, dans l’état de la médecine d’alors, il avait souvent raison.

Aujourd’hui au contraire, avec les procédés antiseptiques en usage partout, on arrive presque toujours à prévenir l’inflammation des plaies et surtout la purulence qui les rendaient jadis mortelles ; chaque soldat porte aujourd’hui, dans la poche intérieure de sa capote ou de sa veste, un pansement tout préparé, qu’il peut mettre lui-même ou qu’un camarade peut appliquer sur une blessure quelle qu’elle soit ; cette application permet d’attendre le médecin, et on ne verra plus des malheureux, abandonnés sur les champs de bataille, mourir de blessures envenimées par le manque de soins.

Poussé par la curiosité, car il voulait tout voir et tout savoir, Jean se dirigea vers l’ambulance. Ce qui l’attirait surtout, c’était le désir de considérer de près ces Autrichiens qu’il n’avait vus que de loin, sous forme de silhouettes, à travers la fumée. Il y arriva au moment où on venait d’y apporter le prince de Ligne ; le jeune général autrichien avait reçu deux biscaïens, en chargeant une batterie d’artillerie, et il était mort quand on le déposa sur la paille qui servait indistinctement de lit aux blessés de tous grades. Un sergent de volontaires venait de trouver sur lui une lettre en allemand, que le docteur Lapoule traduisait à mi-voix, et Jean s’approcha pour l’entendre. De cette lettre il ressortait nettement que les envahisseurs de la France avaient perdu leur enthousiasme du début.

« Nous commençons, disait le prince, à être las de cette guerre où messieurs les émigrés nous promettaient plus de beurre que de pain. Nous avons à combattre des troupes de ligne dont aucune ne déserte, des troupes nationales qui tiennent ferme, et des paysans qui tirent contre nous ou nous assassinent quand ils trouvent un homme seul, endormi dans une maison. Les chemins deviennent impraticables et nos canons s’embourbent ; de plus, la famine ; nous avons tout le mal imaginable pour que le soldat ait du pain, et la viande manque souvent. Bien des officiers sont cinq ou six jours sans manger chaud ; nos souliers et capotes sont pourris, et nos soldats commencent à avoir la dysenterie pour avoir mangé des raisins verts. Les villages sont déserts ! je ne sais ce que nous deviendrons[1]. »

Catherine venait d’arriver pour offrir son aide aux chirurgiens, et, suivie de Jean, elle parcourut, une cruche à la main, les granges où les blessés étaient étendus l’un contre l’autre.

Les blessures des Autrichiens surtout étaient affreuses, car la plupart étaient faites à coups de baïonnette, et la baïonnette de nos ancêtres de la Révolution était une lame triangulaire formidable, qui eut traversé un peuplier.

Les Français au contraire étaient presque tous atteints par des balles.

Au milieu de gémissements lamentables retentissait partout le cri de :

« À boire ! », jeté soit en français, soit en allemand.

Les Autrichiens étaient de beaux gaillards bien découplés, au teint coloré, à la fine moustache blonde : ils étaient vêtus de tuniques d’un blanc gris, comme les soldats des gardes françaises, et quelques-uns portaient sur la tête, encore fixés au menton par des jugulaires en écailles, des shakos de cuir, semblables à des bonnets d’évêques : ceux qui frappèrent le plus le petit tambour étaient les chasseurs de Le Loup, ainsi appelés du nom du major qui les commandait. C’étaient des hommes superbes, vêtus d’un uniforme gris de brochet, à parements verts et à boutons jaunes.

Dans la cour de la ferme, on avait disposé plusieurs tables pour y opérer les pansements ou les résections, et les chirurgiens se multipliaient, manches retroussées et habits bas, au milieu des cris de douleur et des hoquets d’agonie.

Ce spectacle impressionna Jean ; à l’aspect de certaines figures contractées, de plaies béantes aux rebords violets, de membres coupés et jetés dans un coin, il sentit son cœur faiblir et de grosses gouttes de sueur perlèrent à ses tempes. — Il songea qu’il s’en était fallu de peu que la balle dont il était si fier le couchât dans un sillon, la figure exsangue et le corps froid, comme un pauvre diable de volontaire du 2e bataillon de la Meuse, qu’il fixait obstinément et qui ne remuait plus.

Dame Catherine, le voyant tout pâle, devina son émotion et lui tendit un cordial ; il but avidement quelques gouttes de la chaude liqueur, craignant de défaillir.

— Tu vois, mon petit Jean, dit la jeune femme, comme c’est triste la guerre !

L’enfant ne répondit rien : il venait de passer par les deux impressions extrêmes, entre lesquelles oscille, pendant une campagne, l’âme du soldat : l’enivrement du triomphe et la peur de la mort ; l’orgueil de la victoire et la crainte de la douleur physique. C’était pour lui comme une double initiation, à quelques minutes d’intervalle.

Il ne faut pas croire, mes enfants, qu’on naît brave ou poltron. Certes il y a des hommes mieux trempés, mieux disposés que d’autres pour accomplir des actions héroïques, ayant le sang plus chaud, le tempérament plus généreux, de même qu’il s’en trouve de pusillanimes, par faiblesse de cœur ou de constitution.

Mais que ceux d’entre vous qui ont encore une réputation de peureux ne se croient pas voués à la peur pour le restant de leur vie, car sachez que ce qui fait le courage, le vrai courage, celui qui ne procède pas d’un coup de tête ou qui ne puise pas sa spontanéité dans un verre d’alcool, c’est la volonté. Avec la volonté, on dompte la terreur physique et la crainte de la mort ; et il faut graver dans votre mémoire le mot célèbre de Turenne, lorsque, se sentant envahir par la peur, au moment de l’attaque des positions de Nordlingen, il prit la tête de la colonne d’assaut en se disant à mi-voix :

— Tremble, vieille carcasse ! Tu tremblerais bien plus encore si tu savais où je veux te conduire !…

Soudain l’attention de Jean fut attirée par un appel plus déchirant que les autres ; dans un coin de la cour, un jeune officier des hussards autrichiens semblait lui faire signe, et, reprenant bravement sa cruche d’eau, Jean s’approcha.

Mais le blessé ne demandait pas à boire : il n’en avait plus besoin, il prit la main de l’enfant, fixa sur lui des yeux suppliants et qui semblaient déjà chavirer dans le néant ; puis, détachant de ses lèvres une miniature entourée d’un cercle de bronze finement ciselé, il la lui tendit comme si cette figure d’enfant lui fut apparue à sa dernière heure pour lui rappeler une douce vision. Les mains crispées, il essaya de se soulever pour dire quelques mots et retomba les lèvres entr’ouvertes, ayant pu prononcer cette seule parole : « Saalfeld !… »

Il était mort, et Jean comprit qu’il venait de nommer son pays et qu’il avait voulu lui remettre la relique sur laquelle s’appuyaient tout à l’heure ses lèvres décolorées. Le petit tambour prit doucement le médaillon qui représentait une jeune fille blonde, aux boucles retombant sur les épaules, avec un collier de perles autour du cou ; il vit derrière le cadre quelques lignes en allemand qu’il ne comprit pas et mit l’objet dans sa poche.

« Je donnerai cela au colonel Bernadieu, se dit-il ; il sait l’allemand et pourra peut-être faire renvoyer ce médaillon à la famille de ce malheureux. »

Puis il grava dans sa mémoire le nom qu’il venait d’entendre :

« Saalfeld, Saalfeld, » répéta-t-il.

Ce mot ne lui disait rien, car ses connaissances en géographie étaient très limitées, et, pour la première fois, il regretta, étant destiné à parcourir le vaste monde, de n’avoir jamais appris à le connaître, au moins dans ses grandes parties.

« Ça doit être en Autriche, dit-il, en quoi d’ailleurs il se trompait. Je demanderai au colonel Bernadieu, conclut-il ; il doit savoir où est ce pays-là. »

Le colonel Bernadieu réalisait, aux yeux de l’enfant, l’idéal du chef ; c’était le Dieu, le maître et la providence tout à la fois ; c’était surtout celui qui savait tout et devait tout savoir.

Et elle est encore juste, cette réflexion des pauvres gens qui arrivent de tous les coins de France, dans les régiments d’aujourd’hui ! À leurs yeux, le colonel, et, par extension, l’officier, est ce maître à qui ils sont tous disposés à obéir, qu’ils aiment, s’il est bon, qu’ils redoutent, s’il est dur ; c’est la providence sur laquelle ils comptent à toute heure pour les vêtir, les nourrir et les guider ; c’est le savant enfin, celui qui, par une instruction solide, a dû se rendre digne de leur donner des ordres indiscutés.

Si donc il en est parmi vous, mes enfants, qui aspirent à l’honneur de porter l’épaulette, qu’ils sachent longtemps à l’avance tout ce que leur imposera ce beau titre, tout ce que la France qui le leur confère est en droit d’attendre de leur caractère, de leur cœur et de leur intelligence.

« Je demanderai au colonel Bernadieu, » pensa encore l’enfant, en regardant une dernière fois l’uniforme de l’officier mort : tunique courte, vert foncé, à brandebourgs jaunes et collet rouge.

Il venait de franchir la porte de la cour, lorsqu’un craquement formidable se fit entendre ; c’était le sommet du pignon de la grange qui s’écroulait.

Un autre craquement suivit immédiatement le premier ; c’était un second boulet qui passait dans un ronflement furieux.

Des tuiles tombèrent sur les blessés avec des débris de plâtre et d’ardoises ; et, en même temps, le mur de gauche s’ouvrait béant, troué par les deux projectiles.

Les Prussiens reprenaient l’attaque. Et, instantanément, on entendit le bruit de la canonnade

Car, avant de lancer leurs colonnes d’infanterie, ils voulaient d’abord chasser, à coups de canon, les Français de la Croix-aux-Bois.

Jean se précipita dehors.

Une grande confusion régnait sur la petite place du hameau ; mais ce fut court.

Aux appels des officiers, les compagnies se reformèrent, et le général Chazot, qui déjà était à cheval, donna ses ordres pour la défense.

Nos grand’gardes arrivaient, se repliant : sous l’effort des masses énormes que l’ennemi avait lancées sur elles, elles avaient dû rétrograder.

Mais l’attaque des Prussiens se développant et subissant à chaque minute la poussée de nouveaux renforts, il devint complètement impossible aux Français de se maintenir dans la Croix-aux-Bois.

Il y avait à peine deux heures que nous avions enlevé cette position !

La rage au cœur, face à l’ennemi, lentement, la division française, malgré ses héroïques efforts, dut se porter en arrière.

Sous l’effort grandissant des Autrichiens qui gagnaient sur les ailes, le général Chazot n’avait que deux partis à prendre.

Ou tenir jusqu’au dernier homme ; c’était de l’héroïsme, mais c’était sacrifier inutilement une division dont la France avait grand besoin et le général disposait ainsi de la vie de ses soldats, sans obtenir un résultat en rapport avec un pareil sacrifice.

Ou bien, battre en retraite, et tâcher de trouver en arrière une position où l’on pût attendre des renforts.

C’est à ce dernier parti qu’il s’arrêta. Il était temps du reste, car une grosse colonne le débordait sur sa droite. À dix heures du matin, il était déjà coupé du côté de Grand-Pré, sans espoir possible de se rejeter sur Dumouriez.

La direction de Vouziers lui était encore ouverte, mais, pour peu qu’il s’attardât encore à la Croix-aux-Bois, l’ennemi, qui possédait l’avantage du nombre, allait le cerner.

Le général Chazot ordonna donc de commencer la retraite qui s’exécuta en bon ordre.

La 9e demi-brigade formait l’arrière-garde. Elle avait pour mission de protéger la retraite, afin de tenir quelque temps l’ennemi en échec, et de donner ainsi aux autres bataillons la possibilité de prendre de l’avance. Ici, je suis encore obligé de vous fixer sur un point particulier ; vous voyez défiler devant vous, depuis le début de ce récit, des régiments et des demi-brigades : or ces deux termes s’appliquent à la même unité, une brigade étant formée de deux régiments.

Mais il faut savoir que, l’année précédente, les régiments français, qui portaient presque tous un nom de province, comme Saintonge ou Royal-Roussillon, avaient perdu ces noms, par ordre de l’Assemblée nationale, pour prendre des numéros d’ordre.


« Oh ! je vois très bien la route ! »

Puis, à la fin de 1792, et surtout au commencement de 1793, ces régiments prirent le nom de demi-brigades, par la réunion des anciens soldats des régiments de ligne avec les volontaires des bataillons départementaux. La 9e était une des premières demi-brigades ainsi constituées. Mais cette dénomination dura peu, car, en 1803, un arrêté des consuls rétablit les régiments numérotés, comme ils le sont encore de nos jours

Tenez une heure, si vous le pouvez, avait dit le général Chazot au colonel Bernadieu ; ensuite, rejoignez-nous le plus vite possible. Nous nous retirons sur Vouziers. Je vais envoyer une estafette au général Dumouriez pour le prévoir de la situation.

— Général, répondit Bernadieu, je crains fort que votre estafette n’arrive pas à bon port : le bois est coupé par les Prussiens, ou bien il lui faudra faire un détour énorme, et alors, quand arrivera-t-il ? La cavalerie ennemie s’avance hors de la forêt : tout va être intercepté.

— C’est vrai, dit Chazot, il faudrait envoyer un paysan. Chargez-vous-en, Bernadieu : voici le pli pour le général Dumouriez. Je compte sur vous.

Le général Chazot disparut au galop dans la direction de l’ouest.

Le jeune colonel réfléchissait :

— Un paysan ? murmurait-il… sans doute… mais je préférerais envoyer un de mes soldats. Il s’habillerait en bûcheron, en campagnard… il trouverait bien moyen de passer ! et la commission serait bien faite, même si le pli était détruit en route.

Se tournant alors vers son monde :

— Un homme de bonne volonté ! demanda-t-il.

Cinq ou six voix répondirent :

— Présent !

Mais au milieu d’elles, le colonel reconnut la voix aiguë de Jean Tapin.

— Tiens ! fit-il en aparté, l’enfant !… Ça vaudrait peut-être mieux encore… Oui, mais s’il s’égare ?… Lui confier une mission pareille !…

Et, soucieux, le colonel réfléchit pendant quelques instants.

Puis, prenant une résolution.

— Viens ici, Jean, ordonna-t-il.

L’enfant sortit du rang des tambours, et suivit l’officier.

À quelques pas de là, le colonel s’arrêta.

— Écoute-moi bien, dit-il ; saurais-tu retourner à Grand-Pré, seul ?

— Oui, colonel, répondit Jean après réflexion.

— Par où passerais-tu ?

— Oh ! je vois très bien la route : nous avons obliqué à gauche ; mais, pour rejoindre Grand-Pré du point où nous sommes, le plus court et le meilleur serait certainement de suivre la lisière du bois, dans cette direction.

Et Jean étendit le bras.

— C’est bien raisonné. Arrive !

Le colonel Bernadieu était, maintenant, décidé.

Profitant d’un certain ralentissement dans la marche du combat, il confia le commandement de la demi-brigade au commandant de Lideuil, le plus ancien des deux commandants, et emmena l’enfant jusqu’à la mairie où il lui fit donner le vêtement d’un petit paysan.

C’était au village de Longwé.

— Tu retrouveras tes effets quand tu nous rejoindras, dit Bernadieu, et ce ne sera pas long, je l’espère. Maintenant prête-moi toute ton attention.

— Oh ! j’écoute ! répondit Jean très sérieux.

— Voici un pli, un pli très important ; je vais te le remettre. Tu vas t’en aller, tout seul… tu n’as pas peur ?…

— Oh ! non.

— Tu rejoindras Grand-Pré, et tu remettras cette lettre au général Dumouriez.

— J’ai compris, colonel, répondit Jean.

— Le citoyen maire va te mettre sur la route. Il est probable que l’infanterie autrichienne n’aura pas encore débouché en plaine ; mais tu rencontreras probablement des cavaliers. Il ne faut pas avoir peur ; il faut marcher simplement, tranquillement, comme si tu étais un petit garçon habitant dans le pays et non pas tambour à la neuvième. De cette façon, personne ne te soupçonnera. C’est une mission de confiance que je te donne. Je me fie à ton intelligence. En tous cas, cette lettre que tu portes, tu ne dois la remettre qu’au général Dumouriez, qu’à lui seul, tu entends ?

— J’entends bien.

— Avant de partir, tu vas en prendre connaissance — si tu vois qu’on va te fouiller, si tu crains de la voir tomber aux mains de l’ennemi, tu n’as qu’une chose à faire : l’avaler comme un pruneau : Tu as compris ? bien compris ?

— Oui, colonel, j’ai bien compris.

Et Jean lut, griffonnées à la hâte par le général Chazot, ces quelques lignes :

« Après avoir eu le plus grand succès, je viens d’être forcé à la retraite. J’avais d’abord cru que l’ennemi n’avait pas de canons, mais une heure après l’attaque il m’a prouvé le contraire. Vous voyez que ce que j’avais craint est arrivé : coupé de vous, je me rabats sur Vouziers, puis sur Le Chêne ; Dubouquet et moi y attendrons vos ordres. Kalkreuth a dû faire sa jonction avec Clerfayt, car je crois reconnaître devant nous des uniformes prussiens. »

Une demi-heure plus tard, Jean Cardignac quittait le maire de Longwé qui l’avait accompagné pour bien lui montrer la direction à suivre ; c’était un brave paysan aux cheveux gris qui n’en revenait pas de voir un enfant de cet âge chargé d’une mission aussi importante. En le quittant, il l’embrassa et lui glissa dans la main un écu de six livres. Mais au contact de la pièce, l’enfant sursauta :

— Ah ! non, citoyen, dit-il d’un petit air décidé, vous vous trompez, je ne veux pas d’argent.


« Au revoir, mon petit gars. »

— Mais, mon petit gars, dit le brave homme interloqué, c’est pour t’offrir des petites douceurs comme ça, de temps en temps : je n’ai pas voulu te faire de peine.

— Oh ! je le sais bien, citoyen !

— Et puis, reprit l’homme, c’est autant que les Prussiens n’auront pas.

— Les Prussiens ! attendez un peu, et vous verrez comme ils vont repartir pour leur pays.

— Tu crois ? j’ai bien peur que non : ils sont si nombreux et si bien armés.

— Bast ! ça ne les empêchera pas d’être battus, vous verrez, vous verrez ! Au revoir, citoyen, je n’ai plus de temps à perdre si je veux arriver avant la nuit.

— Au revoir, mon petit gars, et si un jour tu repasses ici, tu pourras toujours venir frapper à ma porte : tu demanderas la maison du père Bataille ; ça me fera un rude plaisir de te revoir.

Ainsi, dans ces temps héroïques, on voyait des enfants rendre la confiance aux hommes faits.

Jean ne se doutait guère d’ailleurs que, en refusant, dans son honnête simplicité, l’écu qui lui était offert, il ne faisait qu’appliquer les principes qui dominaient le gouvernement et la société d’alors. — L’argent n’était pas le maître tyrannique qu’il est devenu aujourd’hui dans un monde trop avide de bien-être et que la guerre un jour réveillera de sa torpeur maladive.

Le ministre de la guerre Servan écrivit en effet à Dumouriez, la veille de Valmy :

« Ne ménagez ni les moyens ni les courriers pour assurer votre subsistance ; c’est le moment de prouver que nous ne prisons l’argent qu’autant qu’il peut nous assurer la liberté. Soyons libres, et bientôt nous deviendrons riches ! »

En quittant le digne homme, Jean obliqua un peu à gauche pour se rapprocher des bois.

La lettre qu’il portait au général Dumouriez était pliée en quatre et cachée dans les plis de la toque de fourrures qu’on lui avait prêtée.

— Qu’on essaye de me la prendre ! murmurait-il…, il n’y fera pas bon !… Et puis, ça m’est égal, je l’ai si bien lue et relue que je la sais par cœur.

Jean marcha ainsi une heure sans rencontrer personne, si ce n’est des cultivateurs qui, malgré la présence imminente de l’ennemi ou même à cause de cela, se hâtaient de rentrer leurs récoltes pour les envoyer sur Châlons. Ainsi l’avait demandé Dumouriez, et dans cette patriotique région, il fut religieusement écouté : sa population valide s’était enfoncée dans l’Argonne avec tous les vivres qu’elle avait pu emporter :

« La malveillance de ces gens-là, écrivait naïvement Lombard, secrétaire du roi de Prusse, nous enlève la paille, la saine nourriture et toutes les ressources qui pourraient diminuer nos maux. »

Jean s’enquit de sa route auprès d’un paysan qu’il rencontra et constata qu’il était dans la bonne direction.

Tout à coup, comme il venait de contourner une partie de la forêt qui avançait en pointe vers la vallée, il aperçut, sortant d’un sentier boisé, cinq cavaliers qui, en le voyant, prirent le trot et se dirigèrent vers lui. Jean s’arrêta.

Il venait de reconnaître l’uniforme qu’il avait déjà remarqué sur plusieurs blessés, après le combat de la Croix-aux-Bois, et cet uniforme l’avait fort impressionné à cause de la tête de mort qui ornait la plaque du haut shako.

C’était celui des « hussards de la mort » prussiens.




Celui qui semblait le chef se pencha vers l’enfant et articula lentement : « Foussier ? Foussier ? »

Une émotion intense saisit le petit tambour.

Fallait-il les attendre ou s’enfuir ?

Ce dernier parti donnerait certainement l’éveil aux cavaliers ; ils se ditaient sans doute que ce fuyard les redoutait, qu’il avait peut-être quelque chose à cacher ; évidemment il avait chance de leur échapper en se jetant dans les taillis où ils ne pourraient le suivre avec leurs chevaux ; mais il risquait d’être obligé d’y rester jusqu’à la nuit et de perdre alors sa direction, car il ne savait pas encore s’orienter à l’aide des points cardinaux ; puis l’éveil serait donné, on le rechercherait, et de tout cela résulterait un retard pour le précieux message.

Et faisant un violent effort pour diminuer son émotion, il s’obligea à siffler un petit air pour se donner une contenance, mit ses mains dans ses poches et attendit.

Les cinq hommes arrivèrent jusqu’à lui et lui adressèrent des questions dans un langage incompréhensible pour Jean, qui, non seulement n’avait jamais appris, mais n’avait même jamais entendu l’allemand.

Il leur fit entendre par signes qu’il ne comprenait pas.

Dépité, celui des hussards qui semblait le chef parut réfléchir un instant ; puis se penchant vers l’enfant, il articula lentement, avec un fort accent tudesque :

« Foussier ? Foussier ?

— Foussier, répéta l’enfant ahuri.

— Ya ! Foussier, » répéta le hussard en secouant brutalement le bras de Jean vers lequel il s’était penché :

Tout à coup, Tapin comprit : on lui demandait la direction de Vouziers. Il fit un signe.

« Je sais, je comprends, dit-il ; vous me demandez Vouziers ?

— Ya ! ya ! répondit le hussard, en le lâchant avec un gros rire, ya ! ya ! Fouchier ! Fouchier ! »

Une réflexion rapide traversa le cerveau de l’enfant.

« Vouziers est derrière moi, juste derrière moi, pensa-t-il ; attends un peu, si tu comptes sur moi pour t’y envoyer !… »

Et montrant un sentier qui se dirigeait vers la droite :

« Là-bas ! indiqua-t-il ; là-bas ! »

On apercevait, en effet, au loin, les premières maisons d’un village.

Tranquillisé sur sa direction, le hussard piqua des deux, suivi de ses soldats.

En les voyant disparaître, Jean poussa un soupir long comme un jour sans pain ; craignant de rester en vue des hussards, s’il leur plaisait de revenir, il s’enfonça, par prudence, à quelques mètres sous bois, et, en suivant toutes les sinuosités de la lisière, atteignit Beaurepaire, où il retrouva avec joie des uniformes français, et sans avoir fait d’autre mauvaise rencontre.

Une heure après, il était à Grand-Pré.

Il entra comme la nuit tombait ; ayant expliqué à la première sentinelle qu’il rencontra, qu’il était porteur d’un message pour le général en chef, on le conduisit à la tente de Dumouriez.

Celui-ci avait l’air de fort mauvaise humeur. En effet, il s’était déjà rendu compte de l’échec de Chazot. Ayant entendu la canonnade, il avait immédiatement envoyé une reconnaissance qui s’était heurtée aux Prussiens, et avait rapporté la nouvelle que les Français étaient coupés de la Croix-aux-Bois.

Mais de quel côté Chazot s’était-il retiré ? Allait-il essayer, en faisant un détour, de rejoindre Grand-Pré par Sugny et Monthois, ou bien s’éloignerait-il en remontant vers le Chêne.

Le message du général Chazot le fixa sur ce point.

Il déchira le papier après l’avoir lu et le jeta rageusement à terre.

Un pli de réflexion et de colère contractait ses sourcils, et, au bout d’un long silence, il demanda à l’enfant :

« Tu es du pays, gamin ?

— Non, général, je suis tambour à la neuvième.

— Ah ! tiens, c’est vrai ! je te reconnais, maintenant. »

Et, se tournant vers Thouvenot :

— C’est notre petit homme de l’autre soir.

— Alors, continua-t-il, tu t’es déguisé pour porter cette dépêche ?

— Oui, général, c’est le colonel Bernadieu qui m’envoie.

— Eh bien ! raconte-moi ce que tu as vu. »

Jean fit le récit du premier combat, puis de la retraite, avec une netteté d’expressions qui frappa Dumouriez.

« Il est intelligent, ce petit gars-là ! » murmura-t-il.

Et s’adressant à l’enfant :


« C’est bien, mon enfant ! très bien ! Je te remercie. Tu as bien mérité de la nation et de l’armée. Je vais te garder auprès de moi jusqu’à ce que la neuvième nous ait rejoints, ce qui, je l’espère, ne sera pas long. »


Grenadier autrichien
Puis, se tournant vers un officier qui se trouvait debout derrière lui :

« Macdonald, fit-il, occupez-vous de cet enfant : faites-lui donner à manger ; veillez à ce qu’il ait un endroit pour dormir. »

Jean sortit derrière l’officier et entendit encore Dumouriez qui disait à Thouvenot :

« Les cartes ! vite ! Il s’agit de prendre des dispositions. Donnez des ordres pour qu’on ne nous dérange pas, et envoyez de suite deux courriers à Chazot. Faites-les partir par des routes différentes, surtout. Il faut, à tout prix, que sa division nous rejoigne demain ! »

Et, jusqu’à une heure avancée de la nuit, les deux généraux travaillèrent à la lueur d’une mauvaise chandelle.

Macdonald, à qui le général confiait ainsi le petit tambour, était alors aide de camp de Dumouriez : c’était le futur maréchal de France de Napoléon Ier, le futur duc de Tarente, et Jean Cardignac dut, à ce séjour fortuit auprès de lui, les témoignages d’intérêt que lui prodigua plus tard, en maintes circonstances, le héros de Wagram.

Ce fut à lui que, le soir même, l’enfant montra le médaillon qui lui avait été remis par un officier blessé à l’ambulance de La Croix. Macdonald ne savait pas l’allemand, mais le nom de Saalfeld, que lui répéta le petit tambour, le frappa aussitôt.

« Saalfeld, s’écria-t-il, mais c’est en Thuringe, en plein pays prussien ! »

Et, de suite, il alla trouver l’adjudant général Thouvenot, pour lui faire part de cet indice.

« Chazot ne se trompait donc pas, dit le chef d’état-major : il a eu devant lui, non seulement les Autrichiens de Clerfayt, mais encore les Prussiens de Kalkreuth. »

Et, ce jour-là, Jean Cardignac put se convaincre que les connaissances géographiques ont une importance capitale à la guerre, puisque, d’un simple nom de ville, peut découler un renseignement de premier ordre.

Il remarqua aussi que la connaissance des uniformes étrangers a le même intérêt, car, s’il eût su distinguer un Prussien d’un Autrichien, il eût pu confirmer de suite la supposition du général Chazot, auquel avait échappé la présence de blessés prussiens à l’ambulance de La Croix.

Il reconnut enfin qu’il est indispensable, pour se retrouver en pays inconnu, de savoir s’orienter à l’aide du soleil pendant le jour où des constellations pendant la nuit. N’avait-il pas été obligé de se jeter hors des chemins frayés, et ne se fût-il pas fatalement égaré si l’obscurité l’avait surpris une heure plus tôt, en plein bois ?

À dater de ce jour donc, sa curiosité fut mise en éveil, son désir d’apprendre fut surexcité au plus haut point, et on le vit sans cesse questionner à tout propos, demander le pourquoi de tout ce qu’il voyait et feuilleter, à ses moments perdus, les quelques livres qui lui tombaient sous la main.

Cependant, dans la nuit qui suivit la reprise de la Croix-aux-Bois par les Autrichiens, l’armée française décampa sans bruit, et quand, le lendemain, Brunswick vint, en personne, jeter un coup d’œil sur les positions des Français où des feux étaient restés allumés à dessein toute la nuit, le camp de l’armée des Ardennes avait disparu.

Il s’était transporté, des trois heures du matin, à Braux-Sainte-Coyère, à quatre kilomètres de Valmy.

Non sans peine toutefois, car pendant sa retraite, l’armée de Dumouriez fut prise d’une panique subite à Montchentin, et Jean, qui suivait l’état-major du général en chef dans un fourgon à bagages, apprit avec stupeur, et en même temps avec tristesse, que c’était la division Chazot qui en avait été la cause.

Rappelée en toute hâte par un ordre exprès de Dumouriez qui l’avait heureusement rejointe, cette troupe, qui s’était battue vaillamment à La Croix-aux-Bois, venait de se débander devant quinze cents hussards prussiens.

Tant il est vrai, mes enfants, que la retraite appelle la défaite, que la confiance appelle la victoire, et que, à la guerre, le moral du soldat joue un rôle capital.

À l’heure du danger, croyez-m’en, une compagnie de deux cents hommes bien trempés, bien commandés et même médiocrement armés, vaut mieux qu’un bataillon de huit cents mauvais soldats, fussent-ils munis d’armes perfectionnées.

Il était six heures du soir lorsque Jean Tapin, reconnaissant parmi les volontaires qui arrivaient par bandes au camp de Braux des fusiliers du bataillon Dorval, se mit à la recherche de la 9e demi-brigade. Mais il ne put retrouver la batterie de Belle-Rose ce soir-là ; tout était confondu : artilleurs, fantassins et cavaliers, et, à la nuit tombée, une nouvelle panique s’étant produite, les canonniers attelèrent leurs pièces et partirent au galop sans ordres, à la recherche, disaient-ils, d’une position meilleure.

Le désordre devint alors horrible et le petit Jean vit le général Dumouriez, qui n’avait pas quitté sa selle depuis vingt-quatre heures, se jeter avec les officiers de son état-major au-devant des fuyards, et en sabrer plusieurs de sa main pour les obliger à s’arrêter.

Jamais le souvenir de ce lamentable spectacle ne devait s’effacer de sa jeune mémoire.

L’affolement était tel parmi ces soldats improvisés, que plusieurs d’entre eux soutinrent à Dumouriez lui-même, sans le reconnaître, que Dumouriez venait de déserter pour rejoindre La Fayette.

Tout ceci, mes enfants, est l’histoire fidèle de ces jours fiévreux que vécut la France à la veille même de la victoire qui allait la sauver, et on ne pouvait guère deviner, je vous assure, dans cette armée débandée, les superbes phalanges qui, quatre jours après, devaient rester impassibles sous l’effroyable canonnade de Valmy.

C’est que, pendant ces quatre jours, Dumouriez sut la remonter, cette armée, lui faire honte de sa fuite, et faire vibrer chez tous le sentiment de l’honneur.

Influence du moral, vous dis-je ! que de fois j’aurai l’occasion de vous montrer ses effets !

Ce qui vous paraîtra extraordinaire, c’est que, après cette déroute qui pouvait compromettre le salut de la patrie, le général en chef ne fit pas d’exemple !

À d’autres époques, des régiments qui avaient éprouvé semblable défaillance avaient été décimés.

Ce mot veut dire qu’on prend un homme sur dix et qu’on le fusille.

Au lendemain de la panique de Montchentin, une centaine de fuyards avaient été pris sur la route de Châlons, criant : « Sauve qui peut ! ». On aurait pu les exécuter. Dumouriez ne le voulut pas ; on se borna à leur raser les cheveux, la barbe et les sourcils, à leur ôter l’uniforme qu’ils étaient indignes de porter, et à les chasser de l’armée comme lâches.

Jean Tapin assista très ému à ce spectacle qui eut lieu sur le front de bandière du camp, pendant que les compagnies massées regardaient, silencieuses et troublées, une exécution qui eût dû s’étendre à tant d’autres.

Quand il se retourna, le colonel Bernadieu était devant lui.

« Donne-moi ta main, mon enfant, lui dit-il d’une voix grave ; toi, au moins, tu as su faire ton devoir. Le général vient de me parler de toi, et cela me repose des turpitudes que j’ai vues : va rejoindre Mme  Catherine qui est très inquiète. Tu la trouveras là-bas, près du village de Braux. Elle te rendra ton uniforme que je lui ai fait remettre, et demain soir tu viendras dîner dans ma tente. »

Jean rougit jusqu’à la racine des cheveux.

Il allait, lui, le petit Tapin, s’asseoir à la table du colonel !

Et bien vite, il courut à la cantine où il fut immédiatement empoigné et soulevé de terre, à bout de bras, par le géant Marcellus. Avec quel bonheur il embrassa celle qu’il regardait maintenant comme sa mère adoptive, et Lison, et tout le monde !

« Voilà ton uniforme, Jean », cria Lison joyeuse.

Et il faut connaître la merveilleuse puissance de l’uniforme dans l’armée, pour deviner avec quel plaisir le petit tambour endossa de nouveau l’habit de grenadier, et surtout le bicorne, passé désormais pour lui à l’état de coiffure-relique.

« Pour lors que tu feras ton chemin, marmouset, dit le tambour-maître c’est moi, Belle-Rose, qui te le prédis : si le citoyen général a distingué ta frimousse, sois tranquille, il a bonne mémoire et, un de ces matins il s’apercevra que tu peux faire autre chose qu’un tapin !

— Oh, grand-père, s’écria Lison, ne dis pas ça !… alors Jean s’en irait !


Jean Tapin, très ému, dîna sous la tente du colonel.


— Oh ! pas tout de suite ; il faut bien qu’il attende d’avoir un peu de barbe au menton ; l’Assemblée vient de décider que l’âge des conscrits était abaissé de dix-huit à seize ans : quand Jean aura seize ans, il pourra être nommé caporal.

— Mais, demanda Catherine au tambour-maître quand ils se retrouvèrent seuls, pourquoi ne resterait-il pas tambour avec nous ? pourquoi lui supposer ou lui donner des idées d’ambition, à cet enfant. Je commence à m’attacher à lui ; il est si gentil, si doux, si bien doué.

— Mais, ma pauvre Catherine, c’est justement parce qu’il a toutes ces belles qualités-là qu’il n’est pas fait pour rester tambour toute sa vie ; regarde-le lire tout ce qui lui tombe sous la main… c’est un gamin qui nous fera honneur, au contraire, Catherine, puisque aujourd’hui tout le monde peut arriver par son mérite superlatif, et, au lieu de le garder avec nous, il faut le pousser.

— Tu as peut-être raison, fit Catherine tristement ; mais j’aurai grand chagrin quand il nous quittera : heureusement, nous avons le temps d’y penser, puisqu’il n’aura treize ans que le 3 janvier prochain : il restera donc notre enfant encore trois ans au moins : après, à la grâce de Dieu !

— Et vive la nation ! », conclut le colosse, qui ne manquait jamais une occasion de pousser ce cri patriotique, devenu le mot d’ordre de la France entière.

Le 19 novembre au matin, des cris de joie, des acclamations formidables retentirent par tout le camp.

L’armée de Kellermann venait d’arriver.

Presque en même temps arrivèrent au camp les dix mille hommes que le général Beurnonville amenait de Flandre, et l’enthousiasme des soldats fut à son comble : le soir même, des détachements des régiments fraternisèrent sous la pluie battante qui depuis quinze jours ne cessait pas, et le tambour Horace, qui avait de la littérature et ne résistait pas au désir d’exprimer une fine plaisanterie, qualifia de troupes fraîches les renforts qui arrivaient au camp.

Ce 19 septembre, Jean Tapin, en tenue irréprochable et perruque bien lissée, dîna sous la tente du colonel Bernadieu. Très ému il mangea peu, but encore moins et ne parla que pour répondre aux questions qui lui étaient posées ; si bien que, après avoir donné, quelques jours auparavant, la mesure de son intelligence et de son caractère, il sut se faire remarquer ce soir-là par son attitude convenable et sa bonne éducation.

Il s’endormit la tête pleine de rêves : le lendemain, il s’éveillait au bruit du canon de Valmy.


la première des grandes batailles auxquelles assista
Jean Tapin


Ce grand mot de bataille, qui résonne comme un coup de clairon, évoque, j’en suis sûr, à vos yeux, mes enfants, des images de mêlées gigantesques, de flots humains roulant les uns contre les autres et s’entrechoquant avec fracas ; d’assauts héroïques livrés sous la poussée des musiques et les cris des chefs. En le lisant, ce mot, vous voyez en imagination des régiments de cavalerie se chargeant avec rage ; des pièces de canon emportées par des cohues de fantassins, accourant baïonnette haute ; des vaincus fuyant dans toutes les directions et poursuivis l’épée dans les reins.

Il est vrai que toutes les couleurs de ce tableau se retrouvent dans la plupart des batailles ; mais je suis bien forcé de vous dire qu’à Valmy on ne vit rien de tout cela.

Il n’y eut pas d’assaut, pas de mêlée, pas de charges de cavalerie ; il n’y eut ni retraite ni poursuite, attendu que les deux adversaires ne reculèrent ni l’un ni l’autre avant la fin de l’action.

Il n’y eut qu’une canonnade, mais une canonnade terrible, une canonnade comme on n’en avait jamais vu et comme on n’en devait revoir qu’aux grands jours du premier Empire, à la Moskowa, à Lutzen et à Leipzig.

Il y eut 20.000 coups de canon échangés, et les deux armées ne s’abordèrent point.

Mais ce qui fait de cette journée de Valmy une victoire pour l’armée française, c’est qu’elle resta inébranlable sous les boulets, inaccessible à la peur, et qu’elle en imposa, par sa fière contenance, à une armée qui se croyait sûre de vaincre.

Ce qui fit de Valmy une victoire à l’égal des plus belles, surtout par ses résultats, c’est qu’elle délivra la France de l’invasion ; c’est que Brunswick, après l’insolent manifeste par lequel il se déclarait prêt à châtier la nation française, n’osa pas attaquer Kellermann, et que, après cet aveu d’impuissance, il n’avait plus qu’à s’en aller, ce qu’il fit.

Retenez aussi cette date, mes enfants, parce que c’est d’elle que part l’époque d’indomptabilité (j’emploie à dessein ce mot d’un historien de l’époque) des armées françaises.

À dater de ce jour, il n’y eut plus un soldat dans notre pays qui ne se crût invincible. Et Gœthe, que je vous ai déjà cité, raconte que, dès le lendemain de la bataille, les Prussiens remarquèrent un grand changement dans l’allure et le langage de nos sentinelles.


Dumouriez débouchait au galop.

« Autant leurs avant-postes étaient timides avant cette journée, dit-il avec dépit, autant ils sont devenus fiers et superbes : ils nous témoignent une extrême arrogance. »

Et le vieux général prussien Wolfradt s’écriait :

« Le coq gaulois se dresse sur ses ergots. » Eh bien, mes enfants, pendant vingt-trois ans, et jusqu’à Waterloo, le coq gaulois allait rester dans cette attitude-là ! Quand la reprendra-t-il ?

...........................

Depuis huit heures du matin, la canonnade était commencée : il était midi, et de leur position de Dommartin-la-Planchette, les troupes de Dumouriez, momentanément inutiles, considéraient avec envie les bataillons de l’armée de Kellermann, postés sur deux lignes à droite et à gauche du moulin de Valmy.

Quarante pièces de canon en batterie sur notre front tirèrent à toute volée sur l’armée prussienne, qu’on voyait distinctement rangée, en belle ordonnance, sur le plateau qui sépare la petite rivière de la Bionne de la grande route de Châlons.

Du côté des Prussiens, cinquante-cinq pièces tonnaient avec un bruit d’orage.

Soudain, une détonation plus forte que les autres retentit et le colonel Bernadieu qui, à cheval en avant des tambours de la 9e demi-brigade, examinait la marche de l’action, ne put retenir un cri d’angoisse. Puis il tendit le bras dans la direction du moulin.

Tous les regards se portèrent sur ce point.

Une violente explosion venait de jaillir au milieu des bataillons français, accumulés sur l’étroit plateau de Valmy : un obus, lancé par une batterie prussienne établie à la ferme de la Lune, venait de faire éclater trois caissons : des jets d’épaisse fumée couvrirent en un instant le moulin et enveloppèrent l’état-major de Kellermann, massé au pied du tertre, en avant de la première ligne.

Puis un grand cri s’éleva, suivi d’un profond silence ; l’artillerie française venait de suspendre son feu, et, comme par instinct, les canonniers prussiens suspendirent le leur.

Quand la fumée se fut un peu dissipée, on aperçut alors la première ligne française en désordre, reculant sur la seconde ; puis des pelotons de cavalerie apparurent, descendant la pente au galop, et les conducteurs du train d’artillerie, qui n’étaient alors que des charretiers sans discipline, se répandirent dans la plaine.

« Malédiction ! s’écria le colonel Bernadieu, ça marchait si bien… À tout prix, il faut ramener ces gens-là… Voyez, Dorval, c’est le commencement de la fuite… Ça va recommencer comme à Montchentin ! Ah ! ventrebleu ! si Dumouriez nous laisse inutiles ici, je pars sans ordre avec la neuvième… »

Mais il se tut soudain, car Dumouriez lui-même débouchait au galop d’un pli de terrain, suivi d’une dizaine d’officiers et d’un escadron de hussards. Il passa sur le flanc de la demi-brigade, massée en colonne par bataillons, et piqua droit sur le moulin.

Lui aussi avait vu l’explosion et se hâtait pour arrêter la panique.

Le colonel Bernadieu se précipita au-devant de lui…

« Permettez-moi de vous suivre, citoyen général, dit-il brièvement, l’instant est grave ! »

Que répondit Dumouriez ?

Le colonel Bernadieu lui-même avoua plus tard qu’il n’en savait rien ; mais, dans le geste du général en chef, il vit ou voulut voir un acquiescement, et, revenant vers la demi-brigade attentive, il tira son sabre dans un large mouvement du bras droit. Puis, s’adressant à Belle-Rose :

« Quand tu voudras, Marcellus ! » fit-il.

Alors le géant se redressa, fit sauter sa canne, la rattrapa par l’extrémité en faisant décrire un cercle rapide à la grosse pomme, et, d’une voix creuse :

« Allons, les gars, fit-il, il paraît que c’est notre tour ! »

Et la 9e demi-brigade s’ébranla, pendant que les huit tambours qui restaient faisaient, dans le fracas de la bataille, le bruit d’une vague au milieu d’une tempête.

Car la canonnade venait de reprendre des deux côtés.

Au premier rang, à sa place habituelle, marchait Jean Tapin.

Il ne songeait plus à tourner la tête, car la cantinière et Lison restaient au camp, et il n’avait plus d’inquiétude pour elles : il regardait le tambour-maître, et, se modelant instinctivement sur son allure large et dégagée, sur sa tournure martiale et fière, il levait la tête, effaçait les épaules, et tendait le jarret, en battant sur sa caisse de tout son cœur.

Au passage de la petite rivière d’Auve, qui séparait l’armée de Dumouriez de celle de Kellermann, les tambours se turent, mirent leur caisse sur leur tête, franchirent le cours d’eau à gué pour laisser le pont libre à deux batteries qui suivaient, puis se remirent à battre en arrivant à Orbeval.

Au moment où la tête de la colonne allait traverser la route de Châlons, un ronflement sonore passa ; il sembla à Jean qu’un violent courant d’air lui soufflait à la face, et, à dix pas de lui, dans la chaussée argileuse, un gros boulet s’enfonça en jurant ; puis un second tomba encore plus près, creusa un sillon rectiligne, et se releva pour aller couper en deux un noyer sur le bord de la route.

« Pas peur ! fit le tambour-maître en se retournant superbe et le regard brillant : on n’a jamais vu subséquemment deux boulets tomber à la même place ! »

Et ses yeux allèrent vers Jean.

L’enfant pinça les lèvres, et, très pâle, franchit le sillon qu’avait, dix secondes avant, creusé la lourde sphère de fonte.

Puis ses baguettes, un moment suspendues, reprirent la mesure et, en cadence, retombèrent sur la peau d’âne.

Il venait de vaincre une grosse émotion !

Maintenant, la 9e demi-brigade abordait l’éperon de Valmy par le nord.

Elle gravit la pente, arriva ainsi au pied du moulin, et s’arrêta à vingt mètres à peine du groupe de l’état-major ; les tambours cessèrent alors de battre, les officiers rectifièrent les alignements et commandèrent de charger les armes.

Maintenant les boulets arrivaient drus, serrés et grondants. Goethe, qui assistait pour la première fois à une bataille et avait voulu se rendre compte de l’effet du canon, nous a laissé une description curieuse de ses sensations, sous la pluie des projectiles d’artillerie :

« Le bruit qu’ils font, dit-il, est bizarre : on dirait à la fois le bourdonnement d’une toupie, le bouillonnement de l’eau et la voix flûtée de l’oiseau. »

Parfois ils étaient accompagnés d’obus, projectiles creux, encore dans l’enfance, mais qui, lorsqu’ils éclataient dans les rangs, y produisaient d’affreux ravages.

La canonnade atteignait alors son maximum d’intensité : la terre tremblait littéralement, et le ronronnement des masses de fonte qui fendaient l’air s’ajoutait au fracas des explosions.

À côté de Jean, un tambour tomba en poussant un cri, un seul : il avait les deux jambes coupées au-dessus du genou, et la vue de ce tronçon humain, étalé sur le sol dans une mare de sang, était bien faite pour remuer l’âme.

Jean eut un frisson, détourna la tête, et, pour ne pas voir, se contraignit à regarder les deux généraux.

Dumouriez et Kellermann se promenaient, calmes et graves, sous l’orage de fer qui arrivait des lignes prussiennes.

Autour d’eux la boue jaillissait, fouettée par les projectiles ; ils ne voyaient rien et discutaient.

« Tenez ici jusqu’à la dernière extrémité, conclut Dumouriez.

— Je tiendrai, répondit Kellermann d’une voix ferme, et si vous entendez dire que j’ai bougé d’ici, c’est qu’un boulet m’en aura délogé.

— J’en suis bien sûr ! »

Et les deux hommes se serrèrent la main.

Mais Dumouriez venait à peine de tourner bride pour retourner vers son armée, qu’un bruit éclatant de trompettes et de tambours arriva, porté par le vent, aux défenseurs du plateau.

Une éclaircie venait de se produire dans le ciel, et un rayon de soleil, se promenant sur le champ de bataille, fit scintiller des milliers de baïonnettes sur les hauteurs de La Garenne et de Maigneux.

Les deux lignes de l’armée prussienne, formées par bataillons et se suivant à courte distance, venaient de s’ébranler pour attaquer le plateau de Valmy.

Brunswick et le roi de Prusse, après de longues hésitations, venaient de se décider à prendre l’offensive, et, suivant le principe de Frédéric II, à porter tout leur effort sur la clef de la position ennemie, c’est-à-dire sur la hauteur du moulin.

« Enfin ! » s’écria Kellermann, et ses yeux lancèrent un éclair.

Il tira son sabre, et ôtant son chapeau, l’éleva à la pointe de l’arme ; puis, se grandissant sur ses étriers, il parcourut le front des troupes au pas de son cheval.

Il était vraiment beau ainsi, avec sa figure pâle et rasée, ses lèvres pincées, son front large et son air de défi.

« Camarades, cria-t-il, le moment de la victoire est arrivé ! laissons avancer l’ennemi sans tirer un seul coup et chargeons-le à la baïonnette ! Vive la nation ! »

Une immense acclamation lui répondit ; elle s’étendit sur toute la ligne de bataille, et, pendant plusieurs minutes, domina tous les bruits et jusqu’à la canonnade elle-même.

« Vive la nation ! Vive la France ! Vive notre général ! »

Les soldats, empoignés par l’enthousiasme, mirent leurs chapeaux sur leurs baïonnettes pour imiter Kellermann ; la musique du Royal-Roussillon entonna le chant de l’armée du Rhin, et les âmes, exaltées dans ce moment solennel, se sentirent prêtes à tous les sacrifices.


Kellermann.
Les Prussiens entendirent ces clameurs de défi et un de leurs historiens les qualifia de « cris barbares indignes d’un peuple civilisé » !

Barbares ou non, ils produisirent sur les colonnes d’assaut prussiennes un effet extraordinaire. Ces dernières n’étaient plus qu’à douze cents mètres ; jusque-là, elles avaient marché avec cette précision qui avait fait la réputation des élèves de Frédéric le Grand. Les porte-drapeau, précédant les bataillons de douze pas, marquaient l’alignement des files et s’avançaient comme à la parade.

Massée sur les ailes, la cavalerie de Beyrouth, de Wolfradt et de Schmettau, suivait en échelons, prête à charger.

En entendant les cris qui partaient des lignes françaises, en voyant s’agiter cette forêt de chapeaux et de baïonnettes, la première ligne éprouva un moment d’hésitation.

Alors les artilleurs français, abandonnant l’objectif qu’ils avaient poursuivi jusque-là, c’est-à-dire l’artillerie ennemie, tournèrent leurs canons contre les trois colonnes d’assaut, maintenant à bonne portée, et les boulets, bien dirigés, emportèrent des files entières de grenadiers prussiens.

« Attention ! fit Belle-Rose, en se retournant vers la batterie, réduite maintenant à six hommes : quand ils grimperont la pente, il s’agira, cornebleu ! de battre la charge à triples baguettes ! Ça va toujours, petit ?

— Ça va, dit Jean, dont la pâleur avait fait place à une rougeur fiévreuse, et ça ira ! » répéta-t-il.

Depuis qu’il avait entendu les paroles de Kellermann, il se sentait emporté dans la griserie générale,

À quelques pas sur la droite, il fixa un grenadier qu’un coup de canon venait de coucher à terre : son fusil avait été projeté intact à quelques pas et l’enfant se dit :

« Si les Prussiens arrivent jusqu’à nous, je lâcherai mon tambour, je ramasserai ce fusil et je courrai sur les Prussiens avec les autres. »

Il faisait un grand vent et la pluie s’était remise à tomber. Kellermann repassa une seconde fois devant le front des troupes, au galop cette fois : un escadron de cuirassiers le suivait, et, en tête de cet escadron, galopaient le duc de Chartres et le duc de Montpensier, tous deux montrant un remarquable sang-froid.

Le premier de ces deux princes devait être roi des Français, trente-huit ans plus tard, sous le nom de Louis-Philippe, et sa présence, le 30 septembre 1792, dans l’armée de Valmy devait être son titre le plus éclatant à la couronne de France.

Une seconde acclamation retentit et les bataillons de tête de la première ligne s’avancèrent jusqu’au bord du plateau, comme pour éviter à l’ennemi une partie du chemin.

Soudain, l’armée prussienne tout entière s’arrêta.

Brunswick venait de renoncer à l’assaut et, par là même, à la victoire.

Alors la canonnade reprit avec rage des deux côtés : elle dura encore deux heures, deux heures pendant lesquelles l’acharnement et le stoïcisme furent égaux des deux côtés, car le roi de Prusse ne voulut pas reculer devant ceux qu’il appelait des rebelles, et maintint ses troupes sous le feu, caracolant lui-même à cheval devant le premier rang de l’infanterie.

Puis la nuit vint et s’étendit rapidement sous le ciel gris.

En même temps, la pluie redoublait.

Mais nul ne sentait le froid du côté des Français et l’enthousiasme allait croissant. Si Kellermann avait écouté les cris de ses soldats, il eût, à son tour, fonce sur les lignes prussiennes ; mais il eut la prudence de n’y pas céder, et de ne pas compromettre un succès désormais certain.

Peu à peu, l’intensité de la lutte d’artillerie diminua ; à six heures, le dernier coup de canon fut tiré du haut du mont Yvron, occupé par les hussards de Stengel.

Les Prussiens bivouaquèrent dans la boue, sans tentes, sans vivres, sans manteaux.

Le roi de Prusse et le duc de Brunswick s’installèrent dans l’auberge de la Lune, à demi effondrée : un profond découragement venait de s’abattre sur l’armée d’invasion.

À sept heures, Dumouriez arrivait pour conférer avec Kellermann et s’enfermait avec lui dans l’unique chambre du moulin de Valmy.

On raconte qu’en y entrant, ils trouvèrent un grenadier assis sur une chaise.

« Allons, camarade, fit Kellermann, il faut nous céder la place. »

Et, comme le soldat ne répondait rien, le général le poussa légèrement. Le grenadier tomba à terre : il était mort.

Les généraux ne délibérèrent pas longtemps : ils décidèrent d’aller prendre, de l’autre côté de l’Auve, une position plus forte, et bientôt les troupes françaises s’ébranlèrent en silence et dans le plus grand ordre et repassèrent le ruisseau.

Le lendemain, les Prussiens allaient les retrouver devant eux, menaçants, retranchés dans une position formidable.

Ils ne devaient plus oser les attaquer, et, le 30 septembre, ils se mettaient en retraite.

Bientôt, cette retraite se changeait en débâcle. Le 14 octobre, Verdun était repris, et, huit jours après, Kellermann entrait à Longwy.

Le même jour, le canon tonnant aux Invalides annonçait au peuple de Paris qu’il n’y avait plus un seul ennemi sur le territoire français.

...........................

Si vous passez quelque jour à Sainte-Menehould, mes enfants, allez voir le plateau de Valmy. Le moulin n’y est plus, mais une pyramide de granit a été élevée sur l’ossuaire des soldats qui tombèrent dans cette journée, et vous lirez sur la pierre la touchante inscription que voici :


ICI SONT MORTS GLORIEUSEMENT LES BRAVES

QUI ONT SAUVÉ LA FRANCE AU 20 SEPTEMBRE 1792
UN SOLDAT QUI AVAIT l’HONNEUR
DE LES COMMANDER DANS CETTE MÉMORABLE JOURNÉE,
LE MARÉCHAL KELLERMANN,
DUC DE VALMY,
DICTANT APRÈS 28 ANS SES DERNIÈRES VOLONTÉS,
A VOULU QUE SON CŒUR FUT PLACÉ

AU MILIEU D’EUX.




  1. Cette lettre fut imprimée au Moniteur du 29 septembre 1792 (archives de la guerre).